Les bastides de Monfort-en-Chalosse, Mugron et Saint-Sever
Notice
Présentation de trois bastides chalossiennes : la bastide de Monfort-en-Chalosse et le musée de la Chalosse qui œuvre pour la conservation et la présentation du patrimoine chalossien ; la bastide de Mugron et la ganaderia Latapy où Michel Lassale élève des vachettes pour la course landaise ; Saint-Sever qui présente chaque année depuis 20 ans un son et lumière consacré à son riche passé historique.
Éclairage
Au Moyen Âge, on met en place un vaste plan pour attirer les poblants, des populations nouvelles, tant aux frontières du comté de Toulouse qu'aux limites du Béarn et de la Guyenne, dont le duc était aussi roi d'Angleterre. On y établit des bastidas [1], de petites cités construites ex nihilo, au plan rationnel, orthogonal, doté d'une place centrale entourée de galeries à arcades... Leur nom s'inspire souvent d'une ville célèbre (Gênes, Grenade et Toulouse, par exemple) ; parfois elles adoptent le patronyme du fondateur (Jeanne d'Arthès et Amaury de Craon, le sénéchal d'Hastings ou Montégut) [2] quand d'autres reprennent un toponyme préexistant, comme Mugron (Mugrone, au XIe siècle) issu d'un oronyme prélatin du type *mocoron justifié par la situation initiale du bourg, un éperon avancé, un "belvédère", portant, jadis, un château de bois. Autre cas : Montfort - Monthòrt en gascon - bâtie à l'écart du vieux bourg de Saint-Pierre-d'Oiosse, choisit une dénomination alors fort répandue valorisant sa position de place forte [3].
Nous sommes en Chalosse où, des hauteurs du Tuc de Morlanne à Saint-Sever-Cap-de-Gascogne ou de la terrasse de Mugron, l'œil découvre, en direction du nord, l'immense panorama de la forêt landaise. Une situation que décrit ainsi le géographe Louis Papy : "Au sud, le paysage est tout différent : voici un aimable pays de coteaux aux sols et aux cultures variés, un bocage riche et humanisé, en face de la Lande, autrefois misérable, c'est une prospère contrée agricole, un bon "vieux pays". " [4]
Car la Chalosse, c'est un peu le pays de cocagne. En effet, d'Aire-sur-Adour à Montfort et Pouillon le paysage change. Disposées en longues bandes sud-est-nord-ouest, les collines accrochent de petits villages et des fermes éparpillées au milieu des champs et des bosquets. Les vallées du Bahus, Gabas, Louts, Luy et Arrigans descendent du Béarn vers l'Adour ourlant les vastes pâtures appelées localement gèrts ou tilhs [5]. Tous ces terroirs, riches de leur convivialité et de leurs traditions sont très largement agricoles : maïsiculture, élevage bovin et vignobles.
Mais ce qui fait, plus que tout, la renommée de ce "pays", c'est l'aviculture, élevage de poulets et de canard gras dont la promotion s'opère chaque année aux Festivolailles de Saint-Sever. Quintessence de la gastronomie landaise, le foie gras [6] s'y décline dans une riche gamme de produits.
De cette prospérité témoignent les belles maisons "capcasalières" dont la maison Carcher à Montfort-en-Chalosse, transformée en musée sur une idée de Maurice Gassie [7], est un exemple remarquable. C'est aux débuts des Temps modernes (XVIe et XVIIe siècles) que certains propriétaires roturiers sont nommés cap casaus, "chefs de terre" ou "chefs de bien" ; ils sont généralement issus des premières familles installées dans la communauté des voisins ou vesiau et jouissent, de ce fait, de certains privilèges parmi lesquels une liberté complète d'exploiter leurs terres "franches", c'est-à-dire non assujetties au système féodal [8] et ont "droit de colombier". Souvent épris de progrès agricoles et à l'affût de nouvelles techniques, ils tentent, à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, toutes sortes d'expériences dans un souci d'améliorer la productivité. Leurs fermes modèles, en quelque sorte, ont pour noms la maison Beyrie à Estibeaux, la maison Peyne à Laurède, la maison Pachiou à Mimbaste ou la maison Brouchoua à Tercis qui comptent parmi les plus remarquables capcasaus.
On l'aura compris, la Chalosse est avant tout une terre de traditions. Là, plus qu'ailleurs, on perçoit la spécificité d'un pays, l'identité, l'âme de tout un peuple qui se démarque bien des Basques et Béarnais voisins et même des gens de la Grande Lande. Au pays de la course landaise, on se départit aussi des influences ibères qui se voudraient parfois dominantes. Érigé en Fédération "française" en 1953, ce sport, nécessitant qualités physiques et courage, se pratique dans 134 communes du département, mais surtout en Chalosse où l'on a coutume de dire : "Nada hèsta shens corsa" [9].
Un pays de caractère dont Saint-Sever, Cap de Gasconha, "chef-lieu, capitale de Gascogne", constitue le centre historique. Fondée sur un promontoire appelé Tuc de Morlane, dominant l'Adour, c'est un site défensif occupé certainement très tôt, bien avant que les Romains n'y établissent un poste militaire et qu'un petit gouverneur n'y construise un palestrion [10].
