Conférence de presse du 10 novembre 1959

10 novembre 1959
01h 03m 42s
Réf. 00044

Notice

Résumé :

Lors d'une conférence de presse donnée à l'Elysée le 10 novembre 1959, le général de Gaulle aborde plusieurs points de politique intérieure et extérieure : la nouvelle situation politique en URSS avec Nikita Khrouchtchev et les possibilités d'une conférence au sommet Est-Ouest, le déséquilibre nucléaire et la décision française d'être une puissance atomique, et la situation en Algérie. Sur ce point, il rappelle les principes essentiels de l'autodétermination qu'il a posés le 16 septembre. Il aborde ensuite d'autres thèmes, au gré des questions des journalistes, la décolonisation en Afrique noire, et la position à l'égard des anciens combattants de la Grande Guerre.

Type de média :
Date de diffusion :
10 novembre 1959
Type de parole :
Thèmes :

Éclairage

Le 10 novembre 1959, le général de Gaulle convoque au palais de l'Elysée une de ces conférences de presse qui lui permettent périodiquement de faire connaître à l'opinion française et mondiale sa position sur les grands problèmes du moment. Deux mois après le discours du 16 septembre sur l'autodétermination, aucune annonce spectaculaire n'est attendue et de Gaulle, par son propos liminaire, insiste sur les problèmes internationaux.

Il fait à cette occasion connaître le point de sa réflexion sur cinq questions

-Les relations Est-Ouest pour lesquelles il note la modération des propos du dirigeant soviétique Khrouchtchev qui parle désormais de coexistence pacifique et évite d'envenimer les contentieux. Tout en maintenant son hostilité au système communiste, il accepte l'idée d'une rencontre entre les chefs d'Etat des grandes puissances à plusieurs conditions : le maintien de la détente, la préparation soigneuse de la conférence, un contact direct entre Khrouchtchev et les autorités françaises (ce dernier a été invité à Paris au printemps 1960

-Les essais nucléaires français, vivement critiqués aux Nations-Unies, mais que la France maintient tant que d'autres puissances disposeront de stocks d'armes nucléaires et de vecteurs pour les transporter

-La situation en Algérie où de Gaulle entend poursuivre la pacification militaire et le développement économique, comptant sur les urnes pour que les Algériens choisissent librement leur destin, la lutte armée lui semblant dépourvue de toute signification.

-La politique française vis-à-vis de l'Afrique noire pour laquelle de Gaulle rappelle la possibilité de l'indépendance assortie de la coopération (processus en cours pour le Sénégal et le Mali) rejetant à la fois le colonialisme dépassé et le "cartiérisme" égoïste qui consiste à abandonner à leur sort les pays qui demanderaient leur indépendance

-Enfin à une question portant sur la suppression de la retraite de certains Anciens combattants, de Gaulle rétorque qu'on n'a touché aux pensions que des Anciens combattants valides et aisés, non à celles des veuves, des orphelins et des mutilés, regrettant l'agitation des associations qui auraient dû donner l'exemple de l'acceptation du sacrifice comme leurs membres l'avaient donné durant la guerre.

