Savoir-faire industriels et organisation sociale
Introduction
La région Rhône-Alpes est actuellement une des premières régions industrielles françaises. Elle doit son développement à l'ancienneté du commerce (foires médiévales entre la Flandre et l'Italie) et de sa production (au XVIe siècle, pendant les guerres d'Italie, une fabrique d'armes blanches et d'arquebuses est fondée par François Ier à Saint-Etienne ; l'imprimerie est prospère à Lyon), à la diversité de ses ressources naturelles (charbon, eau ...), aux facilités des communications dans le couloir rhodanien et les vallées alpines et à l'accumulation de capitaux, mais aussi de savoir-faire artisanal et industriel fondé sur l'apprentissage et l'innovation technique. Berceau de l'industrie, la région rhône-alpine voit éclore, au cours des XIXe et XXe siècles, à chaque stade de l'industrialisation des luttes sociales qui témoignent de la résistance et de l'adaptation des travailleurs à une nouvelle organisation industrielle et sociale.
De la première à la seconde industrialisation
La soierie est une des premières formes de l'industrie textile présente dès la fin du XVIIIe siècle dans les villes et dans les campagnes selon un modèle de type pré-industriel que les historiens ont nommé « protoindustrialisation ». En réalité, l'organisation spécifique des métiers - comme le montre ce reportage du 14 juillet 1969, Le métier de canut – perdure pendant au moins deux siècles.
La soierie lyonnaise (fabrication d'étoffes) puis stéphanoise (fabrication de rubans) est organisée selon un système pyramidal. Les fabricants ou soyeux financent la fabrication des pièces en fournissant la matière première et en assurent la commercialisation. Les chefs d'ateliers - ceux qui fabriquent étoffes et rubans - sont appelés canuts à Lyon et passementiers à Saint-Etienne ; ils emploient des compagnons et compagnonnes qui sont leurs salariés, payés à la pièce et, au XIXe siècle, nourris et logés. Les canuts dépendent des soyeux qui leur fournissent matière première et travail, mais ils sont propriétaires des métiers à tisser qui peuvent être spécialisés pour différents types de production. Le fonctionnement des métiers à bras a été transformé par l'invention du lyonnais Joseph-Marie Charles Jacquard qui a permis la fabrication d'étoffes et de rubans sophistiqués. Avec l'utilisation de la machine à vapeur, aux ateliers artisanaux s'ajoutent des manufactures qui emploient une main d'oeuvre féminine jeune et sous-payée.
Cette industrie de la soierie, secouée par des révoltes et des grèves à propos du « tarif » - dont les célèbres révoltes des canuts lyonnais en 1831 et 1834 à l'origine de l'essaimage de la production dans les campagnes - et malgré l'alternance des « chômes » ou « mortes » et de « presses », ne déclina qu'après la crise des années 1930, après avoir pris le tournant de l'alimentation électrique des machines et des métiers au début du XXe siècle et aussi celui de la soie artificielle grâce au développement de la chimie lors de la seconde industrialisation.
Le reportage suivant de 1976 sur L'industrie du textile à Tarare montre une évolution similaire pour la fabrication de la mousseline ainsi qu'une diversification de la production - pour pallier la concurrence - après le traité de libre-échange signé avec le Royaume-Uni en 1860 : plumetis, mousseline brodée, apprêtée, ou encore singalette, mousseline aérée employée pour la gaze à pansement ; mais aussi installation d'une fabrique de velours et en 1843 d'une usine-pensionnat par Jean-Baptiste Martin avec un moulinage et un tissage. Malgré la modernisation, l'industrie de la mousseline doit subir la concurrence de pays producteurs à moindre coût.
Organisées en même temps que la soierie, les industries de la ganterie grenobloise et de la chaussure à Romans connaissent le même sort. Le reportage suivant sur le gantier Salvatore Notturno montre la fabrication traditionnelle du gant qui, première industrie de la ville dans le second XIXe siècle a occupé jusqu'à 180 ateliers-ganteries jusqu'à son déclin progressif et la quasi-disparition dans les années 1960.
À Romans, le tournant de 1964, met pratiquement fin à une organisation de la production de chaussures qui existait depuis le XVe siècle.
La production artisanale s'est industrialisée dans la seconde moitié du XIXe siècle après l'arrivée du chemin de fer, la mécanisation et l'exportation des produits fabriqués. Le savoir-faire traditionnel est cependant encore transmis dans un centre d'apprentissage devenu lycée des métiers du cuir de la région Rhône-Alpes qui propose des formations en maroquinerie et chaussure.
Le travail des métaux et des plastiques dans la seconde industrialisation
Le savoir-faire traditionnel des ruraux qui occupaient leurs longs mois d'hiver à travailler le bois ou la corne est transféré avec, à la fin du XIXe siècle, la production d'électricité et le développement de la chimie dans une série de fabrications nouvelles comme le montre ce reportage.
Les matières nouvelles réussissent dans un premier temps à imiter l'ivoire et l'écaille et la plasturgie utilise une main d'œuvre formée à des travaux de précision. Au sud d'Oyonnax, les villageois de la vallée de l'Arve complétaient leurs revenus pendant les longs hivers, avec la fabrication de pièces d'horlogerie pour les fabriques de Genève. Au milieu du XIXe la fabrication passe au stade industriel, c'est-à-dire une mécanique de haute précision pour la fabrication de roues et de pignons pour l'horlogerie puis pour l'automobile, mais aussi pour l'électroménager, l'électronique, l'aéronautique et les produits de haute technologie.
