Les travailleurs immigrés à Rennes

10 décembre 1971
06m 52s
Réf. 00382

Notice

Résumé :

De nombreux étrangers vivent à Rennes, notamment des Portugais. Pour la plupart ouvriers dans le bâtiment, ils participent à la construction des nouveaux quartiers de la ville. Ayant peu de moyens, ils logent dans des taudis, dans des conditions déplorables.

Date de diffusion :
10 décembre 1971
Source :

Éclairage

En 2002, 1,5 million d'immigrés (étrangers et français nés à l'étranger et naturalisés) travaillaient en France. Leur part parmi la population active française est passée de 11,7% à 12 % entre 2002 et 2006. Ces chiffres - sous-estimés et auxquels il faudrait ajouter le nombre de travailleurs clandestins - témoignent de l'importance de la main d'œuvre étrangère parmi la population française. Ce phénomène n'est pas nouveau. Dès le XVIIIe siècle, des Belges et des Suisses émigrent vers l'Hexagone pour travailler. A partir du XIXe siècle, la forte croissante démographique italienne pousse de nombreux Italiens à venir s'installer en France, pays dont la croissance démographique est au ralenti. En 1911, les immigrés Italiens sont plus de 350 000 soit 36% des immigrants en France et 1% de la population totale.

Au lendemain de la guerre 14-18, les nombreuses pertes humaines accentuent les besoins en main d'œuvre. De nombreux Polonais, Espagnols, Italiens ou Nord-Africains fuyant leur pays pour des raisons économiques et/ou politiques arrivent en France. En 1931, les étrangers représentent près de 6% de la population française. Après la Seconde Guerre mondiale, la nécessité de reconstruire rapidement le pays favorise l'arrivée de nouveaux immigrés. Au cours des années 1950-1960, la décolonisation et les rapatriements accentuent l'immigration. Aujourd'hui, l'instabilité politique de certains pays d'Europe de l'Est et des Balkans favorise le départ vers la France de populations vivant dans ces pays. Ces immigrants occupent généralement des emplois peu qualifiés dans des secteurs économiques qui connaissent une pénurie de main d'œuvre. Dans la seconde moitié du XXe siècle, ils sont majoritairement employés dans l'industrie sidérurgique et métallurgique, dans les secteurs de la mine et du textile, dans le secteur agricole et surtout - comme les immigrants interrogés dans ce reportage - dans le bâtiment.

La Bretagne n'est pas une terre d'immigration privilégiée. Néanmoins, l'industrialisation et l'urbanisation de Rennes nécessitent une main d'œuvre importante. La capitale bretonne va donc elle aussi avoir recours à une main d'œuvre étrangère. Les entrepreneurs sont plutôt favorables à l'emploi de ces immigrants qui sont plus mobiles et qui coûtent moins cher. Pendant les années 1970, dans cette ville comme dans beaucoup d'autres villes françaises, la question du logement et celle des conditions de vie de ces travailleurs se pose avec acuité. Quelques initiatives en faveur du logement des immigrés voient le jour. Dans les années 1950, l'Etat crée des Foyers de travailleurs migrants. En 1956, une Société nationale de construction de logements pour les travailleurs algériens et leurs familles (SONACOTRA) est fondée. Son objectif : régler le problème de l'habitat insalubre des migrants originaires d'Algérie.

Ces diverses initiatives ne règlent toutefois pas entièrement le problème du logement de ces populations. De nombreux immigrants vivent dans des conditions de vie peu satisfaisantes. Comme nous le montre ce reportage de 1971, à Rennes certains d'entre eux habitent dans des logements insalubres ou dans des caravanes. La situation de ces travailleurs est perçue de manière ambivalente par la population locale. D'un côté, les Rennais sont favorables à l'arrivée de ces travailleurs en raison du manque de main d'œuvre ; de l'autre, ces populations leur font peur. Ce reportage est donc aussi l'occasion de revenir sur l'accueil réservé aux immigrants. D'après le commentateur, le racisme serait un discours de journaliste et les Français accueilleraient à bras ouvert les étrangers. Pourtant, le racisme est toujours latent dans la société française. Celui-ci est réactivé au moment de crises importantes comme par exemple suite à la dépression économique de 1929. La crise de 1973-1974, intervenant deux ans après la diffusion de ce reportage, a elle aussi suscité un rejet des travailleurs immigrés.

