Parcours thématique

Du romantisme à l'expressionnisme : théâtre et modernité en Europe au XIXe siècle

Marie-Isabelle Boula de Mareuil

Introduction

Prenant ses distances avec le classicisme littéraire et, parfois, le contrepied de l'esthétique des Lumières, le paysage théâtral européen au XIXe siècle réfléchit aux moyens de représenter les aspirations et les contradictions de l'homme dans un monde qui le contraint toujours davantage. Pour ce faire, il apparaît indispensable aux auteurs dramatiques comme aux théoriciens de rejeter les règles et conventions imposées par la tradition aristotélicienne, d'une part, et de renouveler, d'autre part, l'ensemble de l'esthétique théâtrale, celle-ci comprenant le langage comme les conditions de la représentation. Depuis la naissance du romantisme, à la fin du XVIIIe siècle, jusqu'à l'avènement de l'expressionnisme au cours du premier quart du XXe siècle, le théâtre se fait l'expression des recherches qui animèrent dans le même temps les créations littéraire et picturale.

Le romantisme allemand : la quête de la liberté

La création théâtrale dans l'Allemagne du XIXe siècle est déterminée par le contexte politique et social qui accompagne la fin du siècle précédent. À la venue au pouvoir de Napoléon en France et aux campagnes menées par ce dernier à l'Est, répond l'engouement nationaliste des artistes qui s'opposent brutalement au classicisme régi par la pensée française ainsi qu'au rationalisme abstrait des Lumières. Par ailleurs, l'essor économique et culturel de la bourgeoisie a contribué à la création de nombreux théâtres amateurs ou de société, aux cotés des théâtres nationaux et des théâtres de cour. Le mouvement préromantique Sturm und Drang (« orage et pulsion ») joua, dans les années 1770, un rôle important dans les bouleversements esthétiques des décennies à venir. À ce courant artistique (dont la portée était aussi politique) ont notamment participé Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832), Friedrich von Schiller (1759-1805) et Jakob Lenz (1751-1792), qui influencera plus tard Büchner et Wedekind. Le Sturm und Drang s'oppose à la tyrannie et à l'autorité des règles, quelles qu'elles soient. Il fait l'apologie de la nature, du sentiment et de la liberté de l'individu.

De 1791 à 1817, Goethe dirige le théâtre de Weimar. Il entame, dès 1795, une correspondance avec Schiller, les deux théoriciens explorant tous deux les modalités de dépassement des catégories littéraires et d'affranchissement des distinctions établies par Aristote [1]. Les différentes étapes d'écriture de Faust décrivent le cheminement esthétique suivi par le poète dramatique, qui voit le romantisme succéder, jusque dans les années 1830, au Sturm und Drang .

Antoine Vitez met en scène<i> Faust</i> de Goethe au Théâtre National de Chaillot

Antoine Vitez met en scène Faust de Goethe au Théâtre National de Chaillot
[Format court]

En 1981, Antoine Vitez prend la direction du Théâtre National de Chaillot. En ouverture de saison, il met notamment en scène Faust de Johann Wolfgang von Goethe et interprète le personnage éponyme lorsqu'il est âgé. Reportage pendant les répétitions au cours desquelles le metteur en scène dialogue avec les comédiens.

11 nov 1981
02m 45s

Les écrivains romantiques privilégient les tourments de l'âme, le mystère, le merveilleux et l'infini. Ils empruntent certains motifs aux romans gothiques anglais (ruines, châteaux médiévaux), aux contes et aux légendes. Mélangeant les genres, les registres et les formes, le théâtre du romantisme allemand trouve son inspiration dans les nouvelles traductions par August Whilhelm von Schlegel des œuvres de Calderón et de Shakespeare.

S'inscrivant au-delà du classicisme, la dramaturgie d'Heinrich von Kleist (1777-1821) répond en partie à l'esthétique romantique. Elle oppose ainsi l'individu à l'autorité ou joue encore de l'opposition entre illusion et réalité.

Thierry Hancisse interprète <i>Le Prince de Hombourg</i>

Thierry Hancisse interprète Le Prince de Hombourg
[Format court]

En 1994, Alexander Lang met en scène Le Prince de Hombourg et dirige, au Théâtre Mogador, les acteurs de la Comédie-Française. Dans son émission « Le Cercle de minuit », Michel Field reçoit Thierry Hancisse, interprète du personnage éponyme. Le comédien évoque la lecture de la pièce par le metteur en scène et la complexité du rôle qu'il incarne. Extraits du spectacle.