Serge Berstein

Transcription

(Silence)
Charles de Gaulle
Mesdames messieurs, je suis fort heureux de vous voir. Après des années de tension internationale, il semble que du côté soviétique, se dessinent quelques indices de détente. Je ne parle pas seulement des propos tenus par les hommes responsables et qui, faisant trêve aux invectives, proclament leur désir de voir s'organiser la paix, mais je fais aussi allusion au fait que, dans certains cas difficiles, qui s'appellent l'Orient, l'Inde, l'Afrique, même l'Amérique centrale, la Russie soviétique s'abstient, actuellement, de jeter de l'huile sur le feu. Et même après avoir paru... "paru" sommer les trois grands occidentaux d'avoir à renoncer à leur présence à Berlin, le gouvernement soviétique a suspendu sa pression. Actuellement, aux débats des Nations Unies, les représentants russes se détournent, dans une certaine mesure, du concert de malveillance et de démagogie qu'un groupe d'Etats assez agité cherche à dresser contre la France. Enfin, les contacts se multiplient de l'Est à l'Ouest et de L'Ouest à l'Est entre les dirigeants, les savants, les artistes en attendant que les peuples eux-mêmes puissent, peut-être, un jour échanger sans entrave leurs idées, leurs produits, leurs voyageurs. Quelles sont les raisons de ce début de changement ? Il est loisible de les supposer. Sans doute, la Russie soviétique s'étant, pour sa part, dotée d'une puissance colossale et sachant qu'en face d'elle, l'occident dispose d'une puissance du même ordre, admet-elle qu'un conflit, de quelque côté qu'il vienne, équivaudrait à l'anéantissement général, et que si on ne fait pas guerre, il faut bien en venir à faire la paix. Sans doute, le régime communiste qui est appliqué à la Russie depuis quarante deux ans, et qui se dresse devant l'occident de toute son idéologie, ce régime perd-il quelque peu de sa virulence sous la pensée profonde du peuple qui y souhaite ce que l'homme désire de par sa nature, une vie meilleure et la liberté. Sans doute, la Russie soviétique, après avoir aidé à établir le communisme en Chine, constate-elle que rien ne peut faire qu'elle-même ne soit la Russie, c'est-à-dire une nation blanche d'Europe conquérante d'une partie de l'Asie, fort bien dotée, ma foi, en terre, en mines, en usines, en richesses, en face de la multitude jaune qu'est la Chine, innombrable et misérable, indestructible et ambitieuse, qui est en train de se forger, à force d'épreuves, une puissance qu'on ne peut mesurer et qui regarde autour d'elle les contrées sur lesquelles il lui faudra se répandre un jour. Sans doute enfin, et peut-être surtout, la personnalité du responsable suprême de la Russie soviétique discernant au plus haut degré des responsabilités, le service rendu à l'homme, à sa condition, à sa paix est le réalisme le plus réaliste et la politique la plus politique. Cette personnalité contribue-t-elle à déterminer le début d'une orientation nouvelle ? De ces données est sortie l'idée d'une conférence dite "au sommet" où se réuniraient les chefs d'Etat ayant des responsabilités mondiales. Ce projet ne trouve nulle part aucune opposition. La France y est favorable. Mais justement, parce qu'elle souhaite que d'une telle réunion puisse sortir quelque chose de positif, elle croit nécessaire de ne pas se hâter vers des entretiens qui pourraient ou bien rester superficiels et n'aboutir à aucune conclusion, ou bien se terminer par quelque arrangement bâclé qu'on regretterait le lendemain et qui ne serait qu'une source de nouveaux malentendus. Les précédents donnent à réfléchir. Nous avons connu, dans notre temps, cinq conférences de cette sorte. La première, Munich, a été désastreuse pour la paix, trois autres, Téhéran, Postdam... Yalta, d'abord et Postdam n'ont pas servi l'équilibre du monde. Et la dernière, celle de Genève, n'a pas amené la détente qu'on en espérait. Et s'il ne s'agissait que de provoquer, entre quatre ou cinq présidents, un concert d'assurance mutuelle de bonne volonté ou d'effusions réciproques, alternant, avec des critiques adressées au régime des autres, ou bien avec l'exposé des raisons que chacun a de ne craindre personne, une telle réunion n'aurait pas grand avantage en face de l'inconvénient qu'elle provoquerait, sans doute, une déception. Mais si l'on estime, au contraire, qu'un tel aréopage peut et doit ouvrir la voie au règlement pratique aux problèmes qui étreignent l'univers, la course aux armements, la misère des pays sous-développés, l'immixtion chez les autres, le destin de l'Allemagne, les dangers qui sont en Moyen-Orient, en Afrique, en Asie, alors, pour qu'une telle réunion puisse donner ses fruits, nous croyons que trois conditions doivent être d'abord remplies. La première, c'est que se précise, dans les mois qui viennent, l'amélioration des relations internationales, de telle sorte que les chefs d'Etats, quand ils se réuniront, n'aient pas à le faire dans une ambiance de crise mais puissent le faire dans une ambiance de détente. Et toutes sortes d'occasions vont s'offrir pour manifester cette amélioration. En ce moment-même, il y a les débats des nations Unies où la France donne l'exemple parce qu'elle ne s'en prend à personne. Et puissent les autres en faire autant à son égard. La deuxième condition, c'est que les chefs d'Etat occidentaux qui auront à participer à la conférence Est-Ouest, que ces chefs d'Etat se soient, à l'avance, entendus sur les questions qui seront à traiter et sur chacun des sujets. A cet égard, nous nous félicitions qu'en quelque sorte, comme avant-garde, le secrétaire d'Etat au Foreign office et, bientôt, le chancelier allemand, viennent ici. Et nous sommes enchantés