Les lagunes : un patrimoine du littoral héraultais

Les lagunes : un patrimoine du littoral héraultais

Par Stéphane Ghiotti, Directeur de recherche CNRS, Laboratoire ART-Dev UMR 5281Publication : 21 déc. 2022, Mis à jour : 14 avr. 2023

# Introduction

Aujourd’hui, au centre de très nombreuses attentions de la part de divers acteurs qui en assurent la protection et la conservation au titre de la sauvegarde de la biodiversité, les complexes lagunaires et les zones humides attenantes n’ont pas toujours fait l’objet d’une telle surveillance. Plusieurs dates jalonnent cette évolution. L’expression zones humides est une traduction du terme anglais wetlands dont l’apparition se situe dans les années 1950. La première utilisation du terme l’est par une administration, l’US Fish and Wildlife Service [Réf. 2udtd3rtr] en 1956. La convention de Ramsar, en 1971, inscrit la protection de ces milieux sur l’agenda politique international. En ce qui concerne la France, la création du Conservatoire du littoral en 1975, puis l’adoption en 1986 de la loi littoral poursuivent ce mouvement. Les années 1990 constituent un véritable tournant « gestionnaire » sous l’impulsion des directives européennes [Réf. 23l2plrc4], mais aussi du rapport Bernard de 1994 et de la loi sur l’eau de 1992, un enchaînement de mesures qui ont grandement favorisé la qualification et la quantification de l’ensemble de ces espaces désormais réunis sous l’appellation de zones humides. Aujourd’hui elles sont considérées et valorisées sous l’angle des services qu’elles rendent aux sociétés (biodiversité, lutte contre les inondations, production de poissons etc.), appelés services environnementaux, une évolution majeure au regard de leurs représentations passées de milieux dépréciés, qualifiés de marais, à mettre en valeur par leur assainissement. Bien que pertinente, cette approche n’en demeure pas moins partielle et ne résiste pas à une mise en perspective historique. Les populations riveraines n’ont pas attendu les années 2000 pour découvrir que les complexes lagunaires et humides leurs « rendaient des services » vitaux. La navigation, la pêche, l’agriculture, le tourisme, la protection de l’environnement et des risques sont les six branches d’une même matrice permettant de retracer la trajectoire socio-environnementale des complexes littoraux avec une dimension historique plus longue que celle de l’après-Seconde Guerre mondiale longtemps privilégiée.

     

# Les lagunes au prisme du temps long : dynamiques environnementales et usages des ressources

La présence de lagunes, et de zones humides attenantes, est l’une des caractéristiques majeures du littoral méditerranéen du Languedoc et du Roussillon. Situées entre terre et mer, elles s’étendent sur 325 kilomètres, dans les Pyrénées-Orientales, l’Aude, l’Hérault et le Gard, et concernent 54 communes recensées au titre de la loi littoral de 1986 qui vise, pour partie, à leur protection. De la frontière espagnole au Petit Rhône qui marque la limite avec la Camargue et son parc naturel régional, dix complexes lagunaires s’échelonnent le long de la côte méditerranéenne [Réf. gesdhyeya]. Ces vastes espaces représentent environ 40 000 hectares de lagunes auxquels s’ajoutent 50 000 hectares de zones humides périphériques. Au sein des trois régions méditerranéennes, l’ex-région Languedoc-Roussillon en regroupe 42 %. Des cinq plus grands étangs littoraux français (le plus vaste étant celui de Berre), quatre se situent dans cette région avec, par ordre décroissant, Thau, Salses-Leucate, Bages-Sigean et l’étang de l’Or.

Plusieurs éléments participent à la constitution d’un complexe lagunaire. L’existence d’un plan d’eau, plus au moins profond, en est le point central. Il se trouve séparé de la mer par une fine bande de sable appelée lido. Les échanges et les communications avec la mer s’effectuent par le biais d’un chenal appelé grau. Recevant de l’eau depuis leurs bassins versants continentaux, les lagunes se caractérisent également par des gradients de salinité différents allant de l’eau douce à l’eau salée en passant par un stade intermédiaire d’eau saumâtre. L’ensemble des activités humaines et la diversité des milieux naturels exigent des ajustements constants, selon l’endroit et les saisons, pour gérer les quantités d’eau (niveaux et volumes) et leur qualité (taux de sel). Souvent présentés comme naturels, ces ensembles lagunaires dépendent largement de l’homme qui régule l’ensemble des flux d’eau par un maillage complexe d’ouvrages (canaux, martelières, buses, clapets, barrages anti-sel…), pour certains souvent très anciens.

