Discours de Phnom-Penh

01 septembre 1966
08m 53s
Réf. 00116

Notice

Résumé :

Au cours d'un voyage officiel au Cambodge, le 1er septembre 1966, le général de Gaulle prend la parole au complexe sportif national de Phnom-Penh, devant cent mille personnes. Il déclare que le conflit engagé par les Etats-Unis au Vietnam est sans issue, il fait un parallèle avec le désengagement français en Algérie et en Indochine, quelques années plus tôt, et il affirme le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes.

Type de média :
Date de diffusion :
01 septembre 1966

Éclairage

Du 25 août au 12 septembre 1966, le général de Gaulle accomplit un voyage qui le conduit successivement à Djibouti, capitale de la Côte française des Somalis, en Ethiopie, au Cambodge, en Nouvelle-Calédonie, en Polynésie française. L'étape la plus retentissante de ce voyage est celle du Cambodge où il est accueilli par le Chef de l'Etat, le prince Norodom Sihanouk. Le Cambodge est en effet voisin du Vietnam et du Laos où se poursuit depuis la fin des années 1950 à la suite du retrait de la France d'Indochine après la Conférence de Genève de 1954, une guerre qui n'a cessé de s'aggraver entre les forces communistes (Pathet Lao au Laos, Nord-Vietnam devenu un Etat communiste depuis 1954, Vietcong au Vietnam du sud) et les gouvernements du sud-Vietnam et du Laos soutenus par une intervention américaine massive opérant par des bombardements intensifs. Dès son retour au pouvoir, de Gaulle a mis en garde les Américains contre le risque d'un enlisement dans ce conflit sans perspective, mais ni Eisenhower en 1959, ni Kennedy en 1961, ni surtout Lyndon Johnson après 1963 n'ont prêté la moindre attention à ses avertissements. Aussi, persuadé que les Américains courent à la catastrophe, entend-il permettre à la France de retrouver une influence dans la péninsule indochinoise en exerçant une autorité morale, fondée sur la défense de l'indépendance des Etats de la région, le refus des ingérences étrangères (c'est-à-dire de l'ingérence américaine) et la neutralité des pays de la région, toutes propositions inacceptables pour les Etats-Unis engagés dans une croisade contre l'expansion du communisme en Asie du sud-est. En revanche, les positions du Général rejoignent celles du prince Sihanouk qui s'efforce de maintenir la neutralité du Cambodge face aux risques d'affrontement entre pro-communistes et pro-américains.

Le 1er septembre 1966, de Gaulle prend la parole devant 100 000 personnes (dont une partie compose un gigantesque portrait-mosaïque du Général) pour y prononcer ce qui va rester dans l'histoire comme le " discours de Phnom-Penh ". Il y remercie le peuple khmer de son chaleureux accueil, exalte l'amitié franco-cambodgienne, le passé commun des deux pays (allusion discrète à l'époque du protectorat) et le développement économique, social et culturel du pays. Mais l'essentiel du discours est consacré à une condamnation sans appel de la guerre conduite par les Etats-Unis aux frontières du Cambodge et qui menace de déborder sur celui-ci. Regrettant que les autres Etats de la péninsule n'aient pas choisi comme le Cambodge la neutralité, il pointe la responsabilité des Américains dans cette situation, du fait de leur ingérence au sud-Vietnam, de l'escalade militaire qui s'en est suivie et de la menace qui en résulte pour la paix du monde. Aussi de Gaulle réprouve-t-il fortement l'engrenage de la belligérance, refuse que la France se sente engagée dans d'éventuelles complications internationales qui en résulteraient et invite les Etats-Unis à suivre l'exemple qu'elle a donné en Algérie. Aussi, considérant qu'une solution militaire est impossible, invite-t-il les parties au conflit à conclure une paix sur la base de la neutralité des peuples d'Indochine et de leur droit à disposer d'eux-mêmes, qui implique l'évacuation des troupes américaines. Tout en admettant que la situation n'est sans doute pas mûre pour une telle solution, il affirme que telle est la position de la France et qu'elle la proclame en amie des Etats-Unis et des valeurs que ceux-ci ont toujours défendues.

