Les échappés
La piste
Un havre de paix
Initialement, à la fin du XVIIIe siècle, la piste du cirque moderne [1] accueille des exhibitions équestres. Progressivement, elle va ouvrir ses 13,50 mètres [2] de diamètre à celles liées à la prouesse physique utilisant généralement des agrès. Les artistes, qui deviendront « de cirque », fuient l'inconfort de la rue et les contingences des théâtres de foire. Ils y trouvent un abri qui leur permet de maintenir vivantes les techniques et de les perfectionner. C'est dans ce havre de paix relatif que se constitue le genre spectaculaire qui, par la succession des numéros et des émotions qu'ils procurent, crée de la variété.
Ainsi, l'acrobatie, la jonglerie, le funambulisme ou le trapézisme (entré un peu plus tard dans la piste) participent à la structuration du cirque qui divertit la bourgeoisie qui vient de prendre le pouvoir, suite à la révolution de 1789. Ces pratiques se sont identifiées à l'univers qu'elles ont contribué à façonner jusqu'à en faire partie intégrante. Si chacune d'entre elles a pu et su développer, dans le cercle structuré et structurant, des spécificités propres, et d'une certaine façon atteindre à un apogée, elles sont progressivement entrées dans un processus de standardisation sclérosant.
[1] Nom accolé au cirque en référence à la période moderne de l'histoire de l'art, XIXe et première moitié du XXe siècle.
[2] Le diamètre correspond aux quatorze pas du cheval au galop qui lui confère la meilleure position pour que le cavalier puisse maintenir son équilibre sur l'animal.
Un carcan
En effet, la forme de représentation impose des procédures d'exhibition strictes. Elles sont d'ordre spatial et temporel. D'une part, le lieu, l'intangible piste circulaire, détermine la trajectoire des regards des spectateurs convergeant en un même point, dont l'artiste est le centre, sous un plein feu ou cerné par le halo de la poursuite. Et, d'autre part, la structuration du spectacle contraint l'artiste à développer la palette de ses compétences au cours d'un numéro de dix à douze minutes, suivant un rythme qui offre une montée crescendo des difficultés.
Les crises économique, culturelle, générationnelle et esthétique que le cirque traverse au cours de la seconde moitié du XXe siècle ont un impact non seulement sur la pérennité du genre, mais également sur le devenir des techniques lié à une transmission obsolète. La fragilité économique du secteur rend le refuge incertain.
Alors que le cirque se resserre sur lui-même apparaissent les premières expérimentations du nouveau cirque (Archaos, Plume, Baroque, La Compagnie Foraine...). Un système de formation pyramidal est mis en place par l'Etat et de jeunes artistes souhaitant faire art en investissant une forme mineure, jusque là cantonnée au divertissement, s'emparent de ces techniques (faire) pour affirmer leur vision du monde (dire) [1].
[1] Nous faisons, ici, allusion à la théorie d'André Leroi-Gourhan, sur le dire et le faire, développée dans André Leroi-Gourhan, Le Geste et la parole, Tome1, Langage et techniques, Paris, Albin Michel, 1964.
Une prise de distance
Une alternative à dépasser
Certains d'entre eux, désireux de s'investir sans contrainte dans leur technique, vont tout à la fois prendre une distance avec le cirque traditionnel et le spectacle de nouveau cirque pluridisciplinaire.
Les artistes-interprètes formés pour substituer à la pure prouesse l'objectif de faire œuvre ne se reconnaissent ni dans l'un, ni dans l'autre. D'un côté, les dix minutes stéréotypées ne leur suffisent pas. De l'autre, la mise sous tutelle d'un metteur en piste leur apparaît comme une limite. En effet, ils sont dans l'obligation de plier leur numéro, ou tout du moins leurs figures, aux intentions du metteur en piste, d'en modifier la musique, le rythme, le propos pour qu'il puisse s'intégrer à la proposition globale. Autrement dit, se cantonner à être interprète.
Ainsi, au cours des années 1990, apparaissent des compagnies (solo, duo, trio, rarement plus), se revendiquant du nouveau cirque, qui élaborent leur proposition esthétique autour d'une prouesse. Selon Jean-Michel Guy, elles se sont « émancipées », « affranchies de la piste » [1]. Mais ne se sont-elles pas plutôt échappées de structures spectaculaires exerçant une emprise limitant leur potentiel créatif ?