Bibliographie :

Gérard Noiriel, Le Creuset français. Histoire de l'immigration (XIXe-XXe siècle), Paris, Le Seuil, 1988.

Jennifer Gassine

Transcription

(Musique)
Journaliste
Ces images ont été tournées en 71 à Rennes. Dans cette ville, - mais il pourrait aussi bien s'agir de tout autre grand centre industrialisé -, 3500 travailleurs immigrés vivent, lors de leur arrivée en France, dans des conditions d'hygiène et de sécurité absolument invraisemblables. Le coût des locations, aggravé souvent par un racisme latent, est tel qu'au départ ces étrangers ne peuvent réunir les quelques 2000 ou 3000 francs nécessaires à l'obtention d'un logement décent. Aussi préfèrent-t-ils louer mensuellement 200 francs ou plus des taudis, qui ne possèdent, bien sûr, ni chauffage - la promiscuité est suffisante -, ni sanitaires - sans doute réservés à de meilleurs usages -, où ils sont entassés à trois ou quatre ; Ou bien être logé par l'entreprise dans des cabanes pompeusement rebaptisées bungalows. Par la suite, ils préfèreront à l'habitat traditionnel, la caravane qui, entre autres avantages, aura celui de leur appartenir en propre.
(Musique)
Ouvrier 1
C'était les bungalows à quatre places.
Journaliste
Alors, il y avait quatre personnes dans un bungalow ?
Ouvrier 1
Oui, souvent.
Journaliste
Vous pouvez nous donner un petit peu les mesures de ce bungalow ?
Ouvrier 1
Je ne sais pas bien mais ça fait combien ? 4m50 environ de long et 2m80 de largeur.
Journaliste
Vous travaillez à peu près combien d'heures par jour ?
Ouvrier 1
Huit heures par jour, il y en a des fois que même on arrête une heure à midi, des fois un peu moins encore, et moi, j'ai des onze heures et demi ou plus que ça.
Journaliste
Par jour ?
Ouvrier 1
Par jour.
Interviewé
Et vous gagnez combien de l'heure à peu près ?
Ouvrier 1
5,50 francs environ.
Journaliste
Et un travailleur français ?
Ouvrier 1
La même chose, il n'y a pas de discrimination là-dessus.
(Musique)
Journaliste
Vous êtes arrivé en France à quelle époque ?
Ouvrier 2
En 1956, mois de novembre.
Journaliste
Et maintenant vous êtes complètement intégré ?
Ouvrier 2
Oui, pour le moment oui, c'est-à-dire, ça fait sept ans que je suis en France, je suis marié, je suis installé maintenant ici en France et je reste toujours en France.
Journaliste
Vous n'avez jamais ressenti aucun racisme ?
Ouvrier 2
Non. Si, au début un tout petit peu, un tout petit peu pendant... vraiment, en 56 c'était les évènements à ce moment là vous voyez ?
Journaliste
Vous vous plaisez ici ?
Ouvrier 2
Pour le moment, oui, on est bien là. Mes gosses ont grandi là.
(Musique)
Journaliste
Demandez-lui depuis combien de temps, s'il vous plait, il vit là-dedans.
Ouvrier 3
[Espagnol]
Ouvrier 4
8 jours.
Journaliste
8 jours ? Et avant ?
Ouvrier 4
Avant, habiter la chambre la route Saint-Malo. La madame a piqué les 50 000 et moi, partir. Je lui expliquais que moi, pas de contrainte [Portuguais].
Interviewé
Ce camion vous l'avez payé combien ?
Ouvrier 4
[Portuguais]
Ouvrier 3
120.000.
Journaliste
Ces immigrés venus souvent seuls en France pour échapper aux quatre années de service militaire obligatoire en Angola, quand il s'agit de Portugais ou pour gagner plus, préfèrent vivre dans de telles conditions et envoyer à leurs familles restées dans leur pays d'origine une partie de leur salaire.
(Musique)
Journaliste
Monsieur, pourquoi employez-vous des travailleurs étrangers ?
Entrepreneur
Nous employons des travailleurs étrangers parce que nous avons un manque, sur le territoire français, de main-d'oeuvre.
Journaliste
Comment expliquez-vous justement ce manque de travailleurs français ?