que soit décidée, pour décembre, une réunion des chefs d'Etats occidentaux. Nous le voyons avec d'autant plus de plaisir et personnellement, je les vois avec d'autant plus de satisfaction que le président Eisenhower, que monsieur Macmillan, le premier Macmillan, que le chancelier Adenauer sont des hommes que j'admire et envers qui je suis lié par l'amitié, quelles que puissent être les divergences politiques entre nos Etats. Je crois, d'ailleurs, que quand nous nous serons vus, en décembre, il conviendra de nous revoir encore quand nos gouvernements auront travaillé sur les bases que, j'espère, nous allons leur déterminer, et quand nos gouvernements auront consulté les alliés atlantiques, en particulier l'Italie. Alors, quand cela sera fait, on pourra aborder les conversations avec le président du conseil soviétique. La troisième condition, c'est le contact personnel de monsieur Khrouchtchev avec moi-même, avec monsieur Debré, avec le gouvernement français. Nous attachons une très grande importance à cette rencontre et à l'occasion qu'elle va donner à la Russie et à la France d'échanger leur point de vue sur les problèmes qui préoccupent les deux pays et qui sont des problèmes mondiaux. Et puis, il peut être bon que le responsable suprême de la Russie fasse une connaissance directe de la France. Et bien, cette troisième condition, fort heureusement, se présente très bien. Monsieur Khrouchtchev sera en France le 15 mars. Et nous comptons qu'il pourra, voudra y demeurer jusqu'à la fin du même mois. Ainsi, sous la poussée des impondérables et en vertu des désirs des dirigeants, nous approchons, sans doute, d'une sorte de confrontation du monde moderne avec lui-même. Pour ce qui est de la France, cette échéance, nous l'abordons avec foi et avec espérance, mais non sans prudence et non sans modestie. Mesdames, messieurs, vous ayant dit ce que je comptais vous dire, d'abord, je me livre à vous et répondrai aux questions que vous voudrez bien me poser.
Journaliste 1
Monsieur le président, actuellement, aux Nations Unies, devant la commission politique, un débat se déroule sur les essais nucléaires français au Sahara, plus exactement sur des projets d'essais nucléaires français. Il apparaît que l'attitude française provoque de vives critiques de la part de certains membres de la commission. Monsieur le président, pouvez-vous nous préciser ce que vous pensez de ce débat, et voulez-vous nous dire exactement quelle est la politique atomique de la France ?
Charles de Gaulle
Les Anglo-saxons, d'une part, et les Soviétiques, d'autre part, ont inventé, ont expérimenté, ont fabriqué, depuis quelques vingt ans, des armements nucléaires colossaux. Il n'est pas question d'en faire le moindre grief aux Américains qui ont pris l'initiative. Ils l'ont fait à l'époque où le monde luttait contre la domination d'Hitler et de ses alliés. Ils l'ont fait avec le concours de chercheurs européens. Ils l'ont fait avec la participation des Anglais et des Canadiens. Et puis, ils ont lancé des bombes sur le Japon. C'était, sans aucun doute, dans l'intention d'abréger la guerre. Après quoi, en 1946, ils ont proposé de remettre les armes nucléaires dont ils disposaient, les armes atomiques dont ils disposaient aux Nations Unies à condition qu'aucun autre Etat ne veuille avoir, lui aussi, de tels armements. Mais la Russie soviétique a préféré se faire elle-même des armes de cette sorte. C'est alors que la terrible concurrence a commencé. A l'heure qu'il est, vous savez bien qu'un côté et l'autre, Anglo-saxons et Soviétiques disposent de tous les moyens voulus pour anéantir la vie sous toutes ses formes. Ca a été réalisé au vu et au su du monde entier. Et depuis sa naissance, à San Francisco, l'Organisation des Nations Unies dont vous avez parlé n'a jamais condamné cette effroyable menace cosmique. Jamais elle n'a invité les Anglo-saxons et les Soviétiques à détruire les armes nucléaires qu'ils ont en leur possession, ni même à cesser d'en fabriquer. Jamais elle n'a blâmé les quelques deux cent expériences qui ont eu lieu en toutes sortes de régions de la Terre. Alors, l'émotion qui paraît, actuellement, s'être emparée de nombre de ces membres à l'idée de l'explosion par elle-même très inoffensive qui est prévue dans le fond du Sahara, cette émotion que l'on affecte me paraît tellement excessive et tellement artificielle que je ne peux pas y voir autre chose qu'une manoeuvre arbitraire à l'encontre de mon pays. Il est vrai que les Soviétiques et les Anglo-saxons ont suspendu leurs expériences. Mais cela n'empêche en rien la menace d'exister et même de grandir tous les jours, car les deux côtés continuent d'entretenir leurs armements nucléaires et continuent d'en fabriquer. Et même, actuellement, ils sont en train de déployer, l'un et l'autre, d'immenses efforts pour se doter de fusées qui accroissent, dans d'énormes proportions, la portée et l'efficacité éventuelle des bombes nucléaires. Alors, je dois remarquer que cette suspension des expériences a lieu au moment où tous les deux, les deux rivaux, sont en possession de tout ce qu'il faut avoir et de tout ce qu'il faut savoir pour être en mesure d'anéantir la vie où qu'elle soit. Et en outre, cette suspension d'expériences vient au moment où l'un et l'autre des deux ont accumulé un capital de connaissances, à force d'expérimentations, un capital de connaissances qui leur permet, sans être obligé de procéder à de nouvelles explosions, de perfectionner presqu'à l'infini leurs armes nucléaires. Dans ces conditions que les Anglo-saxons, que les Soviétiques conviennent entre eux de cesser leurs expériences, la France ne peut que l'approuver. Et si on