30 mai 1994
05m 48s

Catherine de Heilbronn, qui met en scène des figures médiévales, reprend certains aspects du conte.

Eric Rohmer met en scène <i>Catherine de Heilbronn</i> de Kleist

Eric Rohmer met en scène Catherine de Heilbronn de Kleist
[Format court]

En 1979, Eric Rohmer présente sa première mise en scène à la Maison de la Culture de Nanterre. Il s'agit de Catherine de Heilbronn, adapté de la pièce de Heinrich von Kleist. D'influence romantique, le drame représente l'amour absolu entre deux êtres qui ignorent tout l'un de l'autre. Reportage pendant les répétitions et interview du metteur en scène.

08 nov 1979
02m 44s

Néanmoins, la crise que traversent les personnages de Kleist projette ces derniers dans un état bien plus violent que celui dans lequel évoluent les personnages romantiques.

André Engel met en scène <i>Penthésilée</i> de Kleist au Théâtre National de Strasbourg

André Engel met en scène Penthésilée de Kleist au Théâtre National de Strasbourg
[Format court]

En 1981, André Engel met en scène Penthésilée de Heinrich von Kleist au Théâtre National de Strasbourg. Le drame représente le conflit intérieur qui assaille Penthésilée, la reine des Amazones, dont l'amour pour Achille va à l'encontre de la loi qui régit sa tribu. Extrait du spectacle et interview du metteur en scène.

29 mai 1981
02m 40s

[1] Voir notamment Johann Wolfgang von Goethe, Écrits sur l'art, tr. J.-M. Schaeffer, Paris, Flammarion, coll. « Garnier Flammarion / Philosophie », 1996.

Naturalisme et symbolisme : oppositions et croisements

La fin du XIXe siècle marque un tournant dans l'esthétique théâtrale, qui voit se développer en Europe une véritable « crise du drame » [1]. Face au monopole d'un théâtre « de divertissement », sur lequel règnent le vaudeville et la « pièce bien faite », théoriciens, écrivains de théâtre et artistes de la scène tentent de trouver ensemble les moyens de répondre à l'exigence d'un « théâtre d'art ». En 1871, Richard Wagner (1813-1883) ouvre à Bayreuth une salle de festival dans laquelle il expérimentera la mise en forme de sa conception d'une « œuvre d'art totale » (Gesamtkunstwerk). Dès lors, le théâtre n'a de cesse de se réfléchir lui-même dans son rapport au texte, à la scène et au monde. Ce questionnement voit naître l'opposition, le rapprochement et le dépassement de deux grands courants esthétiques qui dominent l'ensemble de la création artistique européenne en cette fin de siècle : le naturalisme et le symbolisme.

[1] Voir Peter Szondi, Théorie du drame moderne, tr P. Pavis, J. et M. Bollack, Lausanne, L'Âge d'homme, coll. « Théâtre/Recherche », 1983.

Le naturalisme : l'analyse de l'homme en son milieu

L'avancée des recherches des sciences du vivant, l'avènement des sciences humaines (qui précède celui de la psychanalyse) ou encore le succès de la technique photographique mettent le théâtre au défi de pouvoir encore représenter le réel. C'est dans le roman, genre littéraire en plein essor, que la scène croit pouvoir trouver le salut : reprenant les théories d'Émile Zola sur le naturalisme, André Antoine (1858-1943) cherche à renouveler le théâtre, depuis le répertoire dramatique (la pièce représente une « tranche de la vie » [1] du personnage et n'offre ni exposition, ni dénouement), jusqu'aux décors, éclairages et costumes, en passant par le jeu de l'acteur. En 1887, celui que l'on considère parfois comme « l'inventeur » de la mise en scène ouvre à Paris le Théâtre-Libre, dans lequel seront représentées des pièces d'auteurs français et européens. Reprenant le principe de l'analyse scientifique ou encore de l'enquête policière, le drame fait intervenir l'homme tel qu'il est déterminé par le milieu dans lequel il évolue. Pour donner une interprétation artistique du réel, le théâtre doit faire appel à de vrais matériaux. L'obscurité est faite dans la salle tandis que le gaz puis l'électricité permettent de concevoir des éclairages variés traduisant, par exemple, le passage du jour à la nuit. L'acteur doit « vivre » son rôle et jouer en tenant compte de l'existence d'un « quatrième mur » (déjà évoqué par Diderot) qui séparerait la scène de la salle.