La formation de ces lagunes remonte à la fin de la dernière glaciation, entre - 20 000 et ‑ 10 000 ans, qui entraîna la remontée des eaux de la mer. Le niveau s’est progressivement stabilisé vers - 6 000 ans. Les vagues et les courants ont permis la formation d’un lido isolant les lagunes par l’apport de matériaux. La configuration actuelle de la côte, marquée par un chapelet d’étangs relativement bien distincts, n’est qu’une formation récente. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, une seule et même étendue d’eau s’étirait de Sète à Aigues-Mortes. C’est la combinaison de phénomènes pluriels : colmatage progressif par l’apport de sédiments continentaux via les cours d’eau, processus d’érosion et d’accrétions littorales, actions des hommes, qui a transformé la physionomie et le fonctionnement hydrologique des lagunes et de leurs zones humides.

Les Archives départementales de l’Hérault conservent le Cartulaire de Maguelone, document datant du XIVe siècle qui constitue un véritable traité de gouvernance et de gestion de la lagune (pêche et navigation) et de ses ressources. Dans sa thèse en histoire moderne portant sur l’espace lagunaire entre Sète (Cette) et Aigues-Mortes, du XIe au XVe siècle [Réf. k9vd21cfz], Lucie Galano analyse très précisément comment s’est mis en place un système de gestion et d’administration de l’espace lagunaire durant la période médiévale. Parmi les nombreuses sources analysées, le Cartulaire de Maguelone tient une place importante. Plusieurs étapes se sont succédé pour passer de la lagune aux étangs, indiquant ainsi le progressif découpage d’un espace mouvant et unitaire en une succession d’entités voulues à la fois distinctes mais aussi interreliées politiquement, socialement et économiquement. Lucie Galano [Réf. mqy1xi775] indique que : la rémanence de la dénomination médiévale est perceptible dans la toponymie actuelle des étangs du bassin lagunaire (étang de l’Or, étang de « Pierre blanche », étang du « Prévost »). Durant l’Antiquité, les étangs du Bas-Languedoc étaient plus communément appelés  stagna volcarum, une dénomination qui tendait à les englober. Cela engage à considérer que c’est bien durant la période médiévale, sous l’effet de l’appropriation seigneuriale, manifestation de la féodalité, qu’il faut rechercher l’origine de la division du bassin lagunaire en plusieurs étangs. C’est le comte de Melgueil qui possède jusqu’au XIe siècle l’ensemble des droits, notamment fonciers, sur la lagune entre les fleuves Vidourle et Hérault. L’émergence et l’affirmation d’autres pouvoirs, allant des seigneurs à des particuliers en passant par les communautés urbaines et rurales, l’évêque et le chapitre (chanoines) de Maguelone ainsi que la création d’alliances vont changer la donne. Selon Lucie Galano, c’est la privatisation progressive mais continue des biens publics et l’émiettement des droits associés à la terre et aux ressources entre plusieurs autorités et territoires qui sont à l’origine du démantèlement de l’espace lagunaire, d’abord d’un point de vue juridictionnel puis d’un point de vue territorial.

Cartulaire de l'évêché de Maguelone

Figure de l’étang de l’Or, vers 1350, où sont représentées les maniguières (pêcheries fixes) avec leurs cabanes, le cordon littoral avec ses graus, et les églises en périphérie de l’étang. Les textes détaillent le partage des revenus de la pêche entre l’évêque et les chanoines de Maguelone, ainsi que la part de poisson dévolue aux différents seigneurs, G 2046.

Figure de l’étang de l’Or, vers 1350, où sont représentées les maniguières (pêcheries fixes) avec leurs cabanes, le cordon littoral avec ses graus, et les églises en périphérie de l’étang. Les textes détaillent le partage des revenus de la pêche entre l’évêque et les chanoines de Maguelone, ainsi que la part de poisson dévolue aux différents seigneurs. Archives départementales de l’Hérault, G 2046.

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Les deux cartes suivantes, dressées au milieu du XVIIIe siècle, se veulent illustratives de deux processus majeurs concernant « les étangs littoraux » nécessitant d’intégrer des temporalités longues quant à leur compréhension : des dynamiques environnementales déterminant leur morphologie et leur fonctionnement, l’utilisation et la gestion des espaces par des acteurs multiples aux intérêts souvent divergents.

La carte de la Coste de Languedoc depuis Cette jusqu’à l’étang de Repousset, de Jacques-Nicolas Bellin (1764) montre bien la continuité de la lagune, alors ininterrompue depuis Sète jusqu’à Aigues-Mortes. Il s’agit de milieux fortement dynamiques et en perpétuelle évolution sous l’influence combinée notamment des cycles marins et continentaux des eaux. Ils n’étaient pas présents il y a 12 000 ans et ne seront probablement plus là pour certains dans quelques centaines (voire dizaines) d’années... Les dynamiques sédimentaires, les aménagements (notamment ceux liés à la navigation avec la construction du canal des étangs qui apparaît à l’ouest de la carte ou encore à la pêche avec les maniguières [Réf. np8zeah1w] visibles sur la carte suivante) vont progressivement compartimenter ce vaste ensemble en plusieurs étangs littoraux pour donner lieu au paysage littoral que nous connaissons aujourd’hui.

