Les Landes : la forêt ou les hommes ?
Notice
Dans les Landes, l'implantation massive de pins résultant de la loi du 19 juin 1857, encouragée par Napoléon III, engendre de profondes mutations dans la société et le mode de vie des Landais. En un demi siècle, l'ancien système agro-pastoral est supplanté par un système sylvicole entièrement tourné vers l'exploitation de la résine et basé sur la privatisation des espaces communautaires.
Éclairage
Dans cette longue émission d'une série mémorielle apparaît toute la problématique de l'évolution du paysage des Landes de Gascogne.
Au XVIIIe, sinon dès le XVIIe siècle, ces vastes territoires de "lannes" [1] essentiellement partagés entre la généralité de Bordeaux et celle d'Auch, entre diocèses d'Aire, de Bazas, de Bordeaux et d'Acqs (Dax), préoccupent certains administrateurs, puis les bons esprits de progrès influencés par les idées physiocratiques. Alors que le trait de côte n'est absolument pas fixé [2], des autorités du royaume s'intéressent à ces espaces immenses et sablonneux : les responsables des arsenaux de la Royale veulent en savoir davantage sur la production de poix dans les pinhadars de la zone côtière, et bientôt, sortis des cartons de l'Intendance bordelaise, se multiplient des projets de canaux alors que l'état des chemins et des routes est souvent déplorable [3].
Cependant, la grande transformation des paysages tient à l'extension volontariste des boisements en pins maritimes. Contrairement à une idée par trop répandue au XIXe siècle – on songe à la gloire attribuée à Jules Chambrelent sous le Second Empire –, les landes de Gascogne, tant dans le département de la Gironde que dans celui des Landes, principalement avec les vastes et anciennes forêts du Marensin [4], ont déjà au début du XIXe siècle de belles pinèdes d'où l'on tire et du bois et des produits résineux. Mais ces boisements se limitent à certaines zones bien drainées de l'intérieur ou aux montanhas du littoral, c'est-à-dire les dunes anciennes à peu près fixées.
Toutefois, des travaux de Peyjehan à La Teste-de-Buch, jusqu'aux initiatives de Brémontier, en passant par les projets de Desbieys à Saint-Julien-en-Born, la fin du XVIIIe siècle et les débuts du XIXe sont riches de projets. Déjà l'aménagement du territoire !
D'une part, on désire ardemment fixer les sables menaçants en un cordon dunaire stabilisé mettant hors de danger certains hameaux des paroisse côtières. D'autre part, obsession physiocratique, on ne cesse de vouloir assainir un territoire assez pauvre où abondent, selon la topographie, lagunes et marécages. Ce qui d'ailleurs n'a pas empêché de petites communautés de s'y adapter et de vivre en relatif quoique fragile équilibre fondé sur un système agro-pastoral. Dans ce contexte, les impératifs économiques dictés par les besoins en matière premières de la révolution industrielle bouleversent l'ordre des choses. L'ordre établi sous le règne de "Badinguet", qui d'ailleurs montre l'exemple en faisant de Solférino un des fleurons du domaine impérial [5], permet de mener les opérations presque au pas de charge.
Le paysage change donc avec la loi de 1857 menant les communes à vendre et à ensemencer en pins maritimes leurs vastes terrains de landes communales. Pendant quelques décennies les bergers ne décolèrent pas de voir se réduire inexorablement les terrains de parcours de leurs brebis. Ils doivent s'y faire : l'économie devient, quoi qu'ils en pensent, agro-sylvo-pastorale. D'autant que le bois et la résine se vendent très bien. Au temps de l' "arbre d'or", pendant cinq ou six décennies, nonobstant quelques fluctuations au gré des cours mondiaux, colophane, essence de térébenthine et bois d'œuvre pour la construction, la caisserie, le chemin de fer, les régions minières du Nord ou bien encore l'Angleterre se vendent bien.
La société rurale est bouleversée par cette nouvelle donne. Un certain antagonisme apparaît dans ce siècle où se répand le concept de lutte de classes. De nouvelles fortunes foncières se sont établies à la faveur des adjudications de communaux. Les plus avisés ont su développer et faire prospérer leurs pinhadars. Devenus "sylviculteurs", les paysans fortunés, fussent-ils de petits "ayant-pins", n'en gardent pas moins l'amour de la terre, du travail bien mené, le sens de la transmission de propriétés en excellent état ; d'autant que le forestier, vu le cycle naturel des arbres, travaille nécessairement sur le long terme.
La confrontation sociale se manifeste surtout à partir du début du XXe siècle car les gemmeurs se sentent de plus en plus proches, par leur statut, de la condition ouvrière. Les échos de la question sociale finissent par atteindre la contrée.
À vrai dire, quand se met en place ce système productif, deux catégories de gemmeurs coexistent. Dans la zone côtière, ceux des forêts domaniales ont quasiment un véritable statut d'ouvrier, ce qui occasionne d'ailleurs une syndicalisation précoce et combative. Dans les communes intérieures, ils sont généralement métayers mais le vieux statut de métayage, du fait de la dépendance du cours de la résine aux marchés, paraît de plus en plus inadapté [6] ; les us et coutumes régissant le partage des récoltes, semblent eux aussi obsolètes. D'où, sur fond de grande dépression des années 1930, la montée en puissance de la question sociale au cœur des pinhadars où scieries et distilleries de gemme entendent les revendications de 1936.
Le cycle de la résine va lentement entrer en récession après 1945. Pour quatre raisons au moins : a) les incendies de la décennie 1940 amputent largement le massif forestier ; b) l'exode rural s'amplifie en raison de la médiocrité des conditions matérielles dans lesquelles vivent ouvriers et gemmeurs ; c) des produits chimiques d'origine pétrolière concurrencent la résine ; d) la production à bas coût du Portugal ou de Chine arrive sur le marché.
Depuis les années 1970, on ne cesse, en vain d'entendre parler de la relance du gemmage...
[1] "Lannes" : reprise par la scripta administrative française, c'est la graphie patoisante du gascon lanas, "landes". Il s'agit du paysage "classique" des landes océaniques où le couvert végétal associe, selon les sols plus ou moins humides ou bien égouttés, l'ajonc épineux (jauga ou toja en gascon), la fougère (heuç ou heuguèira), la molinie (auguicha), cependant que le chêne (tauzin ou rouvre) et le pin maritime, dans ce bassin aquitain proche de l'Atlantique, prospèrent très bien.
[2] Ce n'est vraiment qu'au XIXe siècle que les Ponts et Chaussées parviennent à le fixer.
[3] Jusqu'au début du XXe siècle, les guides conseillent encore aux automobilistes de passer par Bazas et Mont-de-Marsan pour rejoindre Bayonne...
[4] Le Marensin, ancienne baronnie, s'étend de Lit-et-Mixe à Léon et Moliets-et-Maa.
[5] Solférino : domaine foncier de Napoléon III, constitué à partir de 1857, sur des terrains de Commensacq, Escource, Labouheyre, Luë, Morcenx, Onesse et Sabres. On stimule les innovations agricoles en même temps que se fait l'aménagement des marais du Platiet.
[6] Néanmoins, les papeteries voulues par les milieux de la sylviculture entre les années 1920 et 1940 offrent de nouveaux débouchés.