La Guinée, cinq ans après

27 septembre 1963
14m 58s
Réf. 00094

Notice

Résumé :

Un reportage réalisé pour le magazine Sept jours du monde présente l'évolution générale de la Guinée, depuis son indépendance jusqu'en 1963.

Type de média :
Date de diffusion :
27 septembre 1963
Source :

Éclairage

En votant « non » au référendum sur la Communauté française le 28 septembre 1958, la Guinée accède immédiatement à l'indépendance. La France interprète ce vote comme une volonté de « sécession ». Elle supprime brutalement ses contributions techniques et financières à la Guinée et tente de l'isoler. La République de Guinée est proclamée dès le 2 octobre. Son président, Sékou Touré, se tourne alors simultanément vers les pays africains, les pays de l'Est comme de l'Ouest pour obtenir sa reconnaissance et la conclusion d'accords de coopération. L'Union soviétique et ses satellites, puis la Chine répondent favorablement. Cet appui se matérialise dès 1959 par une série d'accords commerciaux (envoi de matériels, de textile et de biens de consommation en échange de produits agricoles), industriels et culturels (briqueterie, centrale électrique, imprimerie « Patrice Lumumba », etc.) et sur la sécurité (appui des services de la Sécurité tchécoslovaque). Mais Sékou Touré n'entend pas s'inféoder à l'Union Soviétique, d'autant plus qu'il se présente comme un fer de lance des non alignés. Il pratique surtout une politique de neutralité en demandant équitablement une aide à tous. Un rapprochement s'opère à partir de 1962 avec les États-Unis, avec l'envoi des Peace Corps, de surplus alimentaires, et le développement des investissements dans les gisements de bauxite. La situation économique reste très précaire en 1963 mais le régime guinéen résiste. Au lendemain des accords d'Évian, Sékou Touré tente un rapprochement avec de Gaulle. La France se montre plus réceptive à la main tendue, en partie en raison de la concurrence des intérêts américains, et des accords de coopération sont signés en mai 1963.

C'est dans ce contexte d'amélioration des relations franco-guinéennes entre 1963 et 1965 que Michel Colomès réalise à Conakry un reportage pour le magazine Sept jours du monde. Ce reportage présente donc de manière nuancée la situation en Guinée, après cinq ans de rupture, en alternant l'entretien de Sékou Touré avec des scènes de la vie quotidienne. Il fait ressortir la dimension symbolique de l'indépendance guinéenne. Celle-ci revêt le caractère d'une résistance à l'ancienne puissance coloniale, célébrée dans tout le pays. Ainsi entend-t-on un chœur d'enfants honorant l'union dans le non et reprenant la phrase de Sékou Touré : « nous préférons la liberté dans la pauvreté à la richesse dans l'esclavage ». Puis la vidéo zoome sur le monument des martyrs du colonialisme, haut-lieu de commémoration. L'indépendance politique s'accompagne d'une révolution culturelle, comme le souligne le reportage. Sékou Touré s'affirme comme le promoteur d'une réhabilitation de l'authenticité africaine face au déni colonial des cultures colonisées. Avec son ministre Fodeba Keïta, fondateur des Ballets africains, il s'attache à « décoloniser » la société. Les activités culturelles mettent en avant l'unité nationale et panafricaine. Elles célèbrent, dans une perspective utilitariste, la fierté des productions guinéennes. L'indépendance immédiate a également ouvert une ère de difficultés économiques et l'ouverture vers le bloc communiste, comme le rappelle le journaliste. Mais pour souligner assez vite le non alignement de la Guinée et la volonté de poursuivre la coopération avec la France, avec l'exemple de l'usine de Fria. L'indépendance guinéenne est enfin l'affirmation d'un homme. Sékou Touré se présente comme l'acteur principal du non, éliminant les autres militants politiques dans le cadre du parti unique. Les focus sur la « Voix de la Révolution », seule radio autorisée, les haut-parleurs dans les rues, l'ensemble de la vie collective régie par les organes du parti, présentent cette évolution autoritaire du régime, tout en indiquant les avancées sociales de la Guinée. Le leader de la renaissance africaine sacralise l'indépendance dans la rupture selon un schéma présenté a posteriori comme partagé avec de Gaulle.

