Entretien avec le général Massu

15 octobre 1971
24m 22s
Réf. 00025

Éclairage

Le général Massu (1908-2002) s'était déjà distingué au cours de la Seconde Guerre mondiale et en Indochine, avant que le général de Gaulle ne lui demande de prendre la tête – à partir du mois de janvier 1957 – du commandement militaire du territoire de la zone nord algéroise et du commandement de la 10e division parachutiste. Disposant des pleins pouvoirs civils et militaires, il y livre alors « la bataille d'Alger », une série d'opérations dont l'objectif est de démanteler le FLN et de mettre fin aux attentats. Si onze mois plus tard, l'ordre semble rétabli, la bataille d'Alger a toutefois contribué à détériorer les relations entre Européens et musulmans.

Ce sont ces opérations qui sont au cœur de l'ouvrage que le général Massu fait paraître en 1971 et qui s'intitule La vraie bataille d'Alger. Dans un texte qui se présente sous la forme d'une interview, il raconte des faits et les met en relation en même temps qu'il approfondit certaines des controverses qu'ils ont suscitées. La torture et le terrorisme sont deux sujets de cet ordre. De la torture, il explique ne jamais y avoir assisté mais l'avoir essayée sur lui-même. Surtout, il conteste la généralisation et systématisation dont on la soupçonne et doute aussi de son intérêt en toutes circonstances. Pour autant, il fait de celle-ci le seul moyen efficace contre le terrorisme. D'ailleurs, du terrorisme, il constate l'impossibilité légale d'en enrayer l'action et l'obligation, par conséquent, de solliciter des moyens non légaux pour y mettre fin.

Une version conforme à celle qu'en donnent alors les gradés militaires, l'heure n'étant pas encore à celle de la remise en cause.

A propos de l'émission elle-même : Pierre Dumayet (1923-2011) fait partie des pionniers de la télévision qui ont marqué de leur empreinte l'histoire de celle-ci. Il joua un rôle important dans l'évolution du journal télévisé et de certains magazines dont En votre âme et conscience (1955-1970) ou Cinq colonnes à la une (1959-1968). Mais il joua aussi un rôle significatif de passeur, lui qui fut à l'origine de plusieurs émissions littéraires dont Lecture pour tous (1953-1968). Ses interviews sont caractéristiques d'une façon de faire qui témoigne à la fois d'une époque mais aussi des traits de sa personnalité. En effet, ses entretiens sont soigneusement préparés. Il lit des passages précis des ouvrages présentés et dialogue d'égal à égal avec son interlocuteur tout en restant respectueux à son égard.

Sur un autre plan, mais cette fois-ci en lien avec le contexte télévisuel, un événement est symptomatique des transformations alors perceptibles. Le lendemain de l'entretien, au cours du journal télévisé de la mi-journée (13 h 15), parole est donnée à Max Lejeune, ministre de la Guerre de l'époque, que le général Massu a mis en cause la veille à propos de deux affaires : le canal de Suez et l'arraisonnement de l'avion d'Ahmed Ben Bella. Dans les deux cas, le ministre nie et met en cause la supposée réécriture de l'histoire par le général. Mais ce désaccord entre les deux hommes a ceci de particulier qu'il montre que la télévision joue désormais un rôle social significatif.

Regardée, elle est non seulement commentée, mais elle contribue à « faire » l'événement, ici politique. Une tendance qui, forcément, ira en s'accentuant en une période où plus de 70 % des foyers sont équipés d'un téléviseur et où la programmation se diversifie.

Béatrice Fleury

Transcription

Pierre Dumayet
Je lis, Mon Général : « Que désigne-t-on exactement par Bataille d’Alger ? C’est l’affrontement qui opposa la dixième division parachutiste et les troupes de secteur à l’organisation FLN d’Alger au cours de l’année 57. Cette définition, dites-vous, me paraît pompeuse. » ?
Général Massu
Moi, je veux dire par là que le mot bataille est peut-être un peu excessif ; en fonction de la situation, et du déroulement de cette affaire, qui n’a pas été strictement une bataille militaire telle qu’on les connaît et qu’on les dénomme habituellement. Mais qui a été un ensemble d’actions, autant humaines que policières, auxquelles le comportement du FLN nous a obligés.