Coste de Languedoc depuis Cette jusqu'à l'Etang de Repousset.  XVIIIe siècle

Coste de Languedoc depuis Cette jusqu’à l’étang de Repousset, 1764. Jacques-Nicolas Bellin (1703-1772) cartographe.Tome V. N° 109. / [Anonyme]. XVIIIe siècle

Coste de Languedoc depuis Cette jusqu’à l’étang de Repousset, 1764. Jacques-Nicolas Bellin (1703-1772) cartographe.  Archives départementales de l’Hérault, 1 Fi 1426. 

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Les modalités de gestion des lagunes relèvent d’usages extrêmement anciens où la maîtrise foncière, de l’eau et des différentes ressources (pâtures, poissons, graus, sagne [Réf. jbgqn0hlm] ...) est une affaire de puissants (comte de Melgueil, évêché de Maguelone, consuls de Montpellier), en interaction et tension constante avec les communautés locales. La carte de l’Atlas du Grand Saint-Jean montrant les possessions de l’Ordre des Hospitaliers de Jérusalem autour et dans la lagune, témoigne, encore, au milieu du XVIIIe siècle, de l’importance de ces milieux intégrés dans une économie qui les dépasse et les englobe à la fois.

Atlas dit du Grand Saint-Jean, comportant la description des biens de la commanderie de Montpellier

AD34, 55 H 3. Atlas dit "du Grand Saint-Jean", comportant la description des biens de la commanderie de Montpellier.  Plan des étangs et plages de Carnon, 1750-1751.

Atlas dit «du Grand Saint-Jean», comportant la description des biens de la Commanderie de Montpellier. Plan des étangs et plages de Carnon, 1750-1751. Archives départementales de l’Hérault, 55 H 3.

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L’après Seconde Guerre mondiale va décentrer le regard et les priorités. Le développement d’une agriculture et d’un tourisme dits modernes va supplanter la pêche et la navigation. Les zones humides seront des espaces à « assainir » et à démoustiquer, les étangs convoités pour installer des ports, des complexes touristiques et des marinas. Avant que leur pollution, leur disparition rapide placent les problématiques environnementales sur le devant de la scène conduisant à leur protection et leur conservation.

# De l’âge d’or de l’aménagement du littoral à sa protection. Les complexes lagunaires comme témoins.

En même temps que sont réalisés les aménagements contemporains du littoral héraultais qui modifient profondément la morphologie des lagunes et zones humides environnantes, apparaissent les premières conséquences néfastes de ces transformations, notamment la pollution et les odeurs nauséabondes entraînées par la malaïgue ou « mauvaise eau ». Pour la période contemporaine, deux politiques publiques majeures ont impacté le territoire littoral languedocien : l’une hydro-agricole avec la réalisation du canal d’irrigation (1955-1960) par la Compagnie nationale d’aménagement du Bas-Rhône et du Languedoc, présidée par Philippe Lamour ; l’autre touristique avec la Mission interministérielle d'aménagement touristique du littoral du Languedoc-Roussillon appelée Mission Racine (1963-1983). Deux politiques d’équipement en infrastructures majeures destinées à transformer, selon deux modèles américains, une région « malade » de la monoculture de la vigne en Californie française et son « sous-développement » touristique en une nouvelle Floride.

Les lagunes sont alors perçues comme des zones où seule la lutte contre les moustiques doit prévaloir. Cependant, situées à l’aval de ces bassins versants en forte croissance démographique, elles deviennent le réceptacle de toutes les formes de pollutions en provenance de l’amont, notamment agricoles et urbaines, que les communes et les autres collectivités n’arrivent pas à juguler. 

François Delmas, alors secrétaire d’État à l’environnement (1978-1981), mais aussi ancien maire de Montpellier (1959-1977) souligne ces enjeux de protection et de conservation des lagunes et zones humides littorales lors de la visite du ministre d’Ornano en 1980. Dans un premier temps, il s’agit moins de les protéger pour elles-mêmes que de diminuer les conséquences des aménagements et équipements urbains et touristiques. Si les pêcheurs et les chasseurs tirent les premiers la sonnette d’alarme, les scientifiques s’associent au mouvement d’autant plus fortement que les pouvoirs publics s’emparent également de ces problématiques. La pérennité de l’activité touristique et le respect des engagements internationaux, européens et nationaux concernant la protection et la conservation des zones humides, se combinent et déclenchent la mise en œuvre de politiques spécifiques. L’heure n’est plus à leur disparition et une période s’ouvre qui mènera à la sauvegarde de leur richesse faunistique et floristique sous l’impulsion de conventions internationales comme Ramsar, de lois nationales et des directives européennes.