Bénédicte Brunet-La Ruche

Transcription

Sékou Touré
Si. C'est l'anniversaire du référendum de la même date, 28 septembre 1958. Le peuple guinéen a indiqué sa préférence pour l’indépendance, qui n’exclut pas du tout, pour tout peuple conscient, la nécessaire interdépendance avec tous les peuples qui veulent s’associer à lui et, sur la base de l’amitié et de la coopération, construire leur avenir en servant respectivement les intérêts de leur peuple.
(Musique)
Journaliste
Nous n’étions plus revenus à Conakry depuis cinq ans, depuis très exactement le 28 septembre 1958.
(Musique)
Journaliste
Oui, ce jour-là, 28 septembre, les Guinéens ont choisi. Ils ont refusé leur adhésion à la Communauté et prirent immédiatement leur indépendance. Plus de 90 % de Non au référendum en Guinée. Un homme triomphait, Sékou Touré. Monsieur le Président, pour vous, Sékou Touré, c’est un anniversaire le 28 septembre ?
(Silence)
Journaliste
Non ? C’est le jour où pour nous, Français, vous nous avez expulsés de Guinée.
Sékou Touré
Non, bien au contraire, il n’y a pas eu d’expulsions. Ce jour-là, le peuple de Guinée, comme les peuples de nombreux autres pays africains, avait été invité, par le gouvernement français, à se prononcer pour le statut de la communauté ou celui de l’indépendance.
Journaliste
Pourtant, à ce moment-là, les Français sont partis de Guinée.
Sékou Touré
Je dirais que si les Français sont partis de Guinée, cela n’a pas été la volonté du peuple guinéen, encore moins de celle du gouvernement guinéen. Nous avons toujours fait appel à la coopération fraternelle des Français. Et j’ai l’avantage et la joie de dire que de nombreux Français sont restés. Ils nous ont fait confiance. Ils sont encore dans le pays. Ils coopèrent au développement économique et social de notre pays.
Journaliste
Avez-vous eu jamais l’impression d’être menacé, ici ?
Intervenant 1
Jamais ! Jamais !
Journaliste
Ni d’expulsion ?
Intervenant 1
Ecoutez, tout dépend de votre comportement, de vos actes et des paroles que vous pourrez prononcer. C’est ça, évidemment. Si vous cherchez des ennuis, vous en aurez. Ce n’est pas spécifique à la Guinée.
Journaliste
Mais depuis qu’elle nous a dit « non », la Guinée a beaucoup changé. Elle a pris un faux air de pays d’au-delà du rideau de fer. L’avion qui nous a amenés à Conakry était un Iliouchine II-18, comme tous ceux qu’emploie la compagnie Air Guinée. Dans les rues, circulent des Mashkevich, Volga et Skoda, des camions de fabrication russe et tchèque.
(Silence)
Journaliste
Des dizaines de caisses, venant d’URSS, débarquent tous les jours au port de Conakry. Même les Chinois sont là. Ils construisent, en ce moment, une fabrique d’allumettes. Partout, les ambassades des pays de l’Est ont pignon sur rue.
Sékou Touré
Nous ne pouvons pas être un satellite. Vous connaissez à peu près la Guinée, pour avoir mis en avant nos problèmes de l’indépendance et de la dignité. Nous estimons que l’état matériel d’un pays ne saurait, en aucun cas, être une raison de le dépouiller de ce qu’il considère le bien suprême, la liberté et la dignité. La Guinée a signé un certain nombre d’accords avec l’Union soviétique comme elle a signé un certain nombre d’accords avec nombreux autres pays.
Journaliste
Sans doute, la Guinée n’est-elle pas devenue un véritable satellite. Lorsqu’en 1958, les ponts entre elle et la France ont été coupés, il lui a bien fallu vivre. Les pays de l’Est ont alors profité de l’occasion. On ne peut pas dire que leur réussite ait été complète. On n’improvise pas, du jour au lendemain, une aide à un pays sous-développé, surtout lorsqu’il s’agit de l’Afrique. Sans parler de l’affaire des chasse-neige et autres bidets, des dizaines de caisses portant des inscriptions russes achèvent de pourrir un peu partout à Conakry. Des planches moisissent, des tas de ferraille se rouillent. Jamais les Guinéens n’ont trouvé à utiliser tout cela. Les Russes ont doté l’aéroport de Conakry d’une tour de contrôle moderne. Ils n’ont oublié que le radar. Pour le remplacer, les Guinéens ont été obligés d’installer une station de radioguidage provisoire. Si le matériel lourd, fourni par les pays de l’Est, est important, si la Guinée leur rend, en échange, de nombreux produits agricoles, 90 % notamment de sa production d’ananas, aucune denrée alimentaire n’est exportée par l’URSS ou ses satellites à destination de Conakry. Comme, par ailleurs, le pays se refuse à importer des produits occidentaux, il est obligé de vivre sur ses propres ressources, qui sont bien maigres en dehors du riz et des bananes. C’est pour toutes ces raisons que la Guinée ne tourne plus le dos à la France. Vous avez choisi la difficulté, Monsieur le Président, dans la voie de votre développement. Vous avez choisi l’austérité.