Pierre Dumayet
Et vous vous demandez, vous-même, « Qu’est-ce qui a bien pu décider le gouvernement socialiste de Guy Mollet, sans l’approbation duquel le ministre résident Lacoste, lui aussi socialiste, ne pouvait prendre pareille décision, à confier à l’armée cette tâche normalement réservée aux civils ? » Et vous répondez, répondez ?
Général Massu
Oui, je réponds que, justement, c’est la montée du péril, en fin d’année 56. L’extension du terrorisme, face à laquelle les moyens civils à la disposition de Monsieur Lacoste se révèlent sinon, totalement incompétents, du moins, d’une compétence insuffisante puisque Monsieur Lacoste craint d’être débordé, en particulier au moment de la menace des grèves générales, brandie par le FLN comme son atout majeur. Alors, à ce moment-là, il considère que il risque d’être débordé, sans doute ; et il fait appel à l’armée, donc, au Général Salan, auquel et demander de prêter aux pouvoirs civils une certaine force qui ne peut être prise que dans sa disponibilité du moment. Et la 2e DP est la disponibilité du moment du Général Salan.
Pierre Dumayet
Quand on vous demande quelque chose, on peut hésiter à répondre. Vous avez hésité à répondre oui à cette demande, ou non ?
Général Massu
Non, je n’ai pas hésité à répondre oui, parce que je suis un soldat et je n’ai jamais, je n’ai pas eu pour habitude de discuter les ordres. On me donne un ordre, je dis : « Bon, ben, ça va, on va essayer de faire pour le mieux et en route ! »
Pierre Dumayet
Oui, mais vous saviez au départ que c’était précisément la carence de la police qu’il fallait pallier ?
Général Massu
Oui, je le savais. Je savais qu’il m’attendait un métier de policier. J’avais déjà été suffisamment imprégné, si vous voulez, de l’ambiance algéroise, et des conditions de cette lutte que nous, militaires, nous connaissions pratiquement depuis fin 46 et que nous avions forcément étudiée ; pour m’attendre au travail qui devait être le mien, un travail de policier. Je savais que je ne pouvais pas y échapper.
Pierre Dumayet
Quand vous avez accepté cette mission, quel était le climat à Alger ?
Général Massu
Oh, très mauvais. Il était très mauvais. La fin malheureuse de l’expédition d’Egypte avait renforcé les prétentions du FLN et les radios déversaient des propos délirants. Le terrorisme sévissait considérablement, puisque les explosions de ce début de janvier, à Alger, à l’Otomatic, Cafétéria et autres, sont, je crois, les 65e, les 66e, n’est-ce pas, explosions que les Algérois ont déjà connues, et qui ont provoqué des dégâts.
Pierre Dumayet
A propos de l’affaire de Suez, vous écrivez : « Nous avons reçu, la rage au cœur, l’ordre d’arrêter alors que Le Caire nous semblait au coin de la rue », dites-vous. Et, il se trouve que Monsieur Max Lejeune, ministre de la Guerre d’alors, a dit à Madame Massu qui était à Alger à ce moment-là, alors que vous étiez encore à Port-Saïd, une phrase que vous citez, qui est assez intéressante. Vous vous souvenez de cette phrase ? Je la cherche.
Général Massu
Oui, je crois qu’il a dit à ma femme : « Nous avions pourtant, nous espérions que le général Massu désobéirait, car il nous avait déjà donné la preuve qu’il en était capable. » Quelque chse comme ça, quoi…
Pierre Dumayet
Oui, c’était : « Pourquoi votre mari s’est-il arrêté ? »
Général Massu
Oui, c’est ça, oui.
Pierre Dumayet
« Nous étions obligés de lui ordonner de stopper, mais nous comptions bien qu’il désobéirait. »
Général Massu
Oui, ce sont les termes qu’il a employés et que ma femme m’a relatés, que j’ai reproduit dans ce livre, parce que ils me paraissent en effet assez intéressants.