[1] Cf. son article, Jean-Michel Guy, « La transfiguration du cirque », dans Jean-Claude Lallias, Le cirque contemporain, la piste et la scène, Paris, Théâtre Aujourd'hui, n° 7, Editions du Centre National de Documentation Française, 1998, p. 40 et l'interview qu'il nous a accordé, « Vers un métissage généralisé » dans « Les nouveaux cirques à l'affût », dossier réalisé par Jean-Marc Lachaud et Martine Maleval, Paris, Mouvement, n°3, 1999, p. 40-41.
Des contingences économiques
Ne doit-on pas également, de façon pragmatique, invoquer un circuit de distribution modélisant ? D'un point de vue économique, les jeunes artistes sortant des écoles se trouvent confrontés à une double réalité. D'une part, les compagnies de cirque, limitées en nombre – n'oublions pas que les subventions en destination du cirque représentent la part congrue du budget du Ministère de la Culture – n'ont pas une capacité d'intégration illimitée. Elles sont constituées, le plus souvent, d'une équipe permanente et procèdent à des auditions au gré de leurs créations. D'autre part, s'il existe un réseau de diffusion spécialisé, scène conventionnée cirque et des festivals, les théâtres se satisfont, bien souvent, d'inscrire à leur programmation généraliste une soirée cirque, dans l'année. Les petits formats, en nombre d'artistes et en durée de représentation, de par leur souplesse, répondent donc à une demande du marché.
Le glissement sémantique, qui a accompagné la structuration et l'institutionnalisation du nouveau cirque, de "cirque" à "arts du cirque" puis à "arts de la piste", autorise voire encourage à cette autonomisation. Le cirque, entité spectaculaire constituée autour de techniques considérées comme des fondamentaux, n'est plus appréhendé comme un tout indépassable, mais comme une juxtaposition de micro entités séparables.
Qui sont-ils ?
Des maîtres de la technique
Si les clowns ont depuis longtemps accompli cette échappée belle [1], ce dès la première moitié du XXe siècle, le phénomène s'initie au début des années 1990. Des jongleurs, Jérôme Thomas, Vincent de Lavenère, François Chat ; des trapézistes ou aériens, Les Noctambules, Les Arts Sauts, Tout Fou To Fly ; des acrobates, Vent d'Autan ; des cavaliers, Le Théâtre du Centaure entre autres, souvent après des carrières d'interprètes, s'engagent dans la constitution d'une compagnie et donc dans la production de spectacles autonomes.
Fort de leur expérience, qui les a conduits à dépasser la simple production d'un numéro adaptable à des productions collectives, ils créent un au-delà de l'exhibition de la prouesse tout en explorant les limites de leur technique pour les repousser. Leur inscription dans l'art contemporain les conduit à mêler le cirque à la danse, au théâtre, aux arts plastiques et à faire appel aux nouvelles technologies.
Jérôme Thomas, Le cirque Lili
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Sous son chapiteau de bois et de toile rouge, Jérôme Thomas propose Le Cirque Lili, à Aubervilliers. Entre entretien et extraits de répétition ou du spectacle, s'expose la diversité des objets de son jonglage, de la plume à la boule d'acier et est abordée la question de la chute inattendue que l'artiste a appris à intégrer dans la dramaturgie spectaculaire.
Le Chant des balles, spectacle de jonglerie musicale de Vincent de Lavenère
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Deux extraits du spectacle Le Chant des balles, une jonglerie musicale de Vincent de Lavenère, jongleur et Eric Bellocq, luthiste. De l'interprétation d'un « quatre balles » à celle du « Carillon » (des cloches sont atteintes par la trajectoire des balles) transparaît l'écoute complice des deux artistes.
Les Arts Sauts, Kayassine
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Sous une bulle gonflée d'air, le public prend place sur des transats pour assister à l'envolée des Arts Sauts qui présentent Kayassine, au Parc de la Villette. Stéphane Ricordel, Fabrice Champion et Florence de Magalhaes abordent les questions du rapport à la musique, à l'exploit et l'originalité de la démarche.
Tout fou to fly
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Sous chapiteau, la compagnie Tout Fou To Fly, métissant les techniques aériennes, les arts dramatiques et chorégraphiques, les influences culturelles – notamment brésiliennes – propose une version circassienne de la légende d'Orphée de la mythologie grecque, Orfeu.
Vent d'Autan
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La Compagnie Vent d'Autan présente Pas touche terre à l'Espace Chapiteau du Parc de la Villette. Un duo acrobatique composé de Rémy Balagué et Babeth Gros. Entre quelques extraits du spectacle, ils confient les intensions artistiques de leur démarche liée à la force du geste. Les musiciens abordent la relation à construire entre leurs interventions et le duo.
