L'attentat de Mers-Sultan et ses conséquences

22 juillet 1955
11m 40s
Réf. 00165

Notice

Résumé :

En visite à Marrakech, Gilbert Grandval, résident général de France au Maroc, est interviewé par Georges de Caunes après l'attentat nationaliste du 14 juillet à Casablanca, qui a causé la mort de six Européens, et entraîné des émeutes anti-marocaines.

Date de diffusion :
22 juillet 1955
Source :
ORTF (Collection: JT 20H )

Éclairage

Gilbert Grandval, nommé résident général fin juin 1955 à la suite de Francis Lacoste, ne bénéficie d'aucun répit pour mettre en œuvre sa politique d'apaisement dans un Maroc en ébullition depuis la déposition du sultan Mohammed Ben Youssef (20 août 1953). Quelques jours seulement après son arrivée, alors que les Français célèbrent le 14 juillet, un attentat visant un café de Casablanca provoque la mort de six Européens et entraîne de sanglantes représailles dans l'ensemble du pays. Le journal télévisé du 22 juillet revient sur les troubles. La RTF a posé sa caméra avenue Mers-Sultan où explosait la bombe. Les images de débris attestent des violences qu'a traversées Casablanca durant plusieurs journées. L'équipe de reporters suit ensuite le résident général à Marrakech où il est accueilli par le pacha Thami El Glaoui, soutien de la France et principal instigateur de l'éviction de Mohammed Ben Youssef. Le rituel des visites officielles semble imperméable au temps et aux événements : le concert des musiciens marocains, l'exhibition des poupées traditionnelles le long du parcours, l'offrande du lait et des dattes ponctuent l'arrivée de Gilbert Grandval (21 juillet). Mais le résident général salue des rues à moitié vides et une manifestation nationaliste dégénère peu après son entrée dans la ville.

Le reportage, muet car commenté en direct par le présentateur du JT, est suivi d'une interview du résident par le journaliste Georges de Caunes. Grandval trouve ainsi l'occasion de s'expliquer sur une politique vivement contestée au sein de la colonie française – il a été hué par ses compatriotes lors des obsèques des victimes de l'attentat. En effet, depuis son arrivée à Rabat, le nouveau résident s'attache à rétablir l'autorité de la métropole sur une administration prompte à agir de sa propre initiative, en collusion avec certains groupes ultras. Ce grave état de fait se révèle une fois encore durant les événements de Casablanca où Grandval est contraint de faire appel à l'armée, « la police n'apporta[n]t pas à sa tâche toute la flamme désirable » – elle aurait protégé les émeutiers dans leurs exactions contre la population marocaine. L'expulsion du docteur Georges Causse, président de Présence française suspecté d'être derrière une partie des violences, participe de cette reprise en main. Si l'entretien se fait avec toutes les précautions en usage alors dans les interviews politiques (« Si c'est une question indiscrète je vous prie de bien vouloir m'en excuser, c'est une question de journaliste »), il surprend néanmoins en ce qu'il révèle les dissensions de la communauté européenne, dissensions systématiquement tues par les Actualités françaises. Le ton apparaît ainsi plus libre à la télévision, peu accessible aux Marocains, qu'au cinéma, plus populaire et donc plus durement censuré – il importe, en effet, de présenter un front uni au colonisé.

Parce que l'interview touche un public presqu'exclusivement français, Grandval prend soin de rassurer l'audience sur l'absence de politique nouvelle et minimise ses contacts avec Mbarek Bekkaï, ancien pacha de Sefrou qui avait quitté son poste pour protester contre la déposition du sultan. « Personne ne cherche à mettre en cause l'intangibilité des intérêts et de la présence française au Maroc », assure fermement le résident général qui, s'il ne croit plus en l'avenir de Mohammed Ben Arafa, espère encore empêcher le retour de Mohammed Ben Youssef.