Pierre Dumayet
Surprenants plutôt !
Général Massu
Ah oui, ah oui, pour le moins, oui, surprenants ! Oui, parce qu’il aurait pu donner peut-être un petit coup d’œil avant, ce bon Monsieur Lejeune, un petit coup d’œil avant l’affaire. Ce n’était pas difficile de prendre contact avec moi et de me dire : « Ben, écoutez, en toutes circonstances, hein !… » Moi, j’étais parachuté dans cette affaire de Suez. Parachuté, d’ailleurs, ce n’est pas le terme exact puisque, malheureusement, on m’a obligé personnellement à y aller par le bateau entre Chypre et Port-Saïd ; ce qui d’ailleurs m’avait fait assez râler, pour un général parachutiste, mais enfin, qu’y faire ? Et un seul de mes régiments sur quatre a eu le droit et l’honneur de sauter, alors que quatre régiments étaient prêts, et auraient pu coiffer les objectifs essentiels du canal, et voire même le terrain d’aviation du Caire, pratiquement dans une journée, dans une journée et demie presque, si on avait conçu l’opération autrement. Mais si un représentant du gouvernement m’avait dit avant : « Mon vieux, ça va se passer de telle ou telle façon, ce qui était peut-être facile pour des politiques à envisager. Il va y avoir des réactions mondiales à cette affaire, il faut bien qu’elle soit faite à toute allure, après, c’est comme dans tous les cas, hein ! Allez-y ! » Ben, j’aurais compris. Mais j’étais numéro 6 dans…, au point de vue commandement, je crois, des illustres généraux qui encadraient cette aventure. Entre les Anglais et les Français soigneusement emberlificotés les uns dans les autres. Et il me semblait quand même curieux de prendre l’initiative que ni Gilles, le patron des aéroportés, ni Beaufre, le patron des forces terrestres françaises, ni Barjot, qui était l’adjoint direct de Keightley, pour ne pas parler des Anglais, Keightley, le patron du Middle-East, Stockwell, et Butler, le parachutiste anglais, n’avaient le moins du monde envisagé, quoi.
Pierre Dumayet
Quelles conséquences auraient eu, d’après vous, l’entrée au Caire ?
Général Massu
Au niveau du problème algérien, je pense que ça aurait eu une influence psychologique au moins très importante, car Le Caire, au début de la rébellion, est quand même le refuge de tous les leaders de cette rébellion, successivement, n’est-ce pas ? Ben Bella, Ferhat Abbas, même les gens du MNA vont s’y faire prendre, n’est-ce pas ?
Pierre Dumayet
A propos de Ben Bella, il y a une phrase dans votre livre qui est très intéressante aussi : « En octobre 1956, alors que dans une ville d’Alger, ma femme subit une opération et que mes occupations ne me permettent d’en connaître les résultats que par téléphone, le silence d’une nuit est perturbé par le vrombissement d’avion et celui des sirènes. Je saurai vite qu’il s’agit d’un simulacre de chasse autour de l’avion de Ben Bella. Son équipage français, lui, était censé le transporter du Maroc en Tunisie, ayant en réalité reçu l’ordre de le poser à la maison Blanche. » A maison Blanche, pardon, pas la maison… « Je saurais vite. »
Général Massu
Oui, je saurais vite parce que, évidemment, j’ai posé des questions et puis, j’étais en relation avec le cabinet de Monsieur Lacoste, où le colonel Ducourneau était un de mes amis. Et j’ai appris évidemment que cet avion avait reçu l’ordre de se poser.
Pierre Dumayet
Et le simulacre de chasse, c’était du cinéma, donc, simplement ?
Général Massu
Ben, forcément, oui, ben, la chasse…
Pierre Dumayet
Ben, pourquoi le faire ?
Général Massu
Hein ?
Pierre Dumayet
Pourquoi faire ce simulacre de chasse, à votre avis ?
Général Massu
Oh, ben, pour que…
Pierre Dumayet
Pour la presse ?
Général Massu
Je ne sais pas, pour, je ne sais pas. Difficile d’en juger, enfin, peut-être pour l’environnement, pour le point de départ. Les gens du point de départ et les gens du point d’arrivée prévus de l’avion.
