L'apogée du vaudeville
Naissance et fortune d'un genre
Le Vau-de-Vire et les voix de ville
Quelques doutes planent sur les racines étymologiques du mot « vaudeville », mais les historiens s'accordent à retrouver son origine dans les couplets populaires qu'on chantait autrefois dans le Vau-de-Vire (ou Val-de-Vire, une localité normande). Au fil des altérations phonétiques et suite à une confusion avec un autre genre nommé les « voix-de-ville » - petites chansons parisiennes à la mode sous la Renaissance [1] -, serait né le « vaude-ville », qui désignait au XVIIe siècle une courte chanson satirique et un morceau de circonstance, en prise avec l'actualité, que Boileau décrit ainsi : « D'un trait de ce poëme, en bons mots si fertile, Le Français, né malin, créa le vaudeville, / Agréable indiscret, qui, conduit par le chant, / Passe de bouche en bouche et s'accroît en marchant » [2].
Petit à petit, ces couplets, qui conservent un ancrage très fort avec le fond populaire, seront mêlés à du texte, portés à la scène, et connaîtront un certain succès aux XVIIe et XVIIIe siècles, avant de passer dans le répertoire de l'opéra-comique, genre né de l'interdiction de parole dont le Théâtre de Foire sera frappé au début du XVIIIe siècle et où officient des hommes de théâtre, des paroliers et des chansonniers comme Lesage, d'Orneval, Fuzelier, Piron [ Voir le parcours sur le paysage théâtral à la fin de l'Ancien Régime ], genre dont Favart puis Meilhac et Halévy sont les représentants les plus célèbres de nos jours.
Mais c'est surtout au XIXe siècle et alors que le music hall anglais est en plein essor, que le vaudeville, en tant que forme comique parsemée d'interludes musicaux sur des airs connus qu'on recycle à tout va et où l'on voit des personnages pris dans des situations rocambolesques, prend pied sur la scène française et devient véritablement le genre qui s'est depuis institutionnalisé. La naissance du vaudeville doit également être rattachée à l'évolution des mœurs et à la nouvelle stratification qui fait le paysage social français, qui doit désormais compter la classe bourgeoise comme un élément économique et politique moteur capable de se hisser, par ses ressources financières, à la hauteur d'une aristocratie qui n'est déjà plus que l'ombre d'elle-même. La littérature et la caricature en feront leurs choux gras en montrant le bourgeois comme un faiseur d'argent, un ambitieux ventripotent dont les rêves d'ascension sociale se teintent d'une incurable sottise et de préjugés indémontables. Ces travers seront stigmatisés par les vaudevillistes qui feront du bourgeois un personnage stéréotypé, à mi-chemin entre le provincial indécrottable et le coureur parisien, un personnage qui agite beaucoup d'air autour de lui pour sauver sa réputation à tout prix alors qu'il se débat dans des aventures peu glorieuses de cocufiage et d'adultère.
Il n'est pas si évident de s'y retrouver pour établir la cartographie du genre vaudevillesque au XIXe siècle. Pour donner une idée de la « surproduction théâtrale » qui envahit les scènes parisiennes alors, donnons simplement ce chiffre : « entre 1836 et 1845 furent créées 2802 pièces nouvelles, dont 1924 vaudevilles » [3]. L'histoire, le temps, ont fait le tri dans cette immense production en séparant le bon grain de l'ivraie et la postérité n'a conservé de cette machine à produire du rire qu'une poignée d'auteurs : Scribe, Augier, Meilhac et Halévy, Sardou, mais surtout Labiche, Feydeau et Courteline, qui continuent tous trois de faire recette de nos jours.