Sous l’impulsion du Département de l’Hérault qui en sera l’un des principaux membres, des syndicats de bassins versants sont créés au début des années 1990, comme sur l’étang de l’Or. Ils viennent compléter et renforcer les actions du Conservatoire du littoral ou encore celles prévues dans le cadre de la loi littoral [Réf. jpq4ynghu] . Ces syndicats sont en charge, entre autres, du suivi scientifique de ces milieux humides, de l’animation de la politique de l’eau, ou de la mise en œuvre de directives européennes comme Natura 2000. Malgré les efforts déployés par l’ensemble des acteurs et les résultats obtenus, l’état qualitatif des eaux des lagunes reste problématique alors que d’autres enjeux et risques se présentent sur le littoral.

# Le temps des risques et des changements globaux

Après le temps des équipements et des infrastructures agricoles, urbaines et touristiques, les complexes lagunaires, et plus généralement l’espace littoral, ont été pris dans une tension permanente entre deux logiques : l’aménagement et la protection. « L’environnement », ses acteurs, ses périmètres, ses institutions, ont donc dû s’imposer au sein d’un territoire convoité où de nombreux usagers étaient déjà en lutte pour l’accès à ses ressources. Si la lutte contre la cabanisation est un exemple de cette situation depuis la dernière guerre, d’autres usages ont été concernés. C’est le cas de certaines activités touristiques ou relevant de l’éducation populaire, comme l’exemple de la colonie des Aresquiers.

Le caractère cocasse de cette situation est que le Conservatoire du littoral a « occupé » les interstices « nature » de la Mission Racine, en sanctuarisant, au fil des décennies, des espaces que la loi littoral a peiné et peine encore à soustraire à l’urbanisation massive et aux logiques d’équipements touristiques. Cette institution a acquis au fil des années des zones humides littorales, riveraines des lagunes mais aussi certains plans d’eau de ces dernières. La maîtrise foncière via la propriété des sites est un outil de gestion et d’aménagement nécessaire en complément d’autres types d’action pour les politiques de conservation. Le Conservatoire du littoral a développé une politique de partenariat et de contractualisation avec les collectivités locales ainsi que les usagers à qui la gestion est déléguée, cadrée par un document appelé plan de gestion qui décline les objectifs opérationnels à mettre en œuvre et à respecter.

La protection de l’environnement littoral va trouver une nouvelle impulsion au tournant des années 2000. La question des risques nécessite d’apporter des réponses fortes aux menaces que font peser l’érosion du trait de côte (avec la disparition des plages et les menaces sur les habitations dont les fameuses cabanes) puis l’élévation du niveau de la mer et les submersions marines à partir de 2010, à la suite de la tempête Xynthia. La réponse ne peut plus être ponctuelle et au coup par coup. Elle nécessite d’agir à l’échelle des problèmes, d’autant plus que les marges de manœuvre financières se réduisent tant pour l’État que pour les collectivités. En 2003, à Agde, il se construit encore des brise-lames en mer pour protéger les plages contre les effets de la houle.

L’application de la loi littoral se renforce avec par exemple l’arrêt de l’occupation souvent illégale du domaine public. Des habitations sont détruites et la remise en état des sites reste la charge des propriétaires. Les cabanes sont toujours la cible des actions des services de l’État mais les résultats partiels obtenus illustrent la complexité d’un processus qui témoigne aussi des effets ségrégatifs, tant sociaux que spatiaux, d’un aménagement urbanistique et touristique qui rend l’accès au logement et au foncier extrêmement difficile.

# Conclusion

Aménagement, développement, environnement et risques sont désormais les quatre pierres angulaires de la gestion et de la gouvernance des espaces littoraux et des complexes lagunaires. Si les solutions basées sur la nature et « le recul stratégique » sont privilégiées en termes de logiques d’actions pour gérer ces problématiques, elles se heurtent à des obstacles majeurs. Où et comment relocaliser hommes et activités en retrait du littoral alors que cet espace est occupé par des lagunes, des zones humides protégées, des infrastructures, des villes… et que nombre d’autres risques y sont présents comme ceux relatifs aux inondations et aux incendies ?

# Bibliographie

  •  Lucie Galano,  Montpellier et sa lagune : histoire sociale et culturelle d’un milieu naturel (XIe-XVe), Thèse, 2017,Université Montpellier 3 et Université de Sherbrooke (Québec, Canada), 1041 p. (vol.1).

# Notes de bas de page