(Silence)
Général Massu
C’est une opération qui était menée directement par le cabinet de Monsieur Lacoste, cette affaire-là, à laquelle nous, évidemment, étions totalement étrangers.
Pierre Dumayet
Hum…
(Silence)
Pierre Dumayet
Le 7 janvier 57, une délégation de pouvoir vous a été donnée, et parmi ces pouvoirs, vous en avez fait imprimer deux en italique dans votre livre. C’est le quatrième : « Assigner à résidence, le droit en conséquent, assigner à résidence surveillée ou non toute personne dont l’activité se révèle dangereuse pour la sécurité et l’ordre public ; et le septième : « Ordonner et autoriser les perquisitions à domicile de jour et de nuit. Je mets ça en rapport avec une interview que vous avez donnée au Journal d’Alger, le 16 janvier 57, et donc, la semaine suivante. Vous dites : « J’ai un plan simple d’action offensive, un, tout connaître de tous les gens d’ici. » Je cite le deuxième pour mémoire, pour ne pas être inobjectif : « Deux, relever le niveau de vie des déshérités ; trois, ne pas laisser subsister la sous administration. » Revenons au point un « Tout connaître, de tous les gens d’ici. » Vous y êtes arrivé ? Je voudrais que vous m’expliquiez comment vous aviez organisé ce quadrillage, parce que ça descend jusqu’à la maison, jusqu’à l’individu, pratiquement. Quand vous dites, « Tout connaître de tous les gens d’Alger », c’est vrai, au sens de ces…. Ce n’est pas une exagération, c’est exactement cela.
Général Massu
Oui, le quadrillage était préparé par Trinquiet, avec l’aide, en partie, de la gendarmerie, qui s’est acquittée de cette tâche magnifiquement, je dois dire. Elle consistait à distribuer les différents quartiers d’Alger en îlots d’immeubles, composant, composé chaque îlot d’un certain nombre d’immeubles. Et dans chaque immeuble, un responsable avec une fiche concernant tous les habitants de l’immeuble, sur laquelle le responsable devait noter les mouvements affairant l’immeuble, les départs, les arrivées, et cetera.
Pierre Dumayet
De tout individu ?
Général Massu
De tout individu habitant l’immeuble. Alors, les patrouilles de contrôle, ultérieurement, consultent, n’avaient qu’à consulter la fiche et puis vérifier. Et si, et si les présents ou les absents ne correspondaient pas à la fiche, ils posaient des questions. Et à ce moment-là, ils découvraient de temps en temps du nouveau.
Pierre Dumayet
Ça rapportait.
Général Massu
Ça rapportait !
Pierre Dumayet
Et dans un rapport qui est de…, dans une note rédigée en 57 à propos du terrorisme, je lis : « Et en fait, une grave lacune existe donc actuellement dans l’arsenal de nos lois, que les terroristes et les gens qui les soutiennent utilisent habilement pour se protéger. En fait, si nos lois actuelles sont strictement appliquées, il serait pratiquement impossible de les atteindre. » D’où nécessité, finalement, ce que veut dire cette phrase : « De transgresser les lois habituellement admises pour assurer l’accomplissement d’une mission. »
Général Massu
Hélas, oui ! Hélas oui, parce que d’abord, la loi ne me permettait pas la question par force, que j’ai autorisée, qui d’ailleurs était déjà en usage mais que j’ai prise sous ma responsabilité. Et puis, la loi oblige ensuite, tous les individus arrêtés, à…, oblige à déférer au parquet dans les 24 heures, tous les individus arrêtés. Alors, ces deux conditions, je n’ai pas pu les respecter.
Pierre Dumayet
Oui, vous parlez à un certain moment de… de blanc-seing, on va dire, qui vous aidait à rester dans la légalité.
Général Massu
Oui, au début, nous n’avions pas assez d’officiers de police judiciaire, alors, ces blancs-seings permettaient de remplir des titres de perquisitions domiciliaires. Et par conséquent, à rester dans la légalité pour ces perquisitions. En tout cas, quand il y a eu assez d’officiers de police judiciaire, une meilleure intégration entre les policiers, la gendarmerie et la…, et l’armée, surtout du temps de Godard, il n’a plus été question de ces blancs-seings, alors qu’ils étaient indispensables comme au début de la guerre.