Après avoir connu ses grandes heures, le vaudeville finit par apparaître vers 1880 comme une forme vieillotte qui ne satisfait plus que difficilement les spectateurs [4]. Les critiques théâtraux de l'époque, parmi lesquels Sarcey, notent par exemple qu'il a été coulé tant de vaudevilles dans le moule formel inventé par Labiche que son théâtre est devenu malgré lui un modèle du vaudeville « bien fait », et par là-même un modèle dont on a épuisé la substance [5]. Becque se range au même avis : « Le public, il faut bien le reconnaître, est devenu plus difficile. La gaieté, une gaieté de bon aloi, ne lui suffit plus. Il demande de l'amertume » [6]. Catulle Mendès, qui « adore le Vaudeville » (surtout Courteline) et « raffole de l'Opérette » [7], pointe l'usure des « préparations » et des imbroglios cousus de fil blanc, et considère déjà le vaudeville comme un art passéiste. Tous accusent la production à outrance dans laquelle l'économie de la comédie vite écrite et vite rentable enferme les vaudevillistes qui, par facilité, précipitent les événements d'un acte à l'autre à grand renfort d'incidents ne se rattachant pas à l'action principale : « C'est un hasard jeté dans le courant de la pièce », « un petit accident laissé là par aventure » ; ces effets de « déviation » laissent dubitatif, même s'ils n'enlèvent rien à « l'unité d'impression »[8].
Le genre s'éteint de lui-même au début du XXe siècle, avec les conflits mondiaux de 1914-18.
Folies bourgeoises ou la petite illustration, un spectacle vaudevillesque mis en scène par Roger Planchon
[Format court]
Extraits des Folies bourgeoises ou la petite illustration, un spectacle conçu par Roger Planchon à partir de vaudevilles, de mélodrames et de pièces comiques du début du XXe siècle. Interview du metteur en scène, alors que le TNP de Villeurbanne est en tournée à Paris, au Théâtre de la Porte Saint-Martin.
Le temps n'est plus à la folle gaieté ni à l'insouciance et, de plus, l'engouement du public s'oriente vers les nouveaux médias populaires que sont la radio et le cinéma. Cependant, le vaudeville et les formes comiques pleines de légèreté, sans doute parce que leur efficacité a quelque chose d'intemporel et que le spectateur est enclin à chercher au théâtre une façon de « se détendre les nerfs et de s'étirer l'esprit » [9], continuent d'avoir une place non négligeable dans les productions théâtrales modernes depuis l'après-guerre. Le vaudeville regagnera notamment ses lettres de noblesse grâce à l'émission télévisée « Au théâtre ce soir », qui lui consacre une large place et lui assure une grande audience [ Voir le parcours sur le théâtre à la télévision ]. Le genre vaudevillesque assure toujours aujourd'hui la rentabilité du théâtre de boulevard : les théâtres privés en effet, pour garantir leur financement, mettent à l'affiche quantité de vaudevilles en programmant des classiques du genre ou en adaptant au goût du jour des constructions conventionnelles déjà bien éprouvées où les rôles sont distribués à des vedettes du petit et du grand écran. Le public semble ne pas se lasser des stéréotypes et s'amuse des situations absurdes et inutilement compliquées auxquelles le personnage doit faire face.
[1] Voir par exemple le recueil Les plus belles et excellentes chansons en forme de voix de ville, publié par Jehan Chardavoine, 1575 ; La Clef des Chansonniers par Ballard en 1717. Dans Le Dictionnaire de musique Rousseau (1738), on trouve cette définition : « VAUDEVILLE. Sorte de chanson à couplets, qui roule ordinairement sur des sujets badins ou satiriques. On fait remonter l'origine de ce petit poème jusqu'au règne de Charlemagne; mais, selon la plus commune opinion, il fut inventé par un certain Basselin, foulon de Vire en Normandie; et comme, pour danser sur ces chants, on s'assembloit dans le Val-de-Vire, ils furent appelés, dit-on, Vaux-de-Vire, puis, par corruption, vaudevilles ».
[2] Boileau, L'Art poétique (1674), Chant II v.181-184.
[3] Le Théâtre au XIXe siècle, P.U.F, « Que sais-je », 1986, p. 3.
[4] Emile Zola, Nos auteurs dramatiques, G. Charpentier éditeur, Paris, 1881, p. 254-255.
[5] Francisque Sarcey, 40 ans de théâtre, vol 4, Bibliothèque des Annales politiques et littéraires, Paris, 1901, p. 367-368.