Au début du Ve siècle, un ancien légionnaire, Severus, qui aurait évangélisé la Gascogne, y subit le martyre et donne, au VIIe siècle, son nom au premier bourg formé autour d'une abbaye bénédictine détruite en 812 et dont on ne sait pas grand-chose. La cité renaît à la fin du Xe siècle quand le duc de Gascogne, Guilhèm Sanç (Guillaume Sanche), fonde un monastère qui adopte la règle de Cluny. La puissance de la nouvelle abbaye s'accroît alors rapidement car elle tire des revenus substantiels de vastes domaines répartis en Chalosse et dans le Marsan. Centre spirituel et intellectuel majeur, elle abrite clercs et copistes de grande valeur comme ceux qui ont réalisé le Beatus [11].
Pendant des siècles la cité vit donc au rythme de la vie des moines et subit les avatars liés à la lutte entre les Capétiens et les rois-ducs. Sous l'Ancien Régime, la cité prospère grâce notamment au dynamisme du port sur l'Adour et à la création de la route royale menant vers Orthez. Siège de sénéchaussée, le Cap de Gasconha attire de nombreux officiers et une bourgeoisie qui fait travailler les terres par des métayers.
Même si la Convention rebaptise ex abrupto la petite ville en "Mont-Adour", dans une volonté de faire disparaître les connotations par trop religieuses de l'hagionyme, envoyant par la même occasion 22 personnes à la guillotine pour complot contre la République, Saint-Sever ne souffre pas trop de la Révolution et devient même sous-préfecture jusqu'en 1926.
Témoin de cette participation à la vie de la nation, la statue du général Jean Maximilien Lamarque réalisée en 1896 par Félix Soulès (1857-1904) sur la Butte de Morlanne ; un bel hommage à l'enfant du pays qui devient capitaine en 1793, à l'âge de 23 ans, dans la fameuse "colonne infernale" de la Tour d'Auvergne et s'illustre d'abord dans la prise de Fontarabie. Chef de bataillon dans l'armée du Rhin, il se distingue lors des batailles d'Engen, de Messkrich et de Hohenlinden (1800) alors que Bonaparte vient d'engager une seconde campagne d'Italie. Le voici donc vite au grade de général, ce qui lui vaut de commander la brigade du 7e corps à Austerlitz.
Sa longue carrière dans les armes et son statut de député lui valent une grande notoriété qui se traduit lors des manifestations qui ont lieu le jour de ses obsèques [12] et que Victor Hugo évoque dans Les Misérables.
La Chalosse, l'un des berceaux de la gastronomie française [13], porte donc depuis longtemps ses valeurs au-delà de ses frontières toujours protégées par un chapelet de bastides.
[1] Terme pan-occitan signifiant "bâtie". Si, en Provence, il désigne une maison cossue inscrite dans un vaste domaine, en Aquitaine, il nomme un bourg neuf érigé dans un segment chronologique bien précis (XIIIe-XIVe siècles).
[2] C'est l'origine de Geaune, Grenade, Toulouzette, Arthez, Créon, Hastingues et Montégut.
[3] Cartulaire de la cathédrale de Dax, Liber rubeus (XIe-XIIe siècles), texte édité, traduit et annoté par Georges Pon et Jean Cabanot, Comité d'Études sur l'Histoire et l'Art de la Gascogne, 5, rue du Palais, Dax, 2004, 589 pages.
[4] PAPY, Louis, La Chalosse, Annales de géographie, 1931, vol. 40, n° 225, p. 239.
[5] Gèrt et tilh, bien ancrés dans la toponymie, sont synonymes. Ils indiquent précisément des terres de landes non cultivées ni habitées. Ce sont de très anciens terrains de parcours traversés par de vieux chemins jalonnés de tumulus, notamment le long de la "traînée glaciaire de Lourdes à Dax", selon l'expression de Xavier de Cardaillac.
[6] Le foie, hitge en gascon, est tiré de l'étymon latin ficatu (jegur), "foie (de bête nourrie) avec des figues". Une tradition qui remonte à la plus haute Antiquité, paraît-il...
[7] Maire de Montfort de 1995 à 2001. Ce musée de pays parfois dénommé Musée de société s'appuie sur trois piliers : le passé viticole de la Chalosse, le métayage (sur 114 exploitants avant la guerre, 98 étaient métayers) et la langue gasconne.
[8] Ces maisons "franches" sont d'ailleurs très souvent signalées par un pin "franc", symbole de ce statut.
[9] "Pas de fête sans course". Une tradition d'ailleurs très ancienne puisque les jeux taurins sont attestés une première fois par un texte de 1450 concernant les traditionnelles fêtes de la Saint-Jean d'été à Saint-Sever.
[10] Demeure cossue qui a fourni aux archéologues un riche mobilier.
[11] Le Beatus de Saint-Sever est le seul Beatus français. C'est un manuscrit enluminé du XIe siècle réalisé à l'Abbaye bénédictine de Saint-Sever par maître Stephanus Garsia.
Il offre une transcription de l'Apocalypse de Jean commentée vers 786 par Beatus, un moine espagnol, auteur de 23 autres documents majeurs ; il traite également des Evangélistes, de la généalogie du Christ et du livre de Daniel.
[12] La foule scande "Lamarque au Panthéon !" mais c'est le petit cimetière d'Eyres-Moncube qui reçoit la dépouille du grand homme.
[13] De sa région natale, Alain Ducasse dit : "La Chalosse représente pour moi la mesure étalon des goûts originels. Du foie gras, du confit, des palombes, des cèpes".