Pierre Dumayet
Quand on dit blanc-seing, c’est vraiment blanc-seing. C’est-à-dire que ces blancs-seings vous étaient donnés en blanc ?
Général Massu
C’est ça, oui, c’étaient des titres à signer. C’était complété par les officiers de renseignement, au moment où leur travail les amenait à envoyer des équipes effectuer certaines perquisitions domiciliaires.
Pierre Dumayet
C’était plus formaliste que légal, donc.
Général Massu
Oui, c’est exactement, oui.
Pierre Dumayet
Vous parliez tout à l’heure de questionner…, des questions par la force, bon, c’est le mot torture qu’il faut employer, vous le dites, à la question : « Y a-t-il vraiment eu torture ? », « Je ne peux que répondre par l’affirmatif, dites-vous, quoi qu’elle n’ait jamais été instituée ni codifiée. » Vous dites : « Je n’ai pas peur du mot. »
(Silence)
Général Massu
Oui, on a beaucoup parlé de torture, qui est un mot qui excite l’imagination de beaucoup de gens, qui fait peur à beaucoup d’autres. Mais c’est un mot, à mon avis, très général, et qui n’était pas valable pour l’action que nous avions menée en Algérie, enfin, à mon humble jugement. La question par force n’a rien à voir avec la torture pratiquée dans les camps de déportation nazis, ou dans les camps viets, où trois de nos camarades ont séjourné pendant de nombreuses années, n’est-ce pas ?
Pierre Dumayet
Mais quand vous dites :« Je n’ai pas peur du mot. » Ça veut dire aussi que vous reconnaissez et vous le dites, vous l’avez écrit, vous reconnaissez qu’il y a eu torture, vous l’écrivez même. La première fois que vous avez vu quelqu’un torturé, c’était où, en Algérie ?
Général Massu
Moi, je n’ai jamais vu personne torturer, personnellement. Je me suis torturé moi-même une fois, enfin, je veux dire assez modestement, pour voir ce qu’était la fameuse gégène, mais je n’ai jamais assisté à un interrogatoire par force, personnellement. J’étais au-dessus du travail de détail, et je recevais…, enfin, j’avais assez à faire pour suivre les actions de mes régiments, sans avoir le temps de descendre dans les détails des opérations d’interrogatoire. Les interrogatoires que j’ai vaguement suivis, en ce…, concernaient des individus d’un certain niveau, généralement, les plus évolués, les intellectuels, et ceux-là n’avaient pas besoin du tout d’être bousculés. Ils parlaient, en général, assez facilement.
Pierre Dumayet
Oui, vous dites, je l’ai expérimentée sur moi-même. C’est de l’expérimentation totale que vous avez faite ou pas ?
Général Massu
Enfin, totale, j’ai voulu voir ce que c’était cette fameuse gégène dont parlaient mes subordonnés depuis longtemps. Et alors, quand j’ai été plongé dans cette affaire algéroise, tout naturellement, mes subordonnés étaient préparés à utiliser les mêmes procédés de questions par force ; qui paraissaient à tous indispensables pour obtenir d’urgence les renseignements permettant d’empêcher la suite à, aux kyrielles des attentats. Alors, moi, j’ai encaissé le procédé, ses risques, je l’ai pris comme c’était mon devoir, à partir du moment où je considérais qu’il n’y avait pas moyen de faire autrement, j’en ai pris la responsabilité, voyez-vous. Alors, en prenant la responsabilité, j’ai quand même voulu voir un peu ce que c’était. J’ai fait monter une magnéto un jour, à la…, à mon PC d’Hydra, et puis, j’ai regardé, je me suis mis des électrodes sur deux, trois endroits du corps. J’ai fait tourner la manivelle pour voir ce que ça donnait quoi, alors, ça donnait quelques secousses. Et, je ne vous dirais pas que le gars qui tournait la manivelle lui a donné la plus grande vitesse. Et par conséquent, le courant a été aussi intense qu’il a pu l’être dans certains cas d’interrogatoire, mais, enfin, j’ai eu une idée de la question, si vous voulez. Je voulais surtout, en le faisant, dire, enfin, faire comprendre à mes officiers qu’ils devaient l’essayer aussi eux-mêmes avant de l’employer. Il fallait qu’ils soient vraiment au courant de ce procédé et de ses résultats.