L'industrie du cycle était une des composantes fondamentales du tissu industriel de la région Rhône-Alpes, particulièrement celui de la région stéphanoise longtemps considérée comme « capitale du cycle » jusqu'à un article du Monde le Ier septembre 1965 actant son déclin. Énoncée dans ce reportage télévisé de 1978, la mise en cause des pratiques de commercialisation de Manufrance pratiquant des prix très bas pour vendre ses stocks de cycles semble être un combat d'arrière-garde.
L'industrie du cycle est composée par de multiples entreprises artisanales. Leurs fondateurs, souvent des ouvriers qualifiés ou des contremaîtres de la mécanique, entretiennent la tradition et les manières de faire du milieu artisanal de la métallurgie. Seulement six entreprises atteignent plus de 500 salariés. Mais la réputation de la main d'œuvre masculine qualifiée du bassin s'accompagne de la réalité du recrutement de femmes et de filles (que l'ont voit sur l'image monter les rayons des roues de bicyclettes) considérées comme non qualifiées malgré leur dextérité et leur savoir-faire.
Dans les Alpes du nord, le développement au début du XXe siècle de production d'alliages à Ugine est le point de départ d'une politique sociale de recrutement et d'entretien d'une main d'œuvre qu'il faut fixer sur place grâce à la construction d'un phalanstère (à l'imitation du familistère de Guise de Godin ) avec des équipements collectifs (restaurant, salle des fêtes, dispensaire, épicerie coopérative...) et des conditions modernes et hygiénistes d'habitation.
Survivances et modernité
Si une grande part de l'industrie textile régionale traditionnelle décline dans le second XXe siècle, certains secteurs permettent le maintien sur un créneau plus étroit, celui d'industries liées au luxe ou à la modernité. C'est ainsi, que lors de la visite d'Édith Cresson dans une entreprise de Pierre-Bénite de l'industrie du luxe le 24 septembre 1985, est présentée la fabrication des carrés Hermès à l'aide des techniques d'impression au cadre qui consiste à passer sur le tissu, au moment de l'impression, autant de cadres qu'il y a de couleurs.
L'industrie de luxe de Pierre-Bénite
Edith Cresson a rendu visite à l'industrie de luxe A.S. de Pierre-Bénite, fabricant du carré Hermès. Le secteur du luxe vit un regain de vitalité grâce à l'exportation. Selon la ministre du redéploiement industriel et du commerce extérieur, la mise en place du plan textile a permis de relancer le marché.
L'entreprise, liée à Hermès et Dior, est devenue le leader mondial du secteur à un moment où, dans les années 1980, la production de luxe fait un bond (et ce malgré les imitations à bas prix et la contrebande) permettant de sauver des emplois - en nombre limité - dans l'industrie textile française. Le luxe règne aussi chez Dupont à Faverges (Haute-Savoie), où les industries de luxe liées à la soierie lyonnaise se sont tournées après la crise des années 1930 vers le haut luxe en maroquinerie et en briquets laqués ou recouverts d'or. En 1973, l'entreprise produit également des stylos haut de gamme. Le luxe se nourrit des savoir-faire et de l'expérience des ouvriers et des ouvrières.
De la même façon, l'entreprise familiale de soierie lyonnaise Brochier et fils s'est reconvertie dans les tissus techniques (au-délà du tissage du nez du concorde qui a cessé avec l'arrêt de la fabrication de l'avion) comme le montre ce reportage de mars 1973.
Le développement de la chimie lors de la seconde industrialisation a permis l'élaboration des résines associées à la fibre de verre qui donnent naissance aux matériaux composites. L'entreprise a surmonté les difficultés techniques à partir de savoir-faire et de matériels traditionnels : un métier à navette de grande largeur, des mécaniques de type Jacquard sur charpente et des petites bobines habituellement utilisées à la préparation de la chaîne.
À côté de la récupération et de l'adaptation par les industriels de savoir-faire techniques et professionnels traditionnels, des secteurs ouverts à la modernité sont créés de toutes pièces. C'est le cas par exemple de l'industrie pharmaceutique qui profite du développement de la chimie pour la création d'un nouveau secteur industriel. La célébration du Centenaire de l'institut Mérieux, à Lyon, permet de rappeler comment le fondateur de la dynastie Mérieux, Marcel Mérieux, est le premier à mettre en place un sérum antitétanique diffusé internationalement.
La biologie industrielle permet à ses successeurs de produire des sérums par millions. Dans un tout autre domaine de pointe, la société Cap Gemini à Meylan parvient à s'imposer comme une des toutes premières firmes mondiales de services aux entreprises. Elle est désormais spécialisée à la fois dans le conseil en management, dans la gestion des services externalisés des entreprises et le service informatique. La société a conservé une autonomie stratégique et de forts liens avec la France tout en devenant une firme multinationale.
Bibliographie
- Yves Lequin (dir.), Rhône-Alpes, 500 années Lumière. Mémoire industrielle, Paris, Plon, 1991.