voulait l'inviter à renoncer, pour elle-même, aux armements atomiques tandis que d'autres en possèdent et en développent d'énormes quantités, il n'y a aucune chance qu'elle défère à l'invitation. Sans doute, l'espèce d'équilibre qui s'établit entre la puissance atomique des deux camps est-elle, pour le moment, un facteur de paix mondiale. Mais qui peut dire ce qu'il arrivera demain ? Qui peut dire si, par exemple, l'évolution, quelque avance soudaine dans l'évolution, en particulier pour ce qui est des fusées spatiales, ne va pas procurer à l'un des deux un avantage tel que ces dispositions pacifiques n'y résisteront pas ? Qui peut dire si, dans l'avenir, les données politiques changeront complètement ? C'est arrivé, déjà, sur la Terre. Les deux puissances qui auraient le monopole des armes nucléaires ne s'entendraient pas pour partager le monde. Qui peut dire si, le cas échéant, les deux rivaux, tout en prenant, chacun de son côté, le parti de ne pas lancer ces engins sur le principal adversaire, pour en être lui-même ménagé, les deux rivaux n'écraseraient pas les autres ? On peut fort bien imaginer, par exemple, qu'en une terrible occasion, l'Europe occidentale soit anéantie à partir de Moscou et l'Europe centrale à partir de Washington. Et qui peut dire même si les deux rivaux, à la suite de je ne sais quel bouleversement politique et social, ne viendront pas se confondre ? En vérité, la France, en se dotant d'un armement nucléaire, rend service à l'équilibre du monde. Si l'Organisation des Nations Unies se montre capable de mettre effectivement un terme à la menace, et, pour commencer, si elle parvient à placer sous contrôle international les engins véhiculaires de la mort, comme, d'ailleurs, la France le propose, par la voix de son délégué au désarmement, monsieur [Mock], alors, la France appliquera tout de suite et sans hésiter et très volontiers la loi internationale. Mais si l'organisation ne veut pas et ne peut pas le faire, alors comment qualifierait-on une échappatoire dérisoire que serait une mauvaise querelle cherchée, aujourd'hui, à la France. Voilà ce que je peux vous dire, monsieur.
Journaliste 2
Monsieur le Président, si lors de sa visite en France, au mois de mars, monsieur Khrouchtchev posait la question de l'admission de la Chine aux Nations Unies, quelle serait la réponse du gouvernement français ?
Charles de Gaulle
Vous savez, les Nations Unies, tout au moins pour le moment, n'ont pas leur siège à Paris. Ce n'est pas les Nations Unies qui vont recevoir monsieur Khrouchtchev au mois de mars, c'est la France. Je vous en prie.
Journaliste 3
Comment envisagez-vous l'évolution de l'Algérie depuis votre déclaration du 16 septembre ? Et quelles sont les perspectives éventuelles d'un cessez-le-feu ?
Charles de Gaulle
En ce qui concerne l'Algérie - je pensais bien qu'on m'en parlerait - en ce qui concerne l'Algérie, il s'est produit un fait décisif. C'est ceci : les Algériens auront à décider eux-mêmes de leur destin. Leur choix sera entièrement libre. Il le sera parce que la France le veut, car la France veut que la question soit tranchée au fond. Le choix sera libre, aussi, parce que je me suis engagé à ce que tous les Algériens puissent participer à la consultation sans subir aucune contrainte. Et même que quel qu'ils soient, d'où qu'ils viennent, quel que soit leur programme, ils prennent part non seulement au scrutin mais même aux délibérations qui précéderont pour régler les modalités du scrutin, quand le moment sera venu, et à la campagne qui précédera le vote. Le choix sera entièrement libre parce que le Premier ministre a affirmé plusieurs fois notre volonté à cet égard, parce que le Parlement a donné son accord, et parce que le peuple nous approuve. Alors, dans ces conditions, on se demande à quoi pourraient tendre des interprétations - vous savez bien ce que je veux dire - qui obscurcissent plus ou moins ce qui est parfaitement clair et net ? Ou bien, à quoi correspondraient, à quoi pourraient aboutir des regrets sur la perspective de l'autodétermination ? Ou bien quelle serait la conséquence pratique de déclarations que l'on lancerait à partir de Paris, ou même à partir d'Alger sur la solution qu'on préconise ou qu'on exige ? Alors que cette solution, elle dépendra de l'ensemble des électeurs algériens qui voteront dans plusieurs années. En vérité, si on veut voir l'Algérie comme elle est et non pas comme, artificiellement, on voudrait la concevoir, et bien, il y a une certitude. C'est que ce qui importe, avant tout, ce dont tout dépend, c'est l'apaisement. Je dis encore une fois que si les chefs de l'insurrection veulent discuter avec l'autorité, avec les autorités, des conditions de la fin des combats, ils peuvent le faire. Les conditions, je le répète, seraient honorables. Elles respecteraient la liberté, la dignité de chacun et elles tiendraient un juste compte du courage déployé sous les armes. Et si des représentants de l'organisation extérieure de la rébellion décident de venir en France pour en débattre, ils ne tient qu'à eux de le faire n'importe quand, soit en secret, soit publiquement, suivant ce qu'ils choisiront. Notre ambassadeur à Tunis et notre ambassadeur à Rabat, l'un ou l'autre, assurera leur transport. Et des personnalités qualifiées auront à les recevoir. S'ils veulent, à un moment donné, à n'importe quel moment, retourner d'où ils seront venus, la garantie leur est donnée qu'ils en auront la liberté entière et que les moyens leurs en seront fournis. Mais si cette procédure ne se produit pas ou si elle diffère, et bien, les forces de l'ordre continuent et continueront de pacifier directement le pays comme elles le