Serge Berstein

Transcription

Charles de Gaulle
Oui, la position de la France est prise. Elle l'est par la réprobation, par la condamnation qu'elle adresse en ce qui concerne les actuels événements. Cette position est prise aussi par sa résolution de n'être pas, où que ce soit, et quoiqu'il arrive, automatiquement impliquée dans l'extension éventuelles du drame et de garder en tout cas les mains libres. Mais elle l'est encore par l'exemple qu'elle a naguère donné en Afrique du Nord, en mettant délibérément un terme à des combats stériles sur un terrain pourtant que ses forces dominaient sans conteste, qu'elle administrait directement depuis 132 ans et où elle avait implanté plus d'un million de ses enfants. Mais comme ces combats n'engageaient ni son honneur, ni son indépendance, et qu'à l'époque où nous sommes, ils ne pouvaient conduire à rien, qu'à des pertes, des haines, des destructions sans cesse accrues, la France a voulu et a su s'en sortir. Sans que, bien au contraire, en aient souffert son prestige, sa puissance et sa prospérité. Eh bien, la France considère que les combats qui ravagent l'Indochine, n'apportent par eux-mêmes et eux non plus, aucune issue, suivant elle, s'il est invraisemblable que l'appareil guerrier américain puisse jamais être anéanti sur place, d'autre part, il n'y aucune chance pour que les peuples de l'Asie se soumettent à la loi d'un étranger venu de l'autre rive du Pacifique, quelles que puissent être ses intentions, et quelle que soit la puissance de ses armes. Bref, si longue et dure que doive être encore l'épreuve, il est certain qu'aux yeux de la France qu'elle n'aura pas de solution militaire. Dès lors et à moins que le monde ne roule vers la catastrophe, seul un règlement politique pourrait rétablir la paix. Comme les conditions de ce règlement sont bien claires et bien connues, on peut encore espérer. Tout comme celui de 1954, l'accord aurait pour objet d'établir et de garantir la neutralité des peuples de l'Indochine, et leur droit de disposer d'eux-mêmes tels qu'ils sont effectivement, et chacun étant entièrement responsable de ses propres affaires. Les contractants seraient donc les pouvoirs qui s'y exercent réellement, et parmi les autres Etats, tout au moins les cinq puissances mondiales. Mais, la possibilité, et à plus forte raison, l'ouverture d'une aussi vaste et difficile négociation, dépendrait évidemment de la décision et de l'engagement qu'auparavant aurait voulu prendre l'Amérique de rapatrier ses forces dans un délai convenable et déterminé. Sans nul doute, une telle solution n'est aujourd'hui pas mûre du tout, à supposer qu'elle le devienne jamais. Mais la France juge nécessaire d'affirmer qu'à ses yeux, il n'en existe aucune autre, à moins de condamner le monde à des malheurs grandissants. La France le dit au nom de son expérience et de son désintéressement. Elle le dit en raison de l'oeuvre qu'elle a naguère accompli dans cette région de l'Asie, des liens qu'elle a y conservés, de l'intérêt qu'elle continue de porter aux peuples qui l'habitent, et dont elle sait qu'ils le lui rendent bien. Elle le dit à cause de l'amitié exceptionnelle et deux fois séculaires, qu'elle a pour l'Amérique, de l'idée qu'elle s'en fait depuis longtemps et que celle-ci se fait d'elle-même. A savoir : celle d'une nation champion de la conception suivant laquelle il faut laisser chaque peuple disposer à sa façon de son propre destin. Elle le dit compte tenu des avertissements que Paris a multiplié à l'égard de Washington, quand rien n'avait encore été accompli d'irréparable. Elle le dit avec la conviction qu'au degré de puissance, de richesse, de rayonnement, auxquels sont actuellement parvenus les Etats-Unis, le fait de renoncer à leur tour à une expédition lointaine, qui apparaît sans bénéfice, et sans justification, et de lui préférer un arrangement international organisant la paix et le développement dans cette importante région du monde, n'aurait rien qui puisse blesser leur fierté, contrarier leur idéal et nuire à leurs intérêts. Au contraire, si les Etats-Unis prenaient cette voie conforme au génie de l'Occident, quelle audience recouvreraient-il d'un bout à l'autre du monde, et quelle chance recouvrerait la paix, sur place et partout ailleurs. En tout cas, sauf en venir là, aucune médiation n'offre ni n'offrira aucune perspective. Et c'est pourquoi la France, pour sa part, n'a jamais proposé et n'en propose aucune.