[1] L'expression est de Jean Jullien qui, à propos de la construction du drame, explique : « Ce n'est donc qu'une tranche de la vie que nous pouvons mettre en scène [...] l'exposition en sera faite par l'action même et le dénouement ne sera qu'un arrêt facultatif de l'action qui laissera par-delà la pièce le champ libre aux réflexions du spectateur ». (Jean Jullien, Le Théâtre vivant, Essai théorique et pratique, Paris, Charpentier et Fasquelle, 1892, p. 13, cité par David Lescot, « Jean Jullien : théorie et pratique d'un théâtre vivant », in Jean-Pierre Sarrazac (dir.), Mise en crise de la forme dramatique 1880-1910 – Études Théâtrales, 15-16/1999, p. 32).

Le symbolisme : le verbe contre la scène

A l'ambition naturaliste de reconstituer le réel s'oppose le projet des symbolistes qui veulent faire valoir au théâtre la primauté du poème et du « livre » sur la matérialité de la scène. Le mouvement symboliste naît notamment de l'association de poètes qui, à l'instar de Stéphane Mallarmé (1842-1898), sont amenés à étendre leur réflexion à l'art théâtral. La représentation, proche de la cérémonie, est d'abord la représentation de la vision du poète. Celui-ci rend possible l'accès à l'invisible, à la faveur de l'imagination et de la rêverie du spectateur. Le texte fait jouer entre eux les signes, tandis qu'interviennent les figures du rêve ou de l'au-delà. Reposant sur la force de la suggestion, cette esthétique rejette tout réalisme et toute tentative de rendre concret ce qui s'énonce d'emblée comme abstrait. Le décor est absent ou réduit à des éléments suggestifs. La méfiance des symbolistes se dirige vers l'acteur, dont le jeu « incarné » risque de pervertir le souffle qui traverse les mots. A la tentation mimétique du théâtre, le symbolisme substitue la synthèse des arts, faisant appel aux contributions de peintres et de musiciens. En France, le théâtre du symbolisme est représenté successivement sur les scènes du théâtre d'Art (dirigé par Paul Fort de 1890 à 1893) et du Théâtre de l'Œuvre (inauguré par Aurélien Lugné-Poe en 1893). Ces deux théâtres accueilleront régulièrement dans leur programmation des auteurs européens proches du symbolisme. Parmi eux se trouve Maurice Maeterlinck (1862-1949), dont les œuvres sont envahies par les présages et la mort.

<i>L'Oiseau bleu</i> de Maeterlinck au Théâtre de la Commune d'Aubervilliers

L'Oiseau bleu de Maeterlinck au Théâtre de la Commune d'Aubervilliers
[Format court]

En 1988, Alfredo Arias met en scène L'Oiseau Bleu de Maurice Maeterlinck au Théâtre de la Commune d'Aubervilliers. La pièce reprend les motifs des contes traditionnels. Partis en quête de l'Oiseau Bleu, deux enfants font la rencontre de figures fantastiques. Extrait du spectacle, au cours duquel la Nuit présente aux deux héros les secrets de la Nature.

12 juin 1988
02m 08s

Le symbolisme au théâtre trouve un écho plus tardif dans les œuvres du dramaturge autrichien Hugo von Hofmannsthal (1874-1929). À la vision symboliste, celui-ci-joint des motifs du théâtre baroque, opérant ainsi la synthèse des cultures européennes telle qu'on la rencontre à Vienne au tournant du XIXe et du XXe siècle.

André Engel met en scène <i>Venise sauvée</i> d'Hofmannsthal

André Engel met en scène Venise sauvée d'Hofmannsthal
[Format court]

En 1987 est reprise, à la Maison de la Culture du Havre, la mise en scène par André Engel de Venise sauvée, d'Hofmannsthal. La pièce représente la conspiration de deux amis contre la république de Venise au XVIIe siècle. La scénographie reconstitue une partie de l'architecture vénitienne. Extrait et images du spectacle, interview du metteur en scène.