[6] Henri Becque, « Labiche et ses collaborateurs », initialement paru dans La Volonté, 22 octobre 1898, repris dans Souvenirs d'un auteur dramatique et études d'art dramatiques, in Œuvres complète s VI, Editions G. Crès et Cie, Paris, 1924, p. 212.
[7] Catulle Mendès, L'Art au théâtre - 1895, préfacé par Courteline, E. Fasquelle éditeur, 1897, p. 1.
[8] Francisque Sarcey, 40 ans de théâtre, op. cit., vol. 4, p. 375-377.
[9] Ibid., vol. 8, p. 143.
Le développement des salles parisiennes
Les décrets et les lois qui encadrent la production théâtrale à la fin XVIIIe et début XIXe siècles et notamment le partage entre « théâtres principaux » (réservés à la tragédie et au drame) et « théâtres secondaires » instauré par Napoléon, règlemente les répertoires propres à chaque salle de théâtre parisienne. Le public sait immédiatement vers quelle salle aller pour trouver le genre dramatique qui le divertira en flânant volontiers du côté du « boulevard du Crime » – c'est ainsi qu'on appelait le boulevard du Temple avant qu'il ne soit modifié par Haussman parce qu'on y sacrifiait chaque soir symboliquement quantité de personnages – où se trouvaient de nombreuses salles de café-concert, des théâtres, et où se jouait un répertoire allant de la franche comédie au mélodrame, en passant par la pantomime et les marionnettes.
Parmi les théâtres les plus notables où se jouait le vaudeville, citons le Théâtre de la Cité, fondé en 1791, rue de la Barillerie, « dans un des quartiers les plus populeux de Paris » [1], qui n'a connu qu'un succès éphémère avant d'être reconverti en 1807 en salle de bal public ; le Théâtre du Vaudeville, fondé en 1792 rue de Chartres, et qui sera reconstruit boulevard des Capucines pour finalement être reconverti après la Première Guerre mondiale en cinéma [2] où Eugène Scribe [3], l'un des maîtres de la comédie nouvelle au XIXe siècle, donnera ses premières pièces, où Labiche fera jouer ses plus célèbres vaudevilles ; le Théâtre du Gymnase, ouvert en 1820 par Delestre-Poirson, sur le boulevard Bonne-Nouvelle, où Scribe, Augier [4], Sardou, Meilhac et Halévy donneront parmi leurs meilleurs pièces ; le Théâtre des Variétés créé par Mlle Montansier en 1807 dans le quartier de Montmartre, on l'on joue quantité de vaudevilles, de Désaugiers, Scribe, Augier, Sardou, Meilhac et Halévy - vaudevillistes et librettistes d'Offenbach, qui triompheront notamment aux Variétés avec La Belle Hélène, Barbe Bleue, La Périchole ... L'opérette, aux côtés du vaudeville, tiendra une place de premier choix dans la programmation des Variétés, qui se tournera petit à petit vers ces autres formes à la mode au XXe siècle que sont le cabaret et le tour de chant.
[1] N. Brazier, Histoire des petits théâtres de Paris depuis leur origine, 1838, reprint en 1969 par Burt Franklin éditeur, USA, 1969, p. 152.
[2] En 1920, le Théâtre de Vaudeville est racheté par la Paramount qui le transformera en cinéma (c'est l'actuel Paramount Opéra).
[3] Eugène Scribe (1791-1861) est rarement monté de nos jours alors que son théâtre a constitué pendant tout le XIXe siècle une manne dans laquelle tous les auteurs comiques ont largement puisé. Scribe a régné pendant près de 50 ans sur la scène française et a fait représenter sur les scènes parisiennes près de 400 ouvrages, écrits en solo ou en collaboration : des comédies et des drames, des « comédies-vaudevilles », des opéras et des ballets, des opéras comiques, mais aussi des proverbes, des nouvelles et des romans. Son théâtre a la particularité de fondre dans un même creuset la comédie de caractère, de mœurs et d'intrigue. On peut considérer à juste titre que Scribe, grand maître de l'imbroglio et du portrait satirique et fin connaisseur des procédés scéniques, a permis la bascule de la comédie traditionnelle à la façon de Molière vers une comédie nettement plus réaliste. Parmi ses grands succès, on peut rappeler Une nuit de la garde nationale, L'Ours et le pacha, Bertrand et Raton ou l'art de conspirer, La Camaraderie ou la courte échelle, Le Verre d'eau .