Morgan Corriou

Transcription

(Bruit)
Journaliste
C’est à Marrakech que Monsieur Grandval, résident général de France au Maroc a bien voulu recevoir les envoyés spéciaux de la télévision française. Monsieur l’ambassadeur, l’opinion publique a été vivement impressionnée en France aussi bien qu’à l’étranger ; par les événements tragiques qui ont ensanglanté Casablanca au mois de juillet. Nous voudrions savoir quelles ont été vos réactions personnelles à la suite de ces événements.
Grandval
Ma première réaction a été de courir au plus pressé, c’est-à-dire au rétablissement de l’ordre. Je me suis trouvé en présence d’un problème excessivement délicat, car il a tout de suite semblé que la police n’apportait pas à sa tâche toute la flamme désirable. C’est la raison pour laquelle, à la fin de la première journée de trouble, cette journée qui fit suite à l’attentat de la place Mers sultan survenu le 14 juillet en fin de journée ; c’est la raison pour laquelle à la fin de cette première journée du 15 juillet, j’ai décidé de transformer la région de Casablanca en région militaire ; afin de pouvoir confier à un général le soin d’y rétablir l’ordre et la sécurité. Ceci apparaissant indispensable, puisque les seules forces sur lesquelles je pouvais fermement compter étaient les forces militaires. Après ce premier souci, je me suis préoccupé des répercussions de ces troubles. J’ai évoqué l’accueil qui m’avait été réservé au cours de ma première semaine à Casablanca, la descente très réelle, qui avait accompagné les visites à Rabat et à Casablanca ; et notamment dans la médina de Casablanca, et je me suis dit qu’il était bien évident que l’auteur de l’attentat du 14 juillet avait eu comme but essentiel de troubler l’atmosphère ; de m’empêcher de poursuivre cette politique de détente que j’ai pour tâche essentielle de mener à bien dans le protectorat et de paralyser au cours des jours [inaudible].
Journaliste
Monsieur le résident général, Monsieur l’Ambassadeur, je m’excuse ; nous voudrions savoir quelles ont été les raisons qui ont motivé l’expulsion du Maroc du Docteur Causse le président de présence français ? Et quel résultat vous attendez à la suite de cette expulsion ?
Grandval
Je dois dire que ce n’est pas le président de présence française qui a été éloigné du Maroc, c’est le Docteur Causse en tant qu’individu. Le Docteur Causse a une responsabilité personnelle certaine dans les événements des 15, 16 et 17 juillet à Casablanca. Et il est absolument inadmissible qu’un Français, occupant à la tête d’une association comme présence française, un poste important ; se permette d’avoir l’air de mêler présence française à des événements comme ceux qui se sont produits à Casablanca. Par ailleurs, après ces événements, le Docteur Causse s’est permis d’effectuer des démarches entièrement conçues pour porter une atteinte grave à l’autorité du représentant de la France au Maroc. Il est évident que dans un pays troublé, comme l’est actuellement le Maroc ; je me dois de faire respecter l’autorité de l’homme, qui a été désigné par le gouvernement français pour mener à bien la politique qu’arrêtera le gouvernement. Je n’aime pas être amené à prendre des mesures du genre de celles que j’ai prises à l’encontre du Docteur Causse ; mais c’était pour un devoir impérieux que de ne pas permettre que cet homme continue à troubler les esprits comme il l’a fait sciemment depuis le 15 juillet. Et comme il était bien décidé – j’en suis persuadé d’après tout ce qui m’a été répété de sources absolument autorisées – à continuer de faire.
Journaliste
Le retour au Maroc après deux ans d’exil volontaire de Sidi Becail, le pacha de Becou ; et l’entrevue que vous lui avez accordée peuvent-ils être traduits, peuvent-ils être interprétés comme l’amorce d’une nouvelle politique ?
Grandval
Sûrement pas, j’ai vu Sidi Becail hier à Rabat, où il venait d’arriver dans les mêmes conditions que je l’ai vu depuis 15 jours où je suis au Maroc. Un certain nombre de personnalités marocaines et françaises, de même que j’ai vu bien entendu Sa Majesté le sultan. Il est tout à fait normal que je cherche à m’informer. Et s’informer, ça n’est pas demander l’avis seulement des gens qui sont représentants d’une tendance, c’est voir tout le monde et chercher à analyser la position des uns et des autres.
Journaliste
Je sais, Monsieur l’Ambassadeur, que vous venez de rencontrer Son Excellence le pacha de Marrakech, et que vous vous préparez d’ailleurs dans quelques minutes à le rencontrer à nouveau ; peut-être ma question est-elle indiscrète, je vous prie de m’excuser, et dans ce cas, c’est une question de journaliste. Mais est-il possible de savoir sur quel sujet ont porté vos entretiens ?
Grandval
Je viens d’avoir un entretien avec Son Excellence le pacha de Marrakech, que j’avais déjà reçu très longuement à Rabat le 12 juillet. Nos entretiens, le premier comme celui d’aujourd’hui ont porté sur la situation générale au Maroc. Et nous avons procédé à l’examen des différentes éventualités de la façon ; dont nous pourrions nous y prendre pour ramener au Maroc le calme dans les esprits, la concorde dans les cœurs et l’ordre dans le travail.
Journaliste
Monsieur l’ambassadeur, après les 15 jours de séjours au Maroc, comme résident général, peut-être est-il trop tôt de vous demander quelles sont vos conclusions. Disons simplement que je vous demande quelles sont vos conclusions provisoires ?
Grandval
Pas de conclusion, c’est encore un peu tôt, mais des constatations très précieuses qui orienteront les conclusions. Première constatation, au fond des cœurs, l’amitié franco-marocaine est intacte, j’en ai la conviction. Puis, apparemment, les choses ne paraissent pas tout à fait conformes à ce que je viens de dire ; je suis convaincu qu’au fond, et j’ai vu beaucoup de Marocains et je sais en quoi m’en tenir, cette amitié est absolument ce qu’elle était il y a quelques années. Deuxième constatation, personne ne cherche à mettre en cause l’intangibilité des intérêts français et de la présence française au Maroc. Et je crois , voyez-vous, que c’est en partant de ces deux données, amitié franco-marocaine et intangibilité des intérêts français et de la présence française au Maroc ; que nous allons pouvoir aller de l’avant pour le plus grand bien des Marocains et des Français, pour le plus grand bien de l’amitié franco-marocaine ; et aussi pour le plus grand bien de la paix en Afrique du Nord et dans le monde.