13 jan 1987
02m 16s

Ibsen et Strindberg à la croisée des siècles

La découverte, par les scènes européennes, des auteurs de théâtre scandinaves joue un rôle fondamental dans le renouvellement de la forme dramatique en cette période de crise. Au « carrefour » [1] (et, parfois, au-delà) des deux courants esthétiques majeurs que nous venons d'évoquer, se trouvent en effet les dramaturgies d'Henrik Ibsen (1828-1906) et d'August Strindberg (1849-1912), chacune ouvrant pour le drame moderne et sa représentation des voies encore inexplorées.

Lambert Wilson joue dans <i>Créanciers</i> de Strindberg

Lambert Wilson joue dans Créanciers de Strindberg
[Format court]

En 2005, Hélène Vincent met en scène Créanciers d'August Strindberg au Théâtre de l'Atelier. La pièce représente le combat à mort d'un trio amoureux. Lambert Wilson joue Adolphe, le premier mari délaissé qui vient réclamer des comptes. Invité du journal de 13h, il évoque l'intelligence du personnage écrit par Strindberg et la vision de la femme développée par ce dernier. Extrait du spectacle.

29 sep 2005
05m 44s

Les deux écrivains ne travaillent ainsi pas tant à représenter un milieu qu'à enquêter sur la subjectivité de l'homme tel qu'il existe au monde, pour lui-même et pour les autres.

Patrice Chéreau met en scène <i>Peer Gyn</i>t d'Ibsen

Patrice Chéreau met en scène Peer Gynt d'Ibsen
[Format court]

En 1981 est reprise, au Théâtre de la Ville, la mise en scène par Patrice Chéreau de Peer Gynt d'Henrik Ibsen. La pièce relate le parcours initiatique du jeune Peer Gynt qui cherche, à travers le monde, sa véritable identité. Extraits du spectacle et interviews de Patrice Chéreau et de Maria Casarès, comédienne.

02 oct 1981
04m 18s
Entrée au répertoire de <i>Père</i> de Strindberg

Entrée au répertoire de Père de Strindberg
[Format court]

En 1991, Père d'August Strindberg entre au répertoire dans une mise en scène de Patrice Kerbrat. La pièce représente la lutte à mort de deux époux. Extraits du spectacle et interviews de Catherine Hiegel (Laura) et de Jean-Luc Boutté (le Capitaine).

04 avr 1991
02m 32s

Endossant la fonction de « sujet épique » [2], le personnage observe autant qu'il est observé. Il porte le poids d'un passé qui jamais ne le laisse tranquille.

Alain Françon met en scène <i>Le Canard sauvage</i> d'Ibsen à la Comédie-Française

Alain Françon met en scène Le Canard sauvage d'Ibsen à la Comédie-Française
[Format court]

En 1993, Le Canard sauvage d'Henrik Ibsen entre au répertoire de la Comédie-Française dans une mise en scène d'Alain Françon. La pièce décrit la mise à bas des illusions par un idéalisme forcené. Extraits du spectacle, interviews du metteur en scène ainsi que des comédiens Jean Dautremay et Jean-Yves Dubois.

25 déc 1993
02m 27s
Matthias Langhoff met en scène <i>La Danse de mort</i> de Strindberg à la Comédie-Française

Matthias Langhoff met en scène La Danse de mort de Strindberg à la Comédie-Française
[Format court]

En 1996, Matthias Langhoff met en scène, dans la salle Richelieu de la Comédie-Française, La Danse de mort d'August Strindberg. Cruelle et drôle, la pièce décrit l'affrontement sans fin d'un couple isolé du reste du monde. Extraits du spectacle et interviews de Gilles Privat, Muriel Mayette et Jean Dautremay, comédiens.

09 avr 1996
02m 23s

La perspective de la mort lui offre l'opportunité de contempler l'ensemble de sa vie et de se réconcilier avec son histoire. Les dernières œuvres de chacun des dramaturges se différencient radicalement des modèles classique, naturaliste et symboliste auxquels ils avaient pu, souvent contre leur gré, être associés. Tandis que s'achève le XIXe siècle, Ibsen s'intéresse notamment aux tourments intérieurs des protagonistes hantés par le passé (ils offriront plus tard à Freud une manne pour l'argumentation de ses recherches).

