Algérie : qu'en pense le bled ?

06 janvier 1961
14m
Réf. 00014

Notice

Résumé :

Reportage en Kabylie à la veille du referendum sur l'autodétermination et depuis la disparition du principal dirigeant des maquis, Amirouche, en mars 1959.

Type de média :
Date de diffusion :
06 janvier 1961
Source :

Éclairage

Le 8 janvier 1961, un referendum est organisé. La question posée aux électeurs en est celle-ci : « Approuvez-vous le projet de loi soumis au peuple français par le président de la République et concernant l'autodétermination des populations algériennes et l'organisation des pouvoirs publics en Algérie avant l'autodétermination ? ». Les résultats sont son appel : 75 % des votants répondent « oui » à cette interrogation. Pour autant, loin de calmer les esprits, ce referendum a pour effet de cristalliser les tensions. En atteste le putsch des généraux Zeller, Challe, Jouhaud et Salan qui se déroule à Alger, dans la nuit du 21 au 22 avril 1961, et qui traduit une opposition frontale à la politique du général de Gaulle.

Cette période se présente donc comme une phase transitoire qui voit s'opérer le passage d'une phase politique centrée sur la recherche d'une solution pour sortir de la crise, à une autre, diplomatique, où il s'agit d'élaborer les termes – via la négociation entre acteurs du conflit – de l'application du projet. Beaucoup reste à faire et des incertitudes demeurent. Si bien que, début 1961, il est difficile de se projeter dans un avenir dont on pourrait précisément connaître les contours.

« Le mois dernier, nous interrogions Alger, cette fois-ci, nous interrogeons le bled où l'on vote ce matin... ». Jacques Sallebert revient donc en Algérie pour y suivre la chronique d'une histoire en marche. Si incertitude il y a sur le plan politique, du côté de l'information, place est donnée à la confiance... raisonnée et raisonnable. Ainsi, en concluant son reportage par des propos qui appellent à la paix, semble-t-il en appeler aussi à la raison. Ce dont atteste l'ensemble des interviews rassemblées en ce sujet. En effet, toutes vont dans le sens d'un optimisme laissant entendre que la fin des tensions est possible.

D'ailleurs, le fait de commencer le reportage par une séquence s'attachant à la Vallée de la Soummam en Kabylie est caractéristique de cette intention. C'est en ce lieu que se tint le premier congrès – clandestin – du FLN en mars 1956 et où, pendant quatre ans, de violents affrontements opposèrent rebelles et forces françaises.

En filmant la cohabitation apparemment réussie entre « communautés », le reporter met donc en exergue les marques du dialogue retrouvé mais il pointe aussi les traces de ce qui peut en empêcher la poursuite. Ainsi le chef de la communauté de Tazmalt explique-t-il que la situation est différente de celle de 1830 et que les représentations qui étaient alors en cours – telles celles faisant des Algériens des esclaves – doivent être bannies. Des propos qui font écho à ceux du sous-lieutenant Laporte qui lui aussi envisage l'avenir avec optimisme, à condition toutefois que chacun y mette du sien.

À deux jours du referendum, la diffusion de ce reportage présente donc un cadre politique apaisé, c'est-à-dire apte à rassurer les esprits face à l'événement électoral qui approche. D'ailleurs, pour chacune des personnes interrogées, c'est à une relation étroite avec la France qu'il est fait appel. Car pour tous, cette solution, quelles qu'en soient les modalités d'application, est la seule possible. Et si elle permet d'envisager plus sereinement l'avenir, elle fait aussi des années qui ont précédé une victoire politique en même temps que militaire. Évidemment, cette version est conforme aux thèses défendues par le général de Gaulle. D'ailleurs, elle est rappelée par le journaliste en conclusion du reportage : « Ils sont tous d'accord sur un point : l'Algérie doit se faire avec la France et s'il y a une certaine confusion dans les esprits il y a toutefois un grand espoir, celui que l'année 1961 sera l'année de la paix ».