font, du reste, avec un succès évident et grandissant. Je vais donner, du reste, à ce sujet, quelques indications pratiques, quelques chiffres qui pourront peut-être éclairer les esprits sur ce qui, dans l'hypothèse que je dis, c'est-à-dire s'il n'y avait pas de cessez-le-feu concerté, ce qui, néanmoins, sans doute, progressivement, se produira sur le terrain, les pertes, les victimes de la guerre civile pendant cinq ans ont été nombreuses en Algérie. Mais elles sont nombreuses surtout de quel côté ? La rébellion a tué mille huit cent français civils de souche en cinq ans. C'est-à-dire un pour six cent en tout, et un pour trois mille par an. Elle a tué douze mille civils musulmans en cinq ans, c'est-à-dire un pour sept cent en tout. Un pour trois mille cinq cent par an. C'est-à-dire, fort heureusement, et fort sensiblement moins qu'il n'en est mort pendant le même temps par de banals accidents de la route ou du travail. Pendant les mêmes cinq années, il a servi, en Algérie, dans les forces de l'ordre, quatorze cent mille hommes sur lesquels treize mille sont morts au champ d'honneur, c'est-à-dire moins d'1 %. Et en comparaison de ces pertes qui, pour cruelles qu'elles soient, n'ont certainement pas changé la vie de l'ensemble de la population de l'Algérie ni entamé, en rien, les unités militaires, en face de ces pertes, combien il est lamentable de compter les cent quarante cinq mille algériens qui ont été tués du côté de l'insurrection ? Je demande quel peut être l'aboutissement de ces combats ? A quoi la rébellion peut-être tendre ? Qu'est-ce qu'elle peut attendre de la poursuite de cette lutte, sinon continuer de pousser à la mort, la fraction de la jeunesse algérienne qu'elle persuade ou qu'elle contraint, et qui manquera à l'Algérie de demain ? A mesure que les opérations de pacification se poursuivent, l'efficacité, si l'on peut dire, de la rébellion ne cesse pas de s'amenuiser. En 1957, il y avait, en Algérie, en moyenne, tous les mois, deux mille exactions, de toutes sortes, bien entendu. En 1958, il y en avait, en moyenne, par mois, seize cent. En octobre 1959, c'est à peine si le chiffre a dépassé mille. Et, bien entendu, les victimes civiles, leur nombre diminue en même temps. Il y en avait, en 1958, 30 % de moins que l'année d'avant. Et il y en a, en moyenne, en 1959, 40 % de moins que la moyenne des deux dernières années. Du moins, est-ce que la rébellion parvient à empêcher les Algériens, les musulmans algériens de servir dans les forces de l'ordre ? Voici quelques chiffres. En janvier 57, il y avait, comme effectif musulman dans nos forces, quarante trois mille quatre cent hommes, tant appelés au titre du contingent qu'engagés volontaires ou supplétifs armés. Il y en a, actuellement, cent quatre vingt deux mille, dont cent vingt neuf mille servent dans les troupes régulières et cinquante trois mille sont des auxiliaires armés. Ce quadruplement des effectifs musulmans a-t-il augmenté la proportion des désertions ? Pas du tout. Bien au contraire. Il y avait, en 1957, en moyenne, tous les mois, pour mille musulmans, 4,5 % de déserteurs. Pour mille musulmans, il y en a, actuellement, 1,4 pour mille chaque mois. Et pendant ce temps-là, nous voyons les insurgés... parmi les insurgés se multiplier - c'est, d'ailleurs, fort heureux - le nombre des prisonniers par rapport à celui des tués. Cette proportion, du reste, reflète assez bien les divisions et le découragement qui existent chez eux. Il y a eu 15 % de prisonniers par rapport aux tués chez les insurgés en 1957, et il y en a, aujourd'hui, 40 %. Mais c'est surtout l'activité générale de l'Algérie qui prouve que si l'insurrection lui est, évidemment, douloureuse, elle ne l'empêche pas de se développer, et de se développer avec la France. C'est un fait que l'Algérie n'a jamais travaillé plus et n'a jamais travaillé mieux qu'aujourd'hui. La récolte de 1959 vient de se faire. Elle s'est faite, autant vous dire, partout, et dans des conditions meilleures que jamais. Le total des échanges extérieurs, importations et exportations, pour l'Algérie qui se montait, en 1954, avant l'insurrection, à 325 milliards, atteint, cette année, 700 milliards. On brûle ou on a consommé, en Algérie, quelque chose comme 700 millions de Kilowatt-heures en 1954. Et bien, on aura consommé, en 1959, près de 1400 millions. On avait construit, en 1954, 12 000 logements en Algérie. Et bien, on en a construit, cette année, 41 000. L'année prochaine, on en construira 55 000. On avait fait, en 1954, quelque chose comme 400 ou 500 kilomètres de route et de chemin. On en aurait fait, cette année, 2500 kilomètres. Et dans les écoles, il y avait, en 1954, 450 000 enfants. A la rentrée dernière, il en est entré 860 000. Et fait remarquable, il y avait, là-dedans, une portion considérable de filles. Il y a 180 industries, entreprises industrielles qui ont demandé, depuis onze mois, en onze mois, à s'établir en Algérie, entreprises nouvelles. Et bien, c'est autant qu'il y en a eu pendant les onze ans qui se sont écoulés entre la fin de la guerre mondiale et le début de l'insurrection. Et pensez un peu aux immenses travaux qui ont été exécutés pour la prospection, pour l'extraction, pour l'acheminement des pétroles et du gaz du Sahara, et qui ont lieu, qui se sont effectués exactement comme c'était prévu. Ces jours-ci, le pétrole va arriver à la côte, à Bougie, par un oléoduc de 700 kilomètres de long. En vérité, malgré l'insurrection, malgré la propagande et la terreur par lesquelles la rébellion cherchait à maintenir la population dans une espèce de grève permanente, l'Algérie nouvelle se dessine. Et que serait-ce dans l'apaisement ? Alors, je dis