Pierre Dumayet
Oui !
Général Massu
C’était plutôt, si vous voulez, à titre pour que ça se sache, que je l’ai fait ; à titre d’exemple vis-à-vis des gars, qui eux, sur le tas, et souvent contre leur gré, parce que ça ne les amusait pas du tout ce métier-là, hein ! Ils étaient amenés, ils étaient obligés un jour ou l’autre, mais pas dans tous les cas, loin de là, d’y avoir recours. Pour une partie de l’opinion, qui veut, qui ne veut pas de bien aux parachutistes, l’interrogatoire, ça veut tout de suite dire torture. Mais ce n’est pas vrai, l’ampleur de la force a été…, n’a pas été générale. Il a été, pour la bataille d’Algérie, il a été relativement fréquent, mais enfin, dans beaucoup de cas, et peut-être les cas les plus importants, il n’a pas été nécessaire. Je cite dans mon bouquin, d’ailleurs, d’abondantes confessions qui n’ont jamais été arrachées par la torture. Je donne un certificat du patron du terrorisme, Monsieur Yacef Saâdi, qui reconnaît n’avoir jamais été torturé. Et je prouve que les filles de Djemila, là, ont calomnié l’armée, et d’ailleurs, la justice aussi, en prétendant l’avoir été.
Pierre Dumayet
Votre livre s’ouvre, enfin, à la septième ligne du premier chapitre, vous dites : « Voilà ce que me dit le ministre résident Lacoste en cet après-midi du 7 janvier 57, fête de Sainte Mélanie, que j’invoque aussitôt, en inscrivant sur mon agenda : Priez pour le nouveau commandant militaire du département d’Alger. » Vous êtes donc très catholique.
Général Massu
Oui, j’étais catholique, j’étais aussi conscient du cirque dans lequel je m’enfonçais quoi, la difficulté de la tâche qui m’attendait. Oui, je suis catholique, parfaitement, oui.
Pierre Dumayet
Mais est-ce que la…, est-ce que l’idée même de torture ne vous répugne pas ?
Général Massu
Ben, elle ne me fait pas plaisir, mais encore une fois, je suis un soldat, hein ? Et la guerre qui m’est imposée, dans les circonstances, m’oblige à avoir recours à ce procédé. Je ne considère pas que ce procédé, vous savez, soit, malgré le mot affreux qui…, dont on le qualifie, soit plus inhumain que de balancer des bombes sur des populations, hein, ou de tirer, enfin, ou de provoquer d’atroces blessures avec des armes à feu. C’est un procédé nouveau, non employé ultérieurement, mais souvent, qui se…, qui se résume à peu de choses, et qui laissait beaucoup moins de traces sur les individus qu’une balle dans le cœur ou… ; ou, simplement, n’est-ce pas, les procédés employés par nos adversaires FLN vis-à-vis de leurs propres frères, de leurs propres patriotes, qui avaient [fui mai] ou qui n’avaient pas respecté les autres ordres, les autres interdits du FLN. A savoir, leur couper le nez quand ce n’était pas autre chose, quoi ! Ah ça, ça me paraît être de la torture pour de bon, ça. Mais, je n’ai jamais coupé le nez de personne moi, et aucun de mes gars non plus.
Pierre Dumayet
Je reviens un peu en arrière. Tout à l’heure, vous me parliez…, je vous ai demandé de me dire comment vous aviez réussi à connaître tous les gens d’ici, comme vous disiez à l’interview.
Général Massu
Oui.