Le Théâtre du Centaure
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Extrait du spectacle Cargo (2005), du Théâtre du Centaure, sur lequel Manolo Bez et Camille Galle écrivent : « Durant la période de gestation de cette création, le hasard nous a fait rencontrer des cinéastes et des chorégraphes. Il en résulte une écriture ou plutôt un langage sans parole, un langage animal et humain, peut-être un langage Centaure ».
Porteurs de leur projet artistique, ils font bien souvent appel à un regard extérieur chargé de la mise en scène ou en piste. La compagnie Vent d'Autan, constituée en 1995, de et par Rémy Balagué et Babeth Gros, qui propose le duo acrobatique Pas touche terre (1998), a confié à Christian Coumin cette responsabilité. Ils affirment la volonté de théâtraliser, en déclarant « il n'est alors plus question de force, d'exploit ou de performance mais de développement d'un propos dramatique basé sur des émotions dans une perception un peu décalée » [2].
Un décalage indispensable pour rompre avec les codes convenus de l'acrobatie.
[1] Sur ce sujet, voir le Parcours Clowns .
[2] Dossier de presse du spectacle.
Des praticiens du mélange
Mais le risque qui pointe est de créer une certaine lassitude chez le spectateur qui se trouve confronté, non plus aux douze minutes traditionnelles, mais à un format de cinquante à quatre-vingts minutes, pendant lequel l'artiste doit faire preuve d'une grande variété de figures sans sombrer dans l'esthétisation. Pour éviter ces écueils, certains, notamment chez ceux qui ont constitué leur compagnie depuis la fin des années 1990, s'engagent dans une nouvelle forme de mélange, au-delà de l'apport privilégié de la chorégraphie et de la théâtralisation.
En privilégiant le récit, les interventions jonglées des Frères Kazamaroffs relèvent de l'incrustation. Phia Ménard, Cie Non Nova et João Paulo P. Dos Santos, O Ultimo momento explorent les apports des nouvelles technologies. Ces mélanges ont l'intérêt de décentrer la technique sans la considérer comme accessoire mais en privilégiant un contexte.
Un Cirque Clandestin, par les Frères Kazamaroffs
[Format court]
Gérard Clarté et Benoît Belleville de La Compagnie Les Frères Kazamaroffs (Vladimir et Alïocha) présentent Un Cirque clandestin (1997). Les extraits du spectacle donnent un aperçu de la pertinence de leur jonglage inscrit dans une relation de solidarité face à l'adversité. En effet, voyageurs clandestins, sortis de leur container, ils tentent d'appréhender leur nouvel univers.
Compagnie Non Nova, Ascenseur, fantasmagorie pour élever les gens et les fardeaux
[Format court]
Extraits de Ascenseur, fantasmagorie pour élever les gens et les fardeaux de la compagnie Non Nova. Phia Ménard (dite Philippe Ménard) apparaît dans une succession de tableaux où se mêlent présence physique et nouvelles technologies. L'illusion d'optique présente dans son jonglage se trouve amplifiée par le recours à la vidéo.
O Último Momento, Contigo
[Format court]
Montage d'extraits de Contigo, avec João Paulo P. Dos Santos, mis en scène par Rui Horta. Un mât, une chaise et un corps qui va de l'un à l'autre en expérimentant le contact. Souplesse, agilité, compensation musculaire et force maîtrisée sont les ingrédients de la mise en péril d'un homme seul.
L'Association W, impulsée par Jean-Baptiste André, mixe corporellement sa discipline initiale, l'acrobatie, avec la danse et met, ainsi, au jour une nouvelle gestuelle.
Inverser les repères avec Jean-Baptiste André
[Format court]
Extraits du spectacle Intérieur nuit de l'Association W. Sur un plateau dépouillé, l'équilibriste Jean-Baptiste André fait appel à la vidéo pour rendre compte des sensations in situ de l'acrobate sur les mains : distorsion de la perception, inversions des repères.
Des impurs
Même si certains explorent leur art dans un relatif dépouillement scénique, au risque de la postmodernité, le(s) corps(s) marqué(s) socialement impose(nt), malgré tout, une vérité contemporaine.
La Compagnie XY, initiée par Abdel Senhadji et Mahmoud Louertani, par la démultiplication des portés acrobatiques, à deux ou trois hauteurs, dessine sur un plateau nu des paysages de corps donnant toute sa force au faire ensemble.
Toujours dans le domaine de l'acrobatie, la compagnie Un Loup pour l'homme, créée par Alexandre Fray et Frédéric Arsenault, joue une comédie humaine faite de toute la palette des sentiments humains.