[4] Emile Augier (1820-1889), dont le grand public a maintenant oublié le nom, fait lui aussi partie des novateurs qui ont conduit au renouveau de la comédie et à l'enracinement du vaudeville. Augier, sans doute encore sous l'influence du romantisme, s'emploie à mettre en scène à travers ses personnages une certaine analyse sociale et érige la morale en garde-fou conventionnel. Ses pièces, comme celles de Scribe, ne sont plus montées aujourd'hui, mais des pièces comme Les Effrontés, Lions et Renards, Maître Guérin ou Le Gendre de M. Poirier, Les Fourchambault, des pièces dont le succès fit qu'elles étaient jouées en leur temps à travers toute l'Europe, méritent cependant qu'on s'y intéresse encore comme le témoignage vif d'un observateur sur les mœurs de son époque.
Ficelles dramaturgiques
Le Dictionnaire de L'Académie française (8e édition) donne du vaudeville cette définition : « [...] une Pièce destinée à amuser et qui est caractérisée par des procédés tels que la complication de l'intrigue et l'emploi du quiproquo. » Henri Bergson, dans Le Rir e (1900), cherche à identifier les principaux procédés qui donnent au vaudeville l'aspect d'une « mécanique plaquée sur du vivant » [1]. On dit en effet souvent du vaudeville qu'il est construit comme un mécanisme d'horlogerie, où le moindre événement est susceptible de provoquer des réactions en chaîne. Bergson précise que « l'inexorable logique » comique (p. 11) ramène toujours la pièce en dépit de la multiplication des obstacles et des catastrophes, à « un résultat nul » (p. 65). On en trouve un bon exemple dans Un Chapeau de paille d'Italie de Labiche.
Ces pièces inaugurent en effet une thématique et une construction dont le vaudeville ne se déparera plus : le personnage part en quête d'un objet perdu, et cette quête effrénée l'amène dans divers lieux, le pousse à des rencontres importunes, les péripéties et les courses-poursuites vont bon train. De fait le vaudeville procède par multiplication et par variation mais le développement dramaturgique, par un effet d'inversion, est comme sapé et le personnage revient au final à son point de départ initial [2]. Ainsi dans La Cagnott e : les provinciaux, après maints déboires dans la Capitale, s'en retournent à la Ferte-sous-Jouarre sans avoir vu leur situation personnelle progresser d'un pouce.
Un des plus célèbres vaudevilles de Victorien Sardou cependant, semble échapper à cette règle : dans Madame Sans-Gêne, le personnage principal, blanchisseuse de son état, bénéficie d'une fulgurante ascension sociale et se voit propulsée au cœur de la Cour napoléonienne.
[1] Henri Bergson, Le Rire, P.U.F., coll. « Quadrige – Grands textes », 2010.
[2] « L'écrivain choisit un incident de la vie ordinaire qui lui semble curieux. Le fait une fois mis en branle va se heurter à des obstacles disposés avec art contre lesquels il rejaillit jusqu'à ce qu'enfin il s'arrête, à la suite d'un certain nombre de carambolages ou coups de théâtre, sa force d'action étant épuisée » (Sarcey, 40 ans de théâtre, vol 4, Bibliothèque des Annales politiques et littéraires, Paris, 1901, p. 141).
Espaces truqués et dédoublements
Le vaudeville repose pour beaucoup sur un rythme et des chorégraphies scéniques minutieusement réglées. On rapporte que Feydeau faisait répéter ses acteurs en présence d'un pianiste, pour marquer le tempo et ajuster au mieux l'enchaînement des répliques et la circulation des acteurs sur le plateau. Dans le vaudeville en effet, le ballet des corps dans l'espace est étroitement lié à la construction de l'espace scénique, partagé le plus souvent en zones de jeu bien distinctes, cloisonnées par des murs et des portes. Le vaudevilliste est un architecte : il prévoit des couloirs, des points aveugles où les personnages ne peuvent pas se voir, des fenêtres ou des recoins par où s'échapper ou se cacher, des étages où se réfugier. Le plateau devient ostensiblement un espace truqué, mettant en balance le visible et le hors champ. L'une des pièces les plus représentatives de ces artifices scéniques, qui servent allègrement la péripétie et le quiproquo, est sans doute La Puce à l'oreille : Feydeau imagine un hôtel de passe où un dispositif ingénieux doit permettre à des amants coupables d'échapper aux descentes de police et de parer aux flagrants délits d'adultère. Dans l'une des chambres, il suffit de presser un bouton pour activer une tournette et faire basculer le décor de l'autre côté du mur.