Pierre Dumayet
Et, je pense à chaque maison ayant un indicateur à votre service, et disant, untel n’est pas rentré, quelqu’un de nouveau vient d’arriver, et cetera. Et, j’ai eu peur, je dois dire, en lisant votre livre. Je me suis dit, mais tout de même, supposons, par exemple, que un putsch militaire, il y en a eu en Algérie, qu’un putsch militaire ait réussi. Et, je me suis dit, mais, ces gens qui étaient…, qui avaient une police, une telle qualité policière, au bout de deux ans, ou d’un an d’exercice même ; ces gens auraient très bien pu arriver en métropole, par exemple, et exercer pour d’autres raisons, politiques également d’ailleurs, les mêmes traitements à des gens de Giens, de Houdan, ou de Montluçon. Et, j’avoue que ça m’a un peu effrayé tout de même. Quand je dis un peu, j’exagère d’ailleurs à l’envers, c’est-à-dire que ça m’a beaucoup effrayé. Dire que l’idée d’une, l’idée…, mais non, je voudrais savoir ce que vous en pensez vous-même. L’idée d’une armée qui est plus policière que la police, parce qu'elle est devenue policière à cause de la carence de la police en Algérie ; une armée, un gouvernement qui a une armée comme ça, devient un gouvernement capable de diriger un Etat policier terrible, non ?
Général Massu
Oui, enfin, écoutez, pour vous rassurer, il faut vous dire que toute l’armée n’était pas policière en Algérie, que beaucoup de gens n’ont pas voulu faire ce métier, que nous avions été un petit nombre à le faire. Donc, j’étais probablement le seul à mon échelon, à le couvrir officiellement, et à en prendre la responsabilité. Par conséquent, vous n’avez pas à craindre que toute une armée, en cas de réussite improbable de je ne sais quel putsch, le père de Gaulle n’aurait jamais permis un putsch de réussir, j’en suis convaincu ; qu’une armée revienne en France, et s’occupe de cette question. Moi, je crois que le problème est de savoir si vraiment, on veut protéger une population, si on ne veut pas la protéger contre le terrorisme, ou bien, vous laissez les bombes éclater partout, les gars se faire égorger, hein !
Pierre Dumayet
Non, mais je sais bien, quand on pose le problème comme ça.
Général Massu
Ou alors, vous cherchez des moyens qui pourraient, qui pourront protéger cette population. Moi, je n’ai pas fait autre chose en Algérie.
Pierre Dumayet
Je voulais…
Général Massu
Et je ne pense pas que l’exemple que j’ai donné, que j’ai permis à mes hommes de développer, puisse mettre…, aurait pu mettre à la disposition d’un Etat policier pour demain, une force inquiétante, et dangereuse. Car surtout, l’organisation des populations a été confiée à la fraction de l’armée la plus rigoureuse, la plus disciplinée, la plus légaliste qu’est la gendarmerie. C’est elle qui a fait sous la…, d'après les instructions, les directives de Trinquier, et qui a magnifiquement réussi et qui a organisé à Alger tous ces systèmes de quadrillage, qui vous effrayent un petit peu. Alors, la gendarmerie, en France, elle n’est pas suspecte non plus, vous savez.
Pierre Dumayet
Non, mais que le quadrillage m’effraye, ça n’a aucune importance. Ce qui m’intéresse, c’est de savoir s’il ne vous effraye pas un peu ?
Général Massu
Moi, moi…
Pierre Dumayet
Non pas, non pas rétrospectivement, mais comme ça, si on fait un portrait d’un Etat, un portrait d’un gouvernement, un portrait d’une armée, est-ce que ça vous paraît…, est-ce que ça ne vous paraît pas un peu redoutable en soi ?
Général Massu
Moi, je me suis habitué à cette forme de lutte qui nous a été faite, n’est-ce pas, l’emploi du terrorisme, encore une fois, avec tout ce qu’il a d’atroce ; et dont on conçoit mal quand on n’a pas été mis dans le bain, n’est-ce pas ? Et les malheureux Pieds-noirs, eux, l’ont compris, ainsi que d’ailleurs, que la grosse masse algérienne. Et je pense que face à ce terrorisme, il n’y avait pas trente-six procédés. Celui que nous avons employé me paraît…, ceux que j’ai employés, ben, je ne…, je ne regrette pas de les avoir employés, absolument pas.