Béatrice Fleury

Transcription

Journaliste 1
Le calme est donc revenu.
(Musique)
Journaliste 1
Le mois dernier, nous interrogions Alger. Cette fois-ci, nous interrogions le bled où l’on vote depuis ce matin. Et nous avons choisi la haute vallée de la Soummam, en Kabylie. C’est ici qu’est née la rébellion, dans un village de montagne, où les chefs rebelles ont tenu leur première réunion en 1956. Pendant quatre ans, la vallée de la Soummam a vécu sous la terreur d’Amirouche. Puis ce fut l’Opération Jumelles, et les ruines se sont accumulées. Par précaution, les routes sont encore interdites la nuit. Mais le jour, on peut se promener librement. Depuis dix-huit mois, on n’a pratiquement pas entendu un seul coup de feu dans cette région de Kabylie. C’était absolument impensable il y a deux ans. Le centre administratif de cet arrondissement de Kabylie, c’est Akbou, bourgade perchée sur une hauteur et dont l’aspect fait penser à un bourg, quelque part en métropole, en Auvergne, par exemple. Le maire d’Akbou, Monsieur Maloune, est musulman.
Journaliste 2
Vous êtes né ici, Monsieur Maloune ?
Maloune
Oui.
Journaliste 2
Il y a combien de temps que vous êtes maire ?
Maloune
Je suis maire de la ville d’Akbou depuis neuf mois.
Journaliste 2
Et comment se présente votre commune ? Vous avez combien de Kabyles, combien d’Européens ?
Maloune
Ma commune se compose environ de 14 500 Kabyles et de 500 Européens.
Journaliste 2
Et vous n’avez pas de problème de coexistence ?
Maloune
Aucun problème de coexistence étant donné que la presque totalité de la jeunesse kabyle de ce pays est allée à cette école en même temps que nos amis européens.
Journaliste 1
Aucun problème de coexistence. Chez [Milo] à l’heure de l’anisette, Kabyles et Européens se retrouvent en amis. Les gosses, pour qui les préjugés raciaux n’existent pas, ne pensent qu’à s’amuser. Et, en jouant à la belote, les adultes essayent d’oublier la politique. Mais ils parviennent difficilement.
Journaliste 2
Quel genre de professions ont les Européens, ici ?
Inconnu
Eh bien, en général cafetiers ou commerçants, mais petits commerçants, vous voyez, ou industriels.
Journaliste 2
Vous n’avez donc pas de problème de communautés, ici ?
Inconnu
Eh bien, à Akbou, non, je ne pense pas. Tout au moins, Akbou, dans l’arrondissement, vous voyez, en Kabylie. D’ailleurs, ce serait malvenu parce que nous ne sommes que quelques Européens. Et puis ici nous avons toujours eu besoin les uns des autres. C’est tellement naturel.
Journaliste 2
Vous avez toujours été admis par les Kabyles ?
Inconnu
Partout, comme j’ai admis, chez moi, des camarades musulmans, vous voyez, Kabyles, quoi.
Journaliste 2
Est-ce que l’avenir politique du pays vous inquiète ?
Inconnu
Eh bien, il est inquiétant… il est inquiétant parce qu’il est mal défini. A mon avis, il est très mal défini. Et il y a un gros point d’interrogation. C’est cette Algérie algérienne qui pourrait… Parce qu’elle est quand même basée sur quelque chose d’assez valable. Seulement, je crains qu’elle ne puisse résister à des pressions extérieures, vous voyez ? C’est-à-dire à un retour de certains éléments extrémistes.
Journaliste 1
Vingt kilomètres environ séparent Akbou de Tazmalt. La première opinion musulmane que nous avons recueillie est celle de Monsieur Badji Messaoud, chef de la communauté de cette bourgade.
Badji Messaoud
Moi, je ne vois pas pourquoi les Européens d’Algérie s’inquiètent, se disent que cette Algérie algérienne conduirait à l’indépendance du fait que, eux-mêmes, ce sont des Algériens. Ils sont nés dans ce pays. Seulement, il ne faudrait pas qu’ils se disent que l’Algérie de 1960 et l’Algérie de 1830… Nous ne sommes plus en 1830, nous sommes en 1960. Or, si nous sommes en 1960, il me paraît que l’Algérie a fait énormément de progrès, que l’Algérie s’est évoluée, qu’en Algérie, il existe des musulmans qui sont à la hauteur de leurs tâches, il existe des musulmans fidèles à la France, qui sont encore fidèles, qui étaient fidèles et qui le sont encore. Je ne vois pas la raison pour laquelle une catégorie d'Européens veulent considérer ces musulmans comme ils les ont toujours considérés, il fut un temps, pour des esclaves ou pour des gens qui n’ont aucune valeur.
Journaliste 1
Les Kabyles sont, avant tout, des montagnards. Nous avons donc quitté la plaine pour le djebel et pour la SAS d’Ighram perdue en pleine nature. Le contact direct entre l’administration et la population se fait par l’intermédiaire des officiers SAS qui ne dépendent plus de l’autorité militaire mais entièrement de l’autorité civile. Le sous-lieutenant Laporte a 26 ans. C’est un appelé, originaire de Nîmes. Il a, sous son contrôle, tout le douar d’Ighram, c’est-à-dire quatorze villages disséminés en pleine nature.