La Puce à l'oreille de Georges Feydeau, mise en scène par Stanislas Nordey
[Format court]
Reportage sur la Puce à l'oreille de Feydeau, mise en scène par Stanislas Nordey à l'Opéra Comédie (Théâtre des 13 vents, Montpellier), en 2004. Interview de deux acteurs de la distribution, Christian Esnay et Marie Cariès.
La Puce à l'oreille de Georges Feydeau, mise en scène par Marcel Maréchal
[Format court]
Un extrait de la pièce, complété par une interview du metteur en scène Marcel Maréchal et de Luce Proby-Maréchal, psychiatre et conseillère dramaturgique, qui donne son point de vue sur la « folie Feydeau ».
Un élément est toujours susceptible d'en cacher un autre. Dans la même pièce, cette thématique du dédoublement s'accompagne d'un jeu intéressant sur les sosies : Poche et Chandebise se ressemblent comme deux gouttes d'eau. Et l'on n'est pas loin très souvent, dans ces mascarades et ces fractionnements identitaires, des mécanismes complexes du rêve. Feydeau a bien compris quels avantages il pouvait en tirer pour servir le rebondissement comique et ira même jusqu'à créer des scènes d'hypnose dans Le Système Ribadier . Le travestissement, le brouillage identitaire et la transformation de l'espace relèvent de la même poétique : l'effet comique vient de l'écart entre le même et l'autre, et du trouble dans lequel cette confusion plonge le personnage.
L'art des préparations
Sarcey écrit à propos de L'Hôtel du Libre-Echange de Feydeau : « Toutes ces fantaisies dont la pièce abonde, et qui semblent jaillir à l'improviste d'un à-coup d'imagination, sont préparées et amenées de loin [...]. Elles sont réglées par un infaillible géomètre, qui en a marqué le point de départ et calculé la courbe » ; « Sachez-le : dans une pièce de Feydeau, on ne pose pas, en entrant, son chapeau sur une chaise sans que je me dise : Bon, ce chapeau n'est pas mis là pour des prunes » [1].
La formulation d'un faux prétexte, l'exposition d'un objet ou d'un détail quelconque (pièce de vêtement, lettres, parapluie...) capable de faire dériver la fable et par conséquent, de détourner l'attention du spectateur, est monnaie courante dans le vaudeville, dont la finesse repose en grande partie sur l'art des préparations ou l'art de provoquer ce que Bergson appelle un « effet boule de neige » à partir de la combinaison mécanique d'événements liés les uns aux autres par un principe de cause à effet inextricable. Ce principe est par exemple le fondement de L'Affaire de la rue de Lourcine de Labiche, qui ne repose que sur l'accumulation d'éléments anodins auxquels les deux personnages principaux donnent une importance extrême et qui conditionnent des réactions en chaîne surprenantes. La scénarisation du vaudeville joue ainsi sur le développement incertain de l'action, le moindre détail peut faire basculer subitement la pièce. Le vaudevilliste peut à loisir multiplier les fausses pistes et le spectateur, quant à lui, doit endosser le rôle d'un enquêteur et devenir suspicieux.
Mais, même si « nous savons le jeu » [2] et connaissons les recettes maintenant bien éprouvées du vaudeville, il n'empêche que les vaudevillistes, qui ne doivent rien à la vraisemblance (si l'on considère que de telles cascades d'événements, dans un temps si rapproché, appartiennent bien à la fiction et non réel), continuent de surprendre par l'audace de leurs constructions dramaturgiques. A tout moment, on peut franchir le pas de l'absurde et aller vers un dérèglement complet de l'action comme dans Les Boulingrin, cette pièce de Courteline qui finit en véritable champ de bataille et dont Catulle Mendès dit qu'elle relève à la fois « de la farce, et de l'épouvantement » [3].