L'expressivité du main à main avec Un loup pour l'homme
[Format court]
Extraits vidéo du spectacle Appris par corps. Alexandre Fray et Frédéric Arenault, porteur et voltigeur de la compagnie Un loup pour l'homme, y explorent la relation d'interdépendance entre le porteur et son voltigeur : lutte, jeu à l'aveugle, fusion et rejet, pour une autre approche du main à main.
Les trapézistes Chloé Moglia et Mélissa Von Vépy, avec leur compagnie Moglice-Von Verx, revisitent la verticalité imposée et les agrès convenus de leur technique.
Sonder le vertige intérieur avec Moglice Von Verx
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Extrait du spectacle I Look up, I look down... de la compagnie Moglice Von Verx. Au pied d'un agrès géant, monolithe gris d'une hauteur de 5,20m, les trapézistes Mélissa Von Vépy et Chloé Moglia mettent en scène le paradoxe de la condition humaine, entre désir d'envol et fascination pour la chute.
Inclassables
Même si nous avons tenté, pour la clarté de lecture, de classifier, d'organiser et, ainsi, de faire émerger une cohérence interne à ce genre, nous savons que l'objet, les objets résistent. La classification reste toujours soumise à critique et court le risque de l'artificialité car l'hétérogénéité prévaut. Ce que nous avons écrit sur certaines compagnies est également partagé par d'autres.
Dans le paysage multiforme de la création circassienne, nous pouvons encore citer Adrien Mondot et sa Cie Adrien M que l'usage des nouvelles technologies, la cinématique, amène à s'éloigner de la vision consensuelle de sa spécialité, le jonglage, en portant ses recherches sur le mouvement.
Compagnie Adrien M/ Claire B, Cinématique
[Format court]
Des extraits de Cinématique (2010) de la Cie Adrien M/ Claire B, créée par Adrien Mondot. L'informaticien-jongleur immerge deux personnages dans un décor virtuel, dont l'unité est le point, fait de points, de lettres, de lignes et de quadrillages. Un jeu lancinant, parfois diabolique, s'instaure, remettant en suspens le temps et brouillant l'espace.
Etienne Saglio, Cie Monstre(s), quant à lui, mêle cette discipline à la magie nouvelle, pour offrir une mise en péril de nos repères spatiaux et temporels.
L'étrangeté du sentiment magique, avec Etienne Saglio
[Format court]
Le soir des monstres, premier spectacle d'Etienne Saglio, met en scène un démiurge de fortune ; dans l'aliénation de sa solitude, il donne vie aux vieux objets qui l'entourent. Un tube en plastique se met à ramper, les balles du jongleur finissent par voler de leurs propres ailes... Une illustration de magie nouvelle, mouvement éclos dans les années 2000.
Au cirque contemporain, comme dans les autres arts, il est toujours plus difficile pour les femmes de se faire une place. Elles n'en sont, bien souvent, que plus revendicatives quand elles s'emparent de la scène. Ainsi, Jeanne Mordoj, Cie Bal, assume un discours philosophique, sans négliger la distance humoristique, sur les questions d'identité et de genre. Angéla Laurier, contorsionniste, livre son corps exhalant les blessures encore saignantes accumulées au cours des périples de son existence.
Jeanne Mordoj, L'éloge du poil
[Format court]
Deux extraits du spectacle L'éloge du poil : le dialogue que Jeanne Mordoj fait tenir à un crâne de blaireau et à celui d'un bélier ; l'instant jonglé avec des jaunes d'œuf où elle prononce la phrase emblématique : « Offrir à l'être qui ne naîtra pas un aperçu du monde auquel il a échappé ».
La contorsion introspective d'Angela Laurier
[Format court]
Extraits de Déversoir, premier spectacle de la compagnie Angela Laurier. Si l'artiste se défait d'une camisole sophistiquée à son entrée en scène, c'est pour mieux la recréer ensuite, à travers les contraintes infligées à son corps de contorsionniste. Sur un écran géant, des entretien vidéo racontent son histoire familiale. L'aliénation corporelle répond à la schizophrénie de son grand frère.
Conclusion
Ainsi, même si l'évasion correspond aussi à un changement de contraintes non négligeables, elle engendre, malgré tout, une liberté qui participe à l'émergence d'un au-delà de la technique, par l'expérimentation, toujours en recherche, de formes spécifiques.
Les acteurs de ces pratiques, même si cela ne constitue par leur objectif premier, poursuivent la mise à distance de la tradition et l'actualisation des arts du cirque, en se situant franchement, hors cirque .