Ouvrier 5
Bien sûr que les travailleurs étrangers prennent du travail au français, ça, c'est sûr. Ça, il n'y a pas de problème.
Ouvrier 6
Ce sont des gens qui suivent l'entreprise.
Ouvrier 5
Oui, ils suivent l'entreprise parce qu'on est une entreprise, quand même, qui se déplace. Il faut pas mal d'entraînement, de déplacement. Et il y en a qui sont venus du Maroc. On a fait des chantiers au Maroc. Ils sont descendus en France avec eux.
Journaliste
Et les Français ne veulent pas, justement, se déplacer ?
Ouvrier 5
Non, certains... Vous savez, quand ils ont leur petite maison en France et tout ça, aller en étranger, ce n'est quand même pas intéressant. Parce qu'ils vivent comme ils vivent. Nous, les Français, on aime bien le confort quand même je crois.
Journaliste
Ah oui, parce qu'eux ils vivent dans des situations inconfortables ?
Ouvrier 5
Dans des bungalows et tout ça, ce n'est quand même pas le même mode de vie quoi.
Journaliste
Vous suivez les entreprises qui peuvent vous donner du travail ?
Ouvrier 7
Oui. On avait un camarade portugais qui m'appelait pour venir en Bretagne pour que ça va bien et lui payer ses comptes.
Interviewé
Combien est-ce que vous êtes payé là, de l'heure ?
Ouvrier 7
5,50.
Journaliste
Et vous, est-ce que vous êtes logé ?
Ouvrier 7
A Betigny.
Journaliste
Dans un HLM ?
Ouvrier 7
Non, ce n'est pas un HLM.
Journaliste
C'est une maison particulière ?
Ouvrier 7
Oui.
Journaliste
Pourquoi est-ce que vous avez quitté le Portugal ?
Ouvrier 7
Ça va, le Portugal ça va, mais en France ça va mieux, on gagne mieux.
(Musique)
Interviewé
Qu'est-ce que vous pensez des travailleurs immigrés ?
Habitant
Les travailleurs immigrés, ce que je pense, c'est que ça nous est utile dans un sens, puisqu'on a beaucoup de jeunes chez nous qui ne veulent pas prendre les travaux qu'eux font, par le fait, mais je n'en suis pas partisan.
Habitant 2
C'est égal, qu'il y ait des travailleurs étrangers ou qu'il n'y en ait pas.
Journaliste
Est-ce que vous accepteriez de vivre dans les mêmes conditions qu'eux ?
Habitant 2
Ben, ça, alors là...
Habitant 3
Je crois que c'est des bons gars, et puis les Français, kif-kif, ouais.
Journaliste
Vous accepteriez de vivre dans les mêmes conditions qu'eux ?
Habitant 3
Ah ben, ça dépend comment ils se trouvent.
Journaliste
Vous savez qu'il y en a qui vivent dans des taudis ?
Habitant 3
Oui ben moi je gueulerais.
Habitant 4
Ecoutez, moi, je pense que sincèrement, ils ne prennent pas la place, justement, des travailleurs Français parce qu'ils les remplacent, d'une certaine façon, parce que les Français n'accepteraient, justement, pas de faire n'importe quel travail. Ça, c'est mon sentiment.
Journaliste
Et si vous aviez par exemple une chambre à louer, est-ce que vous accepteriez de les loger ?
Habitant 4
Il n'y a pas de raison. Etant donné qu'ils paient normalement, il n'y a pas absolument aucune raison.
(Musique)
Journaliste
Dans quelques 5 ans, un salarié sur dix sera étranger. La durée de son séjour est variable, en général 3 ou 4 ans. Ce pourcentage inquiète-t-il les Français directement intéressés ? Les problèmes, vous venez de l'entendre, ne semblent exister que dans l'imagination des journalistes. Les Français les accueillent à bras ouverts et les abritent. Que demander de plus ? Quant aux immigrés, vous venez de voir leurs conditions de vie. Habitués à courber l'échine, ils se contentent de ce qu'on veut bien leurs donner et se disent malgré tout heureux. Une question se pose pourtant. Dans notre civilisation qui se veut avancée, peut-on encore abaisser des hommes de cette manière ?