Roman Polanski met en scène <i>Hedda Gabler</i> d'Henrik Ibsen

Roman Polanski met en scène Hedda Gabler d'Henrik Ibsen
[Format court]

En 2003, Roman Polanski met en scène, au Théâtre Marigny, Hedda Gabler d'Henrik Ibsen. La pièce représente la désillusion d'une jeune femme après son mariage et son choix d'entraîner son entourage dans sa chute. Le reportage suit la préparation d'Emmanuelle Seigner, interprète du rôle-titre, qui parle de son approche du personnage. Extraits du spectacle.

29 oct 2003
02m 18s

En 1907, Strindberg ouvre en Suède le Théâtre-Intime, qu'il dirige jusqu'en 1910. C'est là que seront représentées, entre autres, ses « pièces de chambre », qui mettent en jeu l'homme au milieu de forces invisibles. Auparavant, il aura écrit ses premiers « drames à station » (Le Chemin de Damas puis Le Songe) qui représentent l'itinérance, entre rêve et réalité, d'un personnage enquêtant sur le sens de sa propre vie, et ce à travers différentes étapes. La forme du « drame à stations », empruntée aux « mystères » médiévaux, sera reprise plus tard par les dramaturges de l'expressionnisme.

[1] Voir Jean-Pierre Sarrazac, « Au carrefour, l'Étranger », in Jean-Pierre Sarrazac (dir.), Mise en crise de la forme dramatique 1880-1910, op. cit., p. 52-59.

[2] Voir Peter Szondi, Théorie du drame moderne, tr P. Pavis, J. et M. Bollack, Lausanne, L'Âge d'homme, coll. « Théâtre/Recherche », 1983.

Prémices de l'expressionnisme : un théâtre de l'excès

Investissant la poésie, le théâtre et la peinture, l'esthétique expressionniste se développe en Allemagne avant et après la Première Guerre mondiale. Elle traduit la révolte de la jeunesse contre une société répressive et déshumanisée. Sont particulièrement dénoncées par les artistes la technique meurtrière à l'œuvre dans les conflits entre les nations et la façon dont l'homme est irrémédiablement broyé par la civilisation urbaine. S'opposant radicalement aux conventions imposées successivement par le classicisme et le naturalisme, les auteurs du théâtre expressionniste (parmi lesquels figurent Georg Kaiser [1878-1945] ou encore Ernst Toller [1893-1939]) s'attachent à représenter le parcours et la métamorphose d'un seul personnage confronté à la violence du monde environnant. Avant de faire l'épreuve d'une « conversion » qui le fera devenir un « homme nouveau », le protagoniste est projeté dans une situation extrême qui l'amène à porter sur le monde une vision transformée par l'angoisse et l'extase qui l'envahissent alternativement. Pour interpréter pareil état, l'acteur privilégie un jeu exagéré, traduisant par les torsions de son corps ou encore par une diction saccadée (souvent proche du cri) les bouleversements de son âme.

Outre le modèle strindbergien à l'œuvre dans Le Chemin de Damas, les dramaturges de l'expressionnisme allemand se réclament de deux auteurs majeurs du XIXe siècle. Le premier est Georg Büchner (1813-1837), dont l'écriture extrêmement novatrice présente, avec une avance de près d'un siècle, certaines caractéristiques fondamentales du drame moderne.

 Jean-Louis Hourdin met en scène <i>Léonce et Léna</i> de Büchner au Festival d'Avignon

Jean-Louis Hourdin met en scène Léonce et Léna de Büchner au Festival d'Avignon
[Format court]

En 1982, le Festival d'Avignon accueille la mise en scène par Jean-Louis Hourdin de Léonce et Léna de Georg Büchner. La pièce représente les péripéties d'un prince et d'une princesse qui, fuyant un mariage que l'on voulait leur imposer, se rencontrent, tombent amoureux et se reconnaissent l'un et l'autre comme promis et promise. Interview du metteur en scène et extraits du spectacle.

18 juil 1982
04m 15s

Adressant systématiquement une critique acerbe à l'encontre de la société, il met en scène des individus pris dans l'étau politique, moral et linguistique d'un monde déstructuré.

