Ruy Blas de Victor Hugo, dit par Gérard Philipe

03 février 1954
02m 14s
Réf. 00345

Notice

Résumé :

Après une représentation de Ruy Blas dans une mise en scène de Jean Vilar, Gérard Philippe donne pour la radio et pour le plaisir des auditeurs un extrait d'un moment clé de la pièce en entamant la tirade « Bon appétit, messieurs ! ».

Date de diffusion :
03 février 1954
Compagnie :
Lieux :

Éclairage

En 1954, Vilar dirige depuis trois ans le Théâtre National Populaire (T.N.P.) et le Festival d'Avignon, qu'il a instauré en 1947, est devenu une véritable institution. Les années 50 sont une période fastueuse pour le théâtre de répertoire : Vilar, et son jeune premier fétiche, Gérard Philipe, sont en pleine campagne de popularisation des grands classiques du théâtre. Il faut mettre les grands textes à la portée de tous et Vilar entend bien inscrire dans la mémoire collective l'œuvre de Victor Hugo, poète et dramaturge progressiste, qui voulait lui aussi en son temps pouvoir s'adresser à tous à travers le drame romantique.

Ruy Blas, qui est créé en 1954 au théâtre de Chaillot, concentre en son sein tous les préceptes auxquels s'attache le T.N.P. L'ambition du texte est de montrer comment un valet, un homme du peuple donc, même s'il a gagné les plus hauts postes du pouvoir en devenant premier ministre du roi d'Espagne, reste envers et contre tout le héros du bien et le défenseur de la justice sociale.

Cette bravoure et ce sens de l'équité sont précisément l'objet de la célèbre apostrophe « Bon appétit, messieurs ! » lancée par Ruy Blas dans l'acte III, lorsque ce dernier découvre dans une salle du palais les conseillers du roi en train de se livrer à une véritable curée en se partageant le patrimoine et les capitaux du royaume. La satire politique à laquelle se livre Hugo dans cette tirade prend une tournure universelle et pointe sans ménagement les possibles malversations auxquelles les hommes de pouvoir se livrent sans vergogne en dehors de toute considération pour le bien public. Hugo attaquait à travers cette tirade la monarchie de juillet (1830-1848) en accusant un système décadent, mais cette dénonciation conserve au fil de l'histoire un caractère intemporel.

Outre sa portée satirique, cette tirade, qui se donne le tour d'un grand moment théâtral, a aussi pour rôle de ménager une pause dramaturgique en insérant au cœur de la pièce un propos moral. Ruy Blas critique vertement la dilapidation et l'enrichissement personnel des hommes d'état mais ne parvient pas à se faire entendre des conseillers du roi. L'élan de réforme, porté par la parole de Ruy Blas (et du poète militant qu'est Victor Hugo), produit le même effet qu'un coup d'épée dans l'eau et devient le symptôme d'une profonde désillusion.

Voir un document sur Ruy Blas mis en scène par Brigitte Jaques-Wajeman (2002)

Céline Hersant

Transcription

(Silence)
Gérard Philipe
Bon appétit messieurs ! Ô ministres intègres ! Conseillers vertueux ! Voilà votre façon De servir, serviteurs qui pillez la maison ! Donc vous n'avez pas honte et vous choisissez l'heure, L'heure sombre où l'Espagne agonisante pleure ! Donc vous n'avez ici pas d'autres intérêts Que remplir votre poche et vous enfuir après ! Soyez flétris, devant votre pays qui tombe, Fossoyeurs qui venez le voler dans sa tombe ! Mais voyez, regardez, ayez quelque pudeur. L'Espagne et sa vertu, l'Espagne et sa grandeur, Tout s'en va. Nous avons, depuis Philippe Quatre, Perdu le Portugal, le Brésil, sans combattre ; En Alsace Brisach, Steinfort en Luxembourg ; Et toute la Comté jusqu'au dernier faubourg ; Le Roussillon, Ormuz, Goa, cinq mille lieues De côte, et Pernambouc, et les montagnes bleues ! Mais voyez. Du ponant jusques à l'orient, L'Europe, qui vous hait, vous regarde en riant. Comme si votre roi n'était plus qu'un fantôme, La Hollande et l'Anglais partagent ce royaume ; Rome vous trompe ; il faut ne risquer qu'à demi Une armée en Piémont, quoique pays ami ; La Savoie et son duc sont pleins de précipices. La France pour vous prendre attend des jours propices. L'Autriche aussi vous guette. Et l'infant bavarois Se meurt, vous le savez. Quant à vos vice-rois, Médina, fou d'amour, emplit Naples d'esclandres, Vaudémont vend Milan, Legañez perd les Flandres. Quel remède à cela ? L'État est indigent, L'Etat est épuisé de troupes et d'argent ; Nous avons sur la mer, où Dieu met ses colères, Perdu trois cents vaisseaux, sans compter les galères. Et vous osez ! ... Messieurs, en vingt ans, songez-y, Le peuple, – j'en ai fait le compte, et c'est ainsi ! – Portant sa charge énorme et sous laquelle il ploie, Pour vous, pour vos plaisirs, pour vos filles de joie, Le peuple misérable, et qu'on pressure encor, A sué quatre cent trente millions d'or ! Et ce n'est pas assez ! Et vous voulez, mes maîtres ! Ah ! J'ai honte pour vous !