Sékou Touré
Oui. Nous pensons qu’il est mieux de commencer par les difficultés à aller rapidement vers le bonheur que de commencer par la facilité et rencontrer, sur le chemin, les obstacles infranchissables. Un peuple ne peut d’abord compter que sur ses capacités, sur sa conscience, sur ses possibilités. Et compter sur l’aide extérieure, c’est compromettre l’avenir. Pour nous, l’évolution de la Guinée ne sera l’œuvre que du peuple guinéen. Il faut donc qu’il travaille.
Journaliste
Mais c’est peut-être le sacrifice d’une génération ?
Sékou Touré
Oui, le sacrifice d’une génération. Et aussi le privilège de la génération actuelle. Notre génération a une tâche exaltante.
Journaliste
En choisissant l’indépendance immédiate, la Guinée a décidé, du même coup, de se développer dans l’austérité. Le but qu’elle s’est tracé : exporter son sous-sol, vivre sur son sol. Mais pour y parvenir, il faut des sacrifices. Et pour faire accepter les sacrifices, une discipline de fer. Le Parti Démocratique de Guinée s’en est chargé. De la capitale, Conakry, jusqu’au plus petit village de brousse, du cadre ou de l’intellectuel au moindre paysan, le parti conditionne tout, régit tout. Chaque problème se posant au pays, qu’il soit d’ordre politique, économique, social ou culture, est débattu non seulement par le Conseil supérieur du parti, mais au cours d’assises réunissant, dans chaque localité, chaque arrondissement, chaque région, tous les membres du parti. C’est la souveraineté du peuple par l’intermédiaire du parti. Plusieurs fois par semaine, des commissaires politiques dirigent des commissions, des réunions, des séminaires, des meetings.
(Musique)
Journaliste
Dans Conakry même, la voie de la révolution diffuse ses mots d’ordre par le canal de haut-parleurs, plus nombreux, là-bas, que les lampadaires de l’éclairage public. Même les loisirs sont organisés par le parti, selon les objectifs tracés par le parti. Les ballets vantent la production d’arachide, idéalisent le travail du planteur de riz. Vous faites de l’action psychologique ?
Sékou Touré
De l’action psychologique ? Non. Mais une action…
Journaliste
Des réunions sans arrêt… Même les divertissements sont orientés.
Sékou Touré
Nous ne parlons pas d’orientation. Disons plutôt d’option fondamentale.
Journaliste
Vous trouvez que ça laisse beaucoup d’évasion au Guinéen qui appartient au parti, qui va aux réunions des cellules du parti, qui va aux meetings du parti, qui va aux soirées données par le parti ?
Sékou Touré
Non, parce que vous avez peut-être eu l’occasion de voir certains aspects de notre révolution. Vous avez dû vous rendre compte que toute notre action concourt à un même but. C’est-à-dire l’éducation de la masse sur des bases très précises. Des bases nationales, des bases d’édification d’une nation purement africaine. Et quand je dis « purement africaine », c’est en tenant compte de nos réalités propres, de nos insuffisances, de nos immenses besoins face à la modicité de nos moyens.
Journaliste
Vous trouvez qu’on est libre en Guinée ?
Sékou Touré
Je pense, et je crois…
Journaliste
Moi, l’autre jour, dans la rue, j’ai voulu filmer, j’ai été arrêté au moins trois ou quatre fois. C’est la liberté, ça ? En France, tout le monde peut filmer sans que personne ne lui demande quoi que ce soit.
Intervenant 2
C’est, là, une conception, disons, assez simpliste du mot liberté. Parce que quand, chez nous, par exemple, vous voulez filmer et vous dites qu’on vous a arrêté. On vous a laissé continuer de filmer. On a simplement… on s’est inquiété de savoir qu’est-ce que vous filmiez et ce que vous devez filmer.
Journaliste