à tous les Algériens de toutes les communautés, de toutes les tendances, de toutes les idées : " Vous pouvez, vous devez participer à cette transformation qui va faire de l'Algérie un pays d'hommes libres, dignes, fiers, prospères. Après tout, c'est votre lot commun. Que ne venez-vous y participer, vous autres, qui avez cru servir l'Algérie par la révolte et par la terreur ? A moins que vos chefs ne s'acharnent à vouloir maintenir ou établir leur dictature par la violence, quitte à vouer le pays à la ruine et au malheur ? La guerre que vous menez, la sombre guerre que vous menez n'a plus de véritable explication. Il y a beaucoup mieux à faire, pour votre ardeur, pour votre courage, pour votre amour de la terre natale. Et vous tous, les attentistes, vous qui ne bougez pas et qui faites perdre son temps à l'Algérie alors qu'il faudrait très vite qu'elle trouve sa paix et son développement, dès lors qu'il est entendu que le destin de l'Algérie est aux mains de ses habitants, que ne formez-vous le grand parti du grand progrès algérien ? Vous, les Français d'Algérie, vous qui avez tant fait, là, pendant des générations, si une page a été tournée par le grand vent de l'Histoire, et bien, il vous appartient d'en écrire une autre. Trèves de vaines nostalgies, de vaines amertumes, de vaines angoisses. Prenez l'avenir comme il se présente et prenez-le corps à corps. Plus que jamais... vous êtes un levain dans une pâte, plus que jamais l'Algérie a besoin de vous, et plus que jamais la France a besoin de vous en Algérie. Et vous tous, les peuples et les Etats étrangers, si vous croyez, comme il faut le croire, que la grande querelle, sur la terre, c'est la querelle de l'Homme, reconnaissez que c'est cette querelle-là que la France soutient en Algérie pour l'Algérie, avec l'Algérie. Et s'il vous plait, respectez son effort ". Je ne sais pas si j'ai ajouté quelque chose à ce qui avait été dit.
Journaliste 4
[inaudible] sont actuellement en pleine évolution politique. Il y a l'indépendance, l'association et d'autres formules. Je voudrais savoir quelle est votre position devant ce problème.
Charles de Gaulle
Vis-à-vis des peuples que la France s'était attachée, il y a, à la base de sa politique, deux faits. Et je crois bien que ces deux faits sont aussi grands que la Terre. Le premier fait, c'est la passion d'autodétermination, de libre disposition d'eux-mêmes, et à leurs yeux, d'indépendance, qui anime ces peuples-là. C'est une sorte d'élément psychologique élémentaire qui est d'autant plus actif qu'il trouve le concours du monde entier, y compris des pays qui étaient, hier, colonisateurs. Il est vrai que, pendant longtemps, l'humanité a admis, et je crois qu'elle avait parfaitement raison, l'humanité a admis que pour ouvrir à la civilisation les populations qui en étaient écartées par les obstacles de la nature ou par leur propre caractère, il était nécessaire qu'il y eut pénétration de la part de l'Europe occidentale malgré quelques fâcheuses péripéties. Où en serait, aujourd'hui, l'Amérique du nord, l'Amérique du sud, l'Afrique, l'Océanie, une grande partie de l'Asie si les explorateurs, les colons, les soldats, les missionnaires, les ingénieurs, les médecins de l'occident n'y étaient pas venus en apportant les idées, l'action, l'organisation, la technique occidentale ? Oui, ces pays furent conquis, révélés et éveillés. Alors, maintenant, cela est acquis, et d'un bout à l'autre de la terre, chaque peuple prend conscience de lui-même et veut disposer de son destin. Et le second fait qui est mondial, lui aussi, c'est que ces populations mises au contact avec le progrès, sont envahies d'un désir croissant de voir s'élever leur pauvre niveau de vie. Dans un monde où certains sont en pleine prospérité, on se résigne de plus en plus difficilement à ne pas manger à sa faim, à souffrir des intempéries, à périr dans les épidémies, à végéter dans l'ignorance, et on veut avoir, à son tour, des terres bien cultivées, des mines, des usines, des routes, des chemins de fer, des ports, des avions, des bateaux, des écoles, des universités. Et comment les avoir sans le concours administratif, financier, économique, technique de ceux qui en ont les moyens ? Et alors, au fur et à mesure qu'on s'affranchit, on a besoin de l'aide des autres. Il n'y a, là, rien que de très humain, c'est-à-dire de très naturel et de très avouable. Alors, cela étant, quelle est l'attitude de la France à l'égard des populations qu'elle gouvernait hier encore, et pour autant que celles-ci ne veuillent pas faire partie d'elle-même, ce qui est vrai pour quelques-unes ? Il y a des gens, chez nous, il n'en manque pas, qui répugnent à l'évolution, soit par nostalgie d'un passé qui, d'ailleurs, a comporté beaucoup d'efforts et de mérite, je l'ai dit, ou bien par méconnaissance des actuelles réalités, ou bien pour des raisons d'intérêt particuliers qui sont, d'ailleurs, souvent respectables. Ceux-là voudraient que l'on fasse comme si ce qui est n'était pas. Ils voudraient que l'on continue de traiter en termes d'empire les populations qui sont emportées par l'exaltation de la liberté. Si cette attitude était celle de la France, il n'y a pas de doute, étant donné les courants, il n'y a pas de doute que ça amènerait pour elle et pour tout le monde des difficultés de plus en plus graves. D'ailleurs, les changements inéluctables se feraient tout de même, mais ils se feraient mal, dans de mauvaises conditions humaines, et ils se feraient contre elle, contre la France. A l'opposé, il y a d'autres gens qui pensent : "Non seulement nous ne devons pas empêcher la séparation quand elle se présente mais au contraire, nous devons nous