Pierre Dumayet
Vous faites état de deux dépositions, en quelque sorte, d’officiers généraux qui étaient contre, qui se sont désolidarisés de cette méthode d’action. Vous en faites état parce que, par objectivité, comme on dit, il s’agit du général La Bollardière et du général Billotte.
Général Massu
Ouais…
Pierre Dumayet
Bon, c’étaient des officiers généraux, ils étaient dans le bain.
Général Massu
Oui, ben, nous ne sommes pas forcément les mêmes, n’est-ce pas ? Nous n'avons pas forcément tous les mêmes réactions. Moi, je respecte les opinions de chacun. J’ai été navré du…, d’être en opposition avec Bollardière, qui est un vieux copain, on était ensemble à La Flèche et à Saint-Cyr. D’ailleurs, je l’ai revu depuis, nous nous serrons la main, moi, je n’ai rien contre lui. Mais enfin, puisque j’ai raconté cette histoire et que tout le monde a parlé de l’affaire Bollardière, si je n’avais pas parlé dans mon bouquin, ben, on aurait dit : « Bon, ben, Massu étouffe l’affaire. » Moi, j’ai…, objectivement, j’ai cité des, simplement des textes, d’ailleurs. Et, j’ai essayé même d’expliquer rapidement le contexte dans lequel commandait Bollardière, puis dans mon esprit, au moins, sinon dans celui de beaucoup de gens, on pourra contribuer à faire comprendre comment il a été amené à prendre cette position.
(Silence)
Pierre Dumayet
Mais, il y a une phrase du Général Billotte que j’ai cochée, là : « Dans les conflits de cette nature, à caractère idéologique, dit-il, à échéance, la victoire doit aller à l’idéologie la plus élevée. » Vous vous souvenez de ce que vous répondez à cette question ?
Général Massu
Euh !
Pierre Dumayet
Vous dites : « Est-ce que c’est un souhait ou une constatation ? »
Général Massu
Ah oui… « Est-ce que c’est un souhait ou une constatation ? », oui.
Pierre Dumayet
Et vous dites : « En temps de paix, peut-être. »
Général Massu
Ce n’est pas…. La population demande à être protégée, l’armée est faite pour protéger la population. Bon, ben, écoutez, dans certaines circonstances, l’armée était obligée d’employer des moyens qui ne lui font pas plaisir, qu’elle n’emploie pas avec joie. Certains de ses éléments ont pu les employer maladroitement, se laisser entraîner par une certaine passion. C’est un métier dangereux, je l’ai écrit, je l’ai répété, je le pense encore. C’est un métier qui demande à être fait avec beaucoup de circonspection. J’ai fait couler du sang, c’est entendu, mais, enfin, comme je le dis en final, il en aurait coulé beaucoup plus si la bataille n’avait pas été livrée, a fortiori, si elle avait été perdue, beaucoup plus. Alors, là, et j’ai combattu, je ne sais combien d’Européens y seraient passés, ça aurait été tout de suite le, l’affrontement entre les deux communautés, avec à ce moment-là, très peu d’armes chez les… chez les Européens, je dois le dire.
Pierre Dumayet
Vous citez deux textes, l’un du père de Foucauld, et l’autre de Lyautey.
Général Massu
Oui.
Pierre Dumayet
Le père de Foucauld était un prophète…
Général Massu
Le père de Foucauld était un prophète extraordinaire puisque en 1912, il vous dit, « Si vous ne changez pas de méthode, dans cinquante ans, vous serez fichus à la mer. » Hein ? Et cinquante ans après 1912, c’est 62, c’est exactement l’année où l’Algérie a eu son indépendance, c’est vraiment prophétique. J’ai toujours eu beaucoup de…, beaucoup de vénération pour le père de Foucauld depuis que je suis jeune officier. J’étais saharien pendant un certain nombre d’années, pour moi, le père de Foucauld, c’était un très grand homme. Il a été assassiné, comme vous le savez au Hoggar, en 1916, dans une révolte de [INAUDIBLE], qui était la grande organisation française des [INAUDIBLE] sahariens.