Certes, tous les policiers ne sont pas aussi rébarbatifs. Car en Guinée, les femmes aussi ont pris l’uniforme. Elles règlent la circulation, font la police de la route, ce qui ne les empêche pas, le soir, après le service, de s’adonner à d’autres distractions plus pacifiques.
(Musique)
Journaliste
En mobilisant toute les volontés, la Guinée a voulu vraiment prendre la responsabilité de la conduite de ses affaires. Profitant de leur situation de château d’eau de l’Afrique, utilisant la force de leurs cours d’eau, les Guinéens ont construit des barrages, des centrales électriques. Les bases d’une industrialisation sérieuse ont été lancées, comme en témoigne l’imprimerie Patrice Lumumba, les chantiers de construction des usines et des grands hôtels de Conakry, la briqueterie de Kobaya qui produit déjà 50 000 briques par jour. Là, hommes et femmes travaillent côte à côte. Car une des grandes conquêtes de la révolution de Guinée, c’est la libération sociale de la femme, son égalité avec l’homme devant le travail. La législation sociale est, d’ailleurs, là-bas très avancée. Enseignement gratuit jusqu’au baccalauréat, sécurité sociale intégrale, justice entièrement gratuite, impôt personnel supprimé au profit des contributions indirectes. C’est bien. Mais ne pouvait-on en arriver là autrement ? Vous savez, Monsieur le Président, quelquefois, on pense que la Guinée a choisi la voie la plus difficile. Parce qu’enfin, en 58, vous avez voté non. Vous avez voulu tout de suite votre indépendance. D’autres pays sont entrés, à ce moment-là, dans la Communauté en disant oui. Et deux ans après, ils ont obtenu cette indépendance. Alors que vous, à ce moment-là, vous aviez perdu, en disant non, l’aide de la France, ce qui était tout de même, je crois, importante pour vous.
Sékou Touré
Pourquoi ne pas dire une bonne fois non, en expliquant le non, non pas comme une fin de coopération avec la France, mais d’abord comme une forme de confiance en soi-même comme la prise de la responsabilité d’un peuple qui veut aller directement vers son destin et qui ne s’interdit pas une coopération fraternelle avec les autres peuples ? C’est ce que la Guinée a dit. Le 28 septembre, nous avons dit : « Non à la communauté, oui à l’indépendance, oui à une coopération avec la France sur la base de l’amitié et de l’égalité ».
Journaliste
D’ailleurs, la coopération avec la France a-t-elle jamais réellement cessé ? En 1958, s’est construit FRIA, un complexe industriel à gestion française. En pleine brousse, à 160 kilomètres de Conakry, c’est la troisième usine d’alumine du monde. 480 000 tonnes y sont produites chaque année. 1 200 employés européens, un millier d’ouvriers guinéens. En deux ans, une ville champignon a poussé pour abriter le personnel de cet important combinant.
(Musique)
Journaliste
Les enfants européens et guinéens apprennent à s’y connaître, sans doute à s’y aimer. Eux, au moins, n’auront pas à oublier le temps des malentendus. Mais le temps des malentendus n’est-il pas déjà oublié, même par les autres ? Puis-je vous demander ce que vous, Sékou Touré, pensez de de Gaulle ?
Sékou Touré
Ah là, c’est un autre problème. C’est un autre problème. Je dirais – bien que le problème… la question soit d’ordre personnel, et que rarement, je réponds à de pareilles questions –, je dirais que j’ai une grande considération pour le général de Gaulle. Je vous le dis, parce que je connais la France, parce que je sais la mutation politique qu’il a pu opérer en un minimum de temps. Je sais surtout les graves problèmes qu’il a abordés et qu’il a pu résoudre, sans que l’unité nationale n’ait été mise en cause en France, et même l’indépendance de la Guinée. Nous pourrons dire que nous la devons au général de Gaulle, qui n’aurait pas posé de manière très nette le choix entre le statut de la communauté et le statut de l’indépendance. Certes, la Guinée, dans le temps, aurait obtenu son indépendance, parce qu’elle luttait pour cela. Mais peut-être, le 28 septembre 1958, elle n’eut pas été indépendante si le général de Gaulle n’avait pas posé assez clairement, en prenant toutes ses responsabilités face à l’opinion mondiale et à l’opinion française, en prenant toutes ses responsabilités en disant qu’elle respecterait l’indépendance du pays qui aura choisi, le 28 septembre 1958, le sens de sa propre souveraineté.