Journaliste 2
Vous êtes là, en quelque sorte, maintenant, pour mettre en place l’Algérie algérienne ?
Sous-lieutenant Laporte
Eh bien, depuis quelques temps, il semble que je sois là pour mettre en place l’Algérie algérienne. Petit à petit, on a mis en place l’administration locale pour finir par élire un conseiller municipale aussi valable que possible. Et mon rôle est de partir, maintenant, sur la pointe des pieds, en laissant en place ce conseiller municipal qui gèrera lui-même et lui seul, dans la mesure où il sera capable bien sûr, les affaires de la commune.
Journaliste 2
Autrement dit, votre rôle est un peu de passer la main, maintenant ?
Sous-lieutenant Laporte
Mon rôle est de passer la main. Je suis en train de passer les consignes.
Journaliste 2
On dit souvent que les opinions politiques que l’on peut rencontrer, dans différents douars d’Algérie, sont uniquement dictées par un sentiment de peur. C’est-à-dire que c’est toujours la loi de la force qui entraîne les opinions politiques. Qu’est-ce que vous en pensez ?
Sous-lieutenant Laporte
Je pense que c’est une fausse question. Parce que, d’une part, la loi de la force joue parfaitement. Et traditionnellement, il est certain que les Kabyles d’esprit ne sont pas extrêmement libéraux, seulement républicains. Ce qui fait qu’ils sont toujours tentés de penser que c’est le plus fort qui a raison. Ceci dit, je ne pense plus que ce soit la peur qui fasse mouvoir les gens de telle ou telle façon. Je crois que si la peur a existé, actuellement elle se calme. Et ce que disent et ce que pensent les gens, actuellement, c’est ce que réellement ils penseraient et ils penseront dans trois ou quatre ans. Et, ma foi, je crois, à ce sujet, que Pascal disait que pour devenir chrétien, il s’agissait de prendre l’eau d’un bénitier et, tous les matins, de faire le signe de la croix. Ici c’est un petit peu la même chose. Peut-être que les Kabyles, à force de mettre des bulletins dans l’urne, peut-être finiront-ils par devenir républicains.
(Silence)
Journaliste 1
A 1 500 mètres d’altitude, le village de Taslent est perdu dans le brouillard. Population : environ 3 000 personnes, en majorité composée de femmes et d’enfants. Les hommes sont dans les forces supplétives ou travaillent en métropole ou sont morts. Il y en a encore une vingtaine au FLN. C’est à Taslent qu’Amirouche avait son PC avancé. Et en fouillant le village, les militaires ont découvert sa cache. Cet homme est un messaliste blessé et arrêté à Aubervilliers, il y a deux ans.
Journaliste 2
Etes-vous toujours messaliste ?
Inconnu
Non. Oui, je peux dire, j’ai un peu le moral de Messali. Parce que Messali, il parle aussi que de la République algérienne dans la République française.
Journaliste 2
Vous pensez que les hommes qui sont encore dans le djebel rentreront facilement dans leur douar ?
Inconnu
Je sais que ceux qui sont encore dans le djebel, qui sont restés cachés, ne demandent pas mieux que de rentrer à leur douar.
Journaliste 2
Et vous ne pensez pas qu’il y a aura des règlements de comptes lorsqu’ils rentreront ?
Inconnu
Après, je crois bien, une fois, la paix était signée, je crois, il n’y aura pas de règlement de comptes. Parce qu’ils pensent toujours à faire le règlement de comptes, on ne finirait jamais.
Journaliste 2
Qu’est-ce qui est, pour vous, le plus important dans l’immédiat ?
Inconnu
Le plus important dans l’immédiat, c’est la paix.
Journaliste 1
Plus haut, dans la vallée de la Soummam, nous trouvons une région de caractère très différent. Ici, la terre est riche. On y fait du blé. Et pour la première fois depuis six ans, on a pu labourer. Et la récolte des figues et des olives s’est effectuée normalement. Même à l’époque où sévissaient les bandes d’Amirouche, le douar de M’cisna est toujours resté fidèle à la France, ce qui demandait un certain courage.
Inconnu
L’Algérie algérien, moi je vois des… Quand on dit l’Algérie algérienne, mais il faut avec la France. Sans ça alors, on a peur. Parce qu’avant, ça n’a pas bien marché, parce qu’on voit les assassins qui viennent dans les villages, qui égorgent les femmes et les gosses, les hommes comme ça. C’est pour ça qu’on s’est sauvé vers la France. Maintenant, il faut qu’on suive la France.
Journaliste 1
Aujourd’hui, toute cette région de M’cisna et de Seddouk est organisée en autodéfense. Des paysans descendent de leur village, le fusil en bandoulière, ce qui donne à ce marché de Seddouk un aspect assez surprenant.
