« Entre les faits et la légende, choisissez toujours la légende » conseillait John Ford. Marcel Pagnol n'y a jamais manqué. C'est spontanément, « naturellement », qu'il donnait un tour légendaire à sa propre vie. Pour preuve, cette délicieuse archive de novembre 1965.
Pagnol a alors 70 ans. Mais il n'a rien perdu de sa faconde. Il reste cet irrésistible conteur, capable de transformer une péripétie mondaine – en l'occurrence une invitation envoyée par Louis Lumière – en un événement de dimension quasi mythologique. Quitte à l'arranger un peu, bien entendu !
S'il est exact qu'il est né la même année que le Cinématographe -1895 - s'il est tout aussi exact qu'il a bien connu les frères Lumière, l'anecdote n'en est pas moins « enjolivée ». Il est déjà difficile de le croire quand il affirme ne pas avoir compris que Louis Lumière fêtait - chez lui, dans sa belle Villa Lumen de Bandol - les 40 ans de sa propre invention, et non ses quarante ans à lui ! Mais, laissons-lui le bénéfice du doute ! Il reçoit cette invitation en 1935, c'est-à-dire au moment où sa gloire est à son zénith après une suite ininterrompue de triomphes tant à la scène qu'à l'écran (Marius, Fanny, Jofroi, Angèle, Merlusse, Cigalon) et, peut-être en a-t-il la tête tournée ...
En revanche, quand Pagnol raconte qu'il est né « le jour où Louis Lumière chargeait les bobines » de la première projection publique à La Ciotat, là, le doute n'est plus permis. Il s'agit d'une affabulation (A laquelle il croit sans doute d'ailleurs !)
La naissance du cinéma est chronologiquement bien établie. Le film en tant que support ainsi que divers systèmes d'images animées existaient déjà quand, par une nuit d'insomnie de 1894, Louis Lumière a eu brusquement l'intuition du mécanisme d'entraînement qui allait permettre à la fois la prise de vue et la projection telles que nous les connaissions jusqu'à l'arrivée du numérique. Le Cinématographe allait naître quelques mois plus tard.
Le brevet, co-signé par les deux frères Louis et Auguste, est déposé le 13 février 1895, tandis que le premier film, La sortie des usines Lumière, est tourné à Lyon le 19 mars et qu'il est montré cinq jours plus tard dans une société savante... Alors que le petit Marcel, né le 28 février, a déjà trois semaines ! Et il aura quasiment sept mois, en ce 21 septembre 1895, quand Antoine Lumière, en villégiature dans sa résidence de La Ciotat, invitera la bonne société de la ville - dont les Pagnol n'étaient pas - à venir découvrir l'invention de ses fils. Quant à la première projection publique, elle n'aura pas lieu à La Ciotat, mais à Paris, le 28 décembre de cette même année 1895.
L'histoire d'Augustine accouchant du petit Marcel pendant que Lumière tourne pour la première fois la manivelle du Cinématographe est donc une fantaisie, mais une si jolie fantaisie qu'elle mérite bien de se substituer à la vérité !
Le reste de l'entretien est plus mélancolique. Pagnol évoque cette Cité du cinéma qu'il avait rêvé d'installer dans le Château de la Buzine, le fameux « Château de ma mère », et qu'il n'a jamais pu concrétiser. Il parle aussi d'un ultime projet de film, justement une adaptation du Château de ma mère, qu'il ne mènera pas à terme non plus.
Ces projets ne sont pourtant pas morts avec lui. Après être restée des années à l'abandon, La Buzine a été rachetée par la Ville de Marseille, restaurée, et est devenue depuis 2011, la Maison des Cinématographies Méditerranéennes. Quant au Château de ma mère, il a été, comme La Gloire de mon père, porté à l'écran par Yves Robert en 1990. De façon fidèle, et avec un grand succès.
Bibliographie :
Jacques Rittaud-Hutinet. Les frères Lumière, l'invention du cinéma, Flammarion, 1995
Revue Marseille n° 228, "La Buzine, Maison des cinématographies méditerranéennes", Mars 2010
Filmographie
Yves Robert, La Gloire de mon père et Le Château de ma mère, 1990 (disponibles en dvd)