[1] Francisque Sarcey, 40 ans de théâtre, vol 8, Bibliothèque des Annales politiques et littéraires, Paris, 1901, p. 180-186.
[2] Sarcey, 40 ans de théâtre, vol 4, Bibliothèque des Annales politiques et littéraires, Paris, 1901, p. 401-402.
[3] Catulle Mendès, L'Art au théâtre - 1896, E. Fasquelle éditeur, 1897, p. 246.
Le distrait
Le corps et le langage dans les écritures comiques sont soumis, dit Bergson, à la fois à des effets de rigidité et de plissement, à des raideurs et à des contorsions capables de révéler la nature latente du personnage - agissant tel un grossissement, comme dans la caricature. Le comique de gestes et de mouvements, les physionomies grotesques, mais aussi les ratages linguistiques (bégaiements, handicaps divers) montrent le corps et la parole sous la pression d'une force mécanique et laissent apparaître le personnage, dit encore Bergson, comme un pantin articulé dans les mains d'un enfant.
On trouve de nombreux exemples de relâchement linguistique dans les vaudevilles du XIXe siècle : dans Madame Sans-Gêne de Sardou ou dans La Dame de chez Maxim de Feydeau, où sont mis en scène un langage argotique et des personnages plein de la gouaille parisienne d'alors, ou encore chez Courteline, dans une courte pièce intitulée Le 26, qui met bien en avant la façon dont les vaudevillistes cherchent à mettre en défaut l'art de la conversation au théâtre : charabia mêlant français et langue étrangère, langue abîmée, parole béante, sous-entendu laissant courir le malentendu. Le personnage, enfermé dans des automatismes linguistiques mais aussi gestuels, pris de tics irrépressibles, apparaît comme une entité mécanisée et prend les airs d'un automate grippé. Le personnage n'est pas qu'un bourgeois qu'on satirise, mais une silhouette parlante, une machine à émettre des signes, mais une machine qui peine à transmettre un message immédiatement recevable par son interlocuteur.
La Dame de chez Maxim de Georges Feydeau
[Format court]
Extraits de la pièce et interviews du metteur en scène, Roger Planchon, et des acteurs Hervé Pierre (dans le rôle de Petypon) et Vanessa Guedj (dans le rôle de la Môme Crevette) pour le spectacle créé en 1998 à l'Opéra Comique.
Le 26, un sketch de Georges Courteline
[Format court]
La promotion 1973 du Conservatoire d'Art Dramatique donne une soirée à l'occasion de la réouverture de la salle en proposant des séries de saynètes. L'extrait présente ici Daniel Russo et Jérôme Deschamps dans une courte pièce de Courteline.
Un fil à la patte de Georges Feydeau
[Format court]
Extraits du spectacle accompagné d'une interview du metteur en scène Jérôme Deschamps et des acteurs de la Comédie-Française, Christian Hecq et Guillaume Gallienne en 2011 ; ce document comprend également un extrait de la mise en scène historique de Jacques Charon en 1961.
Ces effets d'enrayement et de relâchement dessinent, toujours selon Bergson, l'archétype du « distrait », propre au vaudeville : le personnage n'a de cesse de vouloir « s'adapter à une situation passée et imaginaire » et de « circule[r] [...] à la manière d'un somnambule » « quand [il] devrait se modeler sur la réalité présente » [1]. C'est ainsi, pour ne donner qu'un exemple, que Follavoine finit par avaler la purge qui était destinée à Toto dans On purge béb é de Feydeau. L'absurdité des situations vaudevillesques peuvent se lire par conséquent à l'aune d'une autre logique, celle du rêve, qui procède par crescendo jusqu'au réveil du dormeur, c'est-à-dire jusqu'au retour au point initial de la pièce.
[1] Henri Bergson, Le Rire, P.U.F., coll. « Quadrige – Grands textes », 2010, p. 9-10.