(Bruit)
Journaliste 1
Et sur les ruines de la guerre, la reconstruction commence. Les écoles avaient été brûlées par la rébellion, elles ont été reconstruites. Et ce professeur en uniforme est un appelé breton agrégé d’espagnol qui apprend à lire aux petits Kabyles. Des pistes, des ponts, des fontaines ont déjà été construites. Mais il reste beaucoup à faire. Non seulement dans le djebel mais même dans les villes. Cet hôpital d’Akbou est le seul de l’arrondissement. Les installations médicales, chirurgicales et radio sont insuffisantes. Et ne parlons pas du confort des malades. Un médecin kabyle, le Docteur [Aoudjan], assisté d’un jeune médecin européen venu de métropole, se dépense sans compter.
Journaliste 2
On ne peut pas dire que ce soit le grand luxe, Docteur ?
Aoudjan
Non, pas du tout, non, ce n’est pas le grand luxe. On a été obligé de parer à une situation avec l’afflux de malades. Et nous avons fait notre possible. Bien sûr, ce n’est pas le grand luxe, mais il vaut mieux qu’ils soient soignés.
Journaliste 2
Vous avez fait vos études de médecine où ?
Aoudjan
En métropole.
Journaliste 2
A Paris ?
Aoudjan
A Paris, au début.
Journaliste 2
Et il y a longtemps que vous êtes revenu en Kabylie ?
Aoudjan
Cela fait à peu près six ans.
Journaliste 2
Vous êtes né ici ?
Aoudjan
Né ici, à [Koumem].
Journaliste 2
Et comment trouvez-vous la situation politique dans l’ensemble du pays ? Elle s’est améliorée très nettement depuis 6 ans ?
Aoudjan
Eh bien, je crois que le problème reste encore posé.
Journaliste 2
Le problème pour vous, c’est… ?
Aoudjan
Le problème pour moi, c’est surtout la paix. Et ce n’est pas seulement pour moi. Je suis convaincu que c’est pour l’ensemble des gens. Que la paix avant tout doit arriver, et très rapidement.
Journaliste 2
Qu’est-ce que vous pensez de l’orientation politique donnée par la France actuellement, c’est-à-dire l’Algérie algérienne ? Comment la voyez-vous ?
Aoudjan
A mon sens, il est certain même qu’il peut exister une république algérienne associée à la France. Mais je pense qu’on ne peut pas la faire contre le FLN.
Journaliste 2
Il y a eu de très durs combats en Kabylie ?
Aoudjan
Oui.
Journaliste 2
Est-ce qu’il y a un ressentiment contre la France ?
Aoudjan
Pas du tout. Pas du tout.
Journaliste 2
Il y a une frayeur qui se manifeste souvent en métropole et même en Algérie. On craint que lorsque l’Algérie évoluera vers une Algérie algérienne ou vers une république algérienne, il y ait des règlements de comptes assez sérieux entre musulmans.
Aoudjan
Je crois que c’est une hypothèse simplement que la peur suscite, la peur d’un changement.
Journaliste 2
Vous n’êtes pas spécialement inquiet par cette…
Aoudjan
Je n’y crois pas du tout.
Journaliste 2
Vous croyez qu’on pourra oublier rapidement ce qui a pu se passer au cours des dernières années ?
Aoudjan
Je le pense, je le pense. Bien d’autres peuples ont oublié pas mal de choses.
Journaliste 2
Vous venez d’arriver de métropole ?
Médecin Européen
Il y a huit jours exactement.
Journaliste 2
C’est votre premier séjour en Kabylie ?
Médecin Européen
C’est mon premier séjour en Kabylie.
Journaliste 2
Vos impressions ?
Médecin Européen
Excellentes. Un accueil extrêmement cordial grâce à mon confrère musulman qui tient l’hôpital, ici, depuis six ans. Et je dois même vous signaler que j’ai vécu en Indochine pendant les périodes difficiles, surtout le début de la rébellion en Indochine, où il y avait une animosité certaine. Et ici, elle n’existe pas. Les musulmans ne demandent qu’une chose : c’est à travailler. Et ils n’aspirent essentiellement qu’à un problème : c’est la paix. Et je ne crois pas qu’il y a une haine fondamentale du Français.
Journaliste 1
C’est dans un village du bled, à [Airiguilé], que nous sommes allés chercher la conclusion de cette enquête. Sur la djema’a, les hommes se sont rassemblés. Autrefois, on y discutait les problèmes du village. Aujourd’hui, on y parle d’un problème plus complexe : celui du pays tout entier, celui de l’Algérie. Les vieux sont fatalistes, les jeunes préoccupés, les enfants, heureusement, sont encore insouciants. Qu’ils parlent de république algérienne, d’Algérie algérienne, d’association étroite, qu’ils soient anciens FLN, anciens messalistes ou gros propriétaires, ils sont tous d’accord sur un point : l’Algérie doit se faire avec la France. Et s’il y a une certaine confusion dans les esprits, il y a toutefois un grand espoir : celui que 1961 sera l’année de la paix.