en féliciter. Ces territoires nous coûtent beaucoup plus cher qu'ils ne nous rapportent. S'ils veulent nous quitter, qu'ils le fassent. Nos ressources, nos capacités trouveront à s'employer chez nous d'une manière beaucoup plus utile que chez eux". Ceux-là, je ne crois pas qu'ils soient d'accord avec l'idée que la France se fait d'elle-même ni avec l'idée que le monde se fait de la France. Nous avons toujours eu - ça nous est organique - une mission humaine. Et nous l'avons encore. Et il faut que notre politique soit conforme à notre génie. Il est très vrai que dans le cas où certains ne voudraient pas de notre aide, nous n'aurions aucune espèce d'avantage à vouloir la leur imposer. Dans ce cas-là, c'est nous qui profiterions surtout de la sécession. Mais vis-à-vis des peuples qui souhaitent son concours, auxquels elle est attachée, et qui, peut-être, un jour, lui rendront ce qu'elle leur aura prêté, vis-à-vis de ceux-là, la France est résolue à leur fournir l'aide qu'ils souhaiteront, dans la mesure où elle le pourra. Autrement dit, la politique de la France, à l'égard de ces pays, c'est de respecter et de reconnaître leur libre disposition d'eux-mêmes, et en même temps, de leur offrir, de faire, avec elle, un ensemble dans lequel elles trouveront son concours et dans lequel elle trouvera leur participation à son activité mondiale. C'est, là, la base du contrat qui a été conclu depuis un an entre la république française, onze Etats africains nouveaux et la république malgache. Evidemment, à l'intérieur de ce contrat, des révisions sont possibles. Elles sont prévues par la constitution. Elles sont possibles dès lors qu'elles s'accomplissent suivant les formes constitutionnelles. Et il faut, du reste, qu'il y ait un fondement, que ce fondement tienne, sans quoi, on ne peut rien construire dessus. De cette communauté, tous les Etats qui font partie y sont parce qu'ils l'ont voulu. Et tous, à chaque instant, peuvent s'en aller s'ils le veulent. Autrement dit, la communauté, pour tout le monde, c'est l'indépendance effective et c'est la coopération garantie. Il y a deux Etats, le Cameroun et le Togo, qui, à leur tour, vont accéder, bientôt, à l'indépendance. Ils le font par d'autres voies que les Etats africains qui sont dans la communauté. Ils le font par d'autres voies que ces Etats en prise, parce qu'eux n'étaient pas sous la souveraineté de la France. Ils étaient sous sa tutelle en vertu d'un mandat international. Alors, c'est seulement l'année prochaine qu'ils vont avoir l'entière et libre disposition d'eux-mêmes. Si le Cameroun, si le Togo souhaitent - ce qui est possible - s'associer à la communauté, je crois que celle-ci donnera satisfaction à ces deux bons partenaires. Alors, la Guinée ? La Guinée, au moment de la décision, la Guinée était déjà, en fait, une république démocratique populaire, un régime totalitaire sous la dictature d'un parti unique. Ses dirigeants, rêvant d'utiliser ce tremplin pour réunir, comme ils disent, peut-être pour dominer l'Afrique, les dirigeants dont je parle ont refusé la communauté. De leur part, c'était tout naturel. Voilà quelle est la politique de la France en ce qui concerne les Etats africains qui étaient, hier encore, appelés au progrès par elle et qui, s'ils le veulent, continueront de faire leur progrès avec elle. Si l'on admet, comme je le disais, tout à l'heure, pour l'Algérie, qu'une politique dans notre siècle doit avoir, comme un de ses buts principaux, le bien de l'homme, je crois que cette politique de la France et des Etats de la communauté, c'est la meilleur politique actuellement possible. Oui ?
Journaliste 5
[inaudible] Permettez-moi de vous poser une question qui concerne les frontières de l'Allemagne vers l'est. [inaudible] dont vous nous aviez parlé ici, dans cette même salle, le 25 mars, une déclaration qui a fait beaucoup... provoqué d'émotion, comme vous le savez, en Allemagne. Il y a encore, tout récemment, eu à Moscou, un écho dans les déclarations de monsieur le président Khrouchtchev qu'il a fait devant le Soviet Suprême. Si je ne me trompe pas, quand vous avez soulevé cette question ici, dans cette même salle, vous avez nié cette question des frontières de l'Allemagne de l'est à la question de la réunification de l'Allemagne. C'était [inaudible] dans votre esprit, après des élections libres et démocratiques. Je serais très reconnaissant si vous vouliez nous préciser votre pensée à ce sujet.
Charles de Gaulle
En vous écoutant, monsieur, je me croyais, tout à coup, être à la conférence au sommet.
(Rires)
Charles de Gaulle
Mais comme je n'y suis pas mais seulement dans une conférence de presse, je dis seulement - c'est une manière de dire - j'ai déjà dit, dans une conférence analogue, ce que je pensais sur la question que vous avez posée. Pourquoi voulez-vous que le je répète ? Sachez seulement que je n'ai pas changé d'avis.
Journaliste 6
[inaudible] grands problèmes que vous avez évoqués, je m'excuse de vous poser une question de politique intérieure. Mais demain, la France célèbrera l'anniversaire de l'Armistice de 1918. Pouvez-vous, à ce propos, nous dire quelle est votre position à l'égard des anciens combattants ?
Charles de Gaulle
C'est un peu la position à l'égard de moi-même, si vous voulez bien m'excuser de le dire.
(Rires)
Charles de Gaulle