Georges Lavaudant sur <i>La Mort de Danton</i> de Büchner

Georges Lavaudant sur La Mort de Danton de Büchner
[Format court]

En 2002, Georges Lavaudant met en scène La Mort de Danton de Georg Büchner à l'Odéon - Théâtre de l'Europe. Dans un entretien avec Philippe Lefait, il souligne le travail d'historien opéré par le dramaturge ainsi que l'importance de la parole poétique. Extrait du spectacle, au cours duquel Danton prend la parole au moment de son procès.

01 mai 2002
04m 33s

La forme dramatique est elle-même déconstruite, l'action se trouvant éclatée en une pluralité de fragments. 

<i>Fragments forains</i> par le Théâtre du Radeau

Fragments forains par le Théâtre du Radeau
[Format court]

En 1990 est reprise l'adaptation et la mise en scène par François Tanguy de Woyzeck de Büchner, sous le titre Woyzeck – Büchner – Fragments forains. Le Théâtre du Radeau propose une traversée originale de cette écriture fragmentaire. Extraits du spectacle et interview de François Tanguy.

05 jan 1990
02m 05s

Frank Wedekind (1864-1918) apparaît comme un autre précurseur de l'expressionnisme. Ses œuvres vont elles aussi à l'encontre de la linéarité imposée par le classicisme. Elles marquent leur différence avec le naturalisme et le symbolisme en accentuant leur propre théâtralité. S'affranchissant de l'emprise de la littérature, elles s'inspirent des autres arts de la scène pour représenter, de manière lyrique et grotesque, une société prise au piège de son hypocrisie.

Hans Peter Cloos met en scène <i>Lulu</i> de Wedekind à Chaillot

Hans Peter Cloos met en scène Lulu de Wedekind à Chaillot
[Format court]

En 1998, Hans Peter Cloos met en scène Lulu de Frank Wedekind au Théâtre National de Chaillot. Romane Bohringer interprète le rôle titre, celui d'une jeune femme prise au jeu de ses relations avec les hommes. Extraits du spectacle et interviews de Romane Bohringer et de Hans Peter Cloos.

12 avr 1998
02m 36s

Notons enfin l'importance de l'expressionnisme au cinéma dans l'Allemagne des années 1920 et l'influence qu'a eu cette esthétique chez des créateurs plus tardifs, à l'instar du réalisateur de cinéma et auteur dramatique Rainer Werner Fassbinder qui œuvra principalement dans les années 1970.

<i>L'Année des 13 lunes</i> au Festival d'Avignon

L'Année des 13 lunes au Festival d'Avignon
[Format court]

En 1995, le Festival d'Avignon accueille l'adaptation par Jean-Louis Martinelli du film de Rainer Werner Fassbinder, L'Année des treize lunes (1978). Charles Berling y interprète le personnage d'Erwin qui, par amour pour un autre homme, devient Elvira. Reportage dans les loges sur la préparation de Charles Berling, interviews de l'acteur et du metteur en scène et extraits du spectacle.

20 juil 1995
02m 21s

Conclusion

Depuis la mise à bas des règles du classicisme jusqu'à la revendication d'une théâtralité intrinsèque, la gestation et la naissance du drame moderne accompagnent la richesse et la complexité des courants de pensée qui traversèrent l'Europe du XIXe siècle. Se faisant l'écho des déchirements de l'homme, l'écriture théâtrale réclame toujours davantage une réflexion sur les moyens de sa représentation. L'avènement de la mise en scène, la rencontre entre les arts, les recherches sur le jeu de l'acteur sont autant de voie qui orientent le théâtre vers l'expression de sa modernité et de son indépendance à l'égard des carcans littéraires.

Bibliographie

  • Goethe (Johann Wolfgang, von), Écrits sur l'art, tr. J.-M. Schaeffer, Paris, Flammarion, coll. « Garnier Flammarion / Philosophie », 1996.

  • Sarrazac (Jean-Pierre) (dir.), Mise en crise de la forme dramatique 1880-1910 – Études Théâtrales, 15-16/1999.

  • Sarrazac (Jean-Pierre), Théâtres intimes, Arles, Actes Sud, coll. « Le temps du théâtre », 1989.

  • Szondi (Peter), Théorie du drame moderne, tr P. Pavis, J. et M. Bollack, Lausanne, L'Âge d'homme, coll. « Théâtre/Recherche », 1983.

Pour aller plus loin