Nous sommes un peu moins nombreux que nous le fûmes, et chaque fois nombreux à avoir participé, les armes à la main, au salut de la France sur les champs de bataille, dans la guerre de 14-18. Ce que nous avons fait, nous autres, nous ne l'avons évidemment pas oublié. Il est infiniment souhaitable pour la nation française que ce souvenir lui reste profond et respecté. Je crois que tant que nous vivrons encore, nous dont j'ai parlé, il faut que de toutes les manières, une certaine attitude, une certaine façon de voir les choses, et en particulier de voir le pays, il faut que nous donnions quelque peu l'exemple, que nous restions ce que nous fûmes : des témoins. Il est vrai qu'après la guerre de 14-18, celui qui était le chef de la France, à l'époque, Georges Clemenceau, voyant revenir ces combattants qui avaient, encore une fois, sauvé le pays sur les champs de batailles, sous les ordres des maréchaux Joffre, Foch et Pétain, Clemenceau disait : " Ils ont des droits sur nous ". Je suis sûr que ce que Clemenceau voulait dire, c'était : " Ces combattants ont le droit de nous donner, demain comme hier, l'exemple ". Et nous, leur exemple, nous avons le devoir de le suivre. Plusieurs années après, Clemenceau était mort depuis longtemps, on a inventé, non pas la retraite des mutilés, des veuves, des orphelins, ce qui était fait tout de suite, ce qui était infiniment naturel et infiniment nécessaire, mais on a inventé la retraite des anciens combattants valides. Aucun pays ne l'a fait. Je n'épiloguerai pas sur les raisons qui ont pu y conduire la république d'alors. En tout cas, elle l'a fait. On en a pris l'habitude, j'en conviens. Et peu à peu s'est trouvée une organisation des anciens combattants dont les délégués tenaient énormément à cette retraite qui durait - ce n'était pas considérable - mais où ils voyaient une espèce de symbole. L'année dernière, au mois de décembre, la question s'est posée d'une manière aiguë. Nous avons eu beaucoup de mal à rétablir l'équilibre de nos finances, vous le savez bien, à ce moment-là, et il fallait réduire le déficit à tout prix sous peine de ne jamais plus sortir de l'inflation, c'est-à-dire d'aller à la catastrophe. Alors, nous l'avons fait. Pour le faire, il a fallu tailler dans tous les postes du budget. C'est présenté le budget des anciens combattants. Il atteignait 320 milliards, le budget des victimes de la guerre. Il atteignait, il atteint encore 320 milliards. Naturellement, il ne s'agissait pas d'enlever un sous aux veuves, aux mutilés, aux orphelins. Sur les 320 milliards, on en a retiré 7. 7. Et on les a retirés à ceux qui n'en avaient pas besoin parce qu'ils n'étaient pas économiquement faibles et qui, en outre, étaient valides. Je ne dis pas que c'était très drôle. Ca n'a été drôle pour personne, et en particulier, pas pour celui qui vous parle. Mais c'était vraiment une nécessité. Il n'y avait pas de raison pour qu'aucune catégorie, si respectable, si chère qu'elle soit à la nation, ne participât pas au sacrifice général. D'ailleurs, ces 7 milliards, qu'est-ce qu'on en a fait ? On les a donnés aux vieux. Car vous savez qu'on a augmenté, en même temps, la retraite des vieux économiquement faibles, pour les mettre, autant que possible, à l'abri des quelques hausses qui étaient à prévoir, compte-tenu de la dévaluation. Moi, j'espérais, je le dis franchement, que les anciens combattants prendraient les choses comme elles étaient, qui reconnaîtraient que si de Gaulle en avait pris la responsabilité, c'est qu'il avait de bonnes raisons d'intérêt national, et que, tout en poussant des soupirs, ce que je comprends très bien, il fallait consentir de bonne foi et de bonne volonté à ce sacrifice et en attendant des jours meilleurs qui, du reste, pourraient ne pas trop tarder si notre rétablissement suit le cours qu'il a commencé de prendre. Mais ce n'est pas ce qu'il s'est produit, vous le savez bien, et je le regrette profondément. Je ne vois pas, d'ailleurs, à quoi ça peut conduire. Les anciens combattants sont faits pour être les premiers à l'honneur. Ils ne sont pas faits pour être les premiers à la revendication. Je souhaite ardemment que tout ça s'arrange, comme on dit, qu'on n'y mette pas d'aigreur, d'amertume qui serait vraiment mauvaise et fâcheuse dans la période de redressement où se trouve le pays. Et j'invoque mes camarades de la guerre de 14-18 pour qu'ils m'aident eux aussi dans cette circonstance. Du reste, je suis convaincu que c'est le sentiment de l'immense majorité d'entre eux. J'ajoute qu'on veillera, au mois de janvier, quand tout sera passé - vous savez de quoi je parle - on veillera à ce que le président de la république convoque les dirigeants des principales organisations d'anciens combattants pour reprendre, avec eux, le digne contact qui est nécessaire. Encore une fois, ce qui a été fait, je le leur dis, a été fait, et je le leur dis comme leur camarade, mais je leur dis comme chef de l'Etat, ce qui a été fait ne sera pas changé. Nous ne sommes plus où on en était hier. Peut-être ont-ils cru que nous en étions encore à cette époque, les dirigeants dont je parlais, mais nous n'y sommes plus. Quand il s'agit d'un domaine d'intérêt national, le pouvoir ne recule pas. Mais encore une fois, la place, la place d'honneur au premier chef et au premier rang que méritent les anciens combattants de la Grande Guerre, cette place-là, personne plus que moi n'est résolu à la leur assurer. Voilà ce que je peux vous dire. Et bien, mesdames, messieurs, je crois que nous avons à peu près examiné tout ce qu'on peut voir, en général, autour du monde. Je me félicite d'avoir eu le plaisir de vous retrouver. Je vous remercie de votre aimable attention. Je crois que ce que nous voulons faire et ce que nous sommes en train de faire, c'est-à-dire une France qui ait sa solidité, sa fermeté et sa constance, c'est, évidemment, pour lui rendre service à elle-même mais c'est aussi pour rendre service au monde entier. Je vous remercie, mesdames et messieurs.
Applaudissements.
(Silence)