Bataville, de l’âge d’or à la fermeture, vie et mort d'une utopie
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Résumé
Bataville a constitué pendant 60 ans un modèle de réussite industrielle associé à une idéologie profondément paternaliste. Cette mono-industrie de la chaussure implantée dans un milieu totalement rural, a profondément marqué le territoire et façonné l'identité de milliers d'individus. C'est pourquoi la fermeture de l'usine en 2001 a constitué un véritable traumatisme pour toute la région.
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Date de publication du document :
08 déc. 2021
Date de diffusion :
15 juin 2001
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Contexte historique
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L'histoire de Bataville commence en 1930 : Tomáš Baťa, entrepreneur tchèque dans le domaine de la chaussure, qui vient d'ouvrir une succursale à Strasbourg, repère, alors qu'il le survole en avion, le territoire d'Hellocourt. Il s'agit d'une ferme expérimentale appartenant à un industriel allemand nommé Wihelm Lorentz. La ferme, dominant un vaste territoire de forêts, de marécages et d'étangs, a également l'avantage de se trouver à proximité d'une ligne de chemin de fer et du canal de la Marne au Rhin, qui se prolonge par le canal des houillères de la Sarre. Autre atout : cette zone rurale ne possède qu’une faible culture industrielle et syndicale, alors même que les habitants ne rechignent pas à l'effort, habitués aux exténuants travaux agricoles.
Les travaux de construction démarrent très rapidement, Bataville est édifiée en quelques mois, sur le modèle de la ville-usine créée par Tomáš Baťa à Zlin, en République tchèque : une ville née de l’activité industrielle et entièrement tournée vers elle, y compris dans la sphère privée. Mais Tomáš Baťa décède prématurément en 1932 dans un accident d'avion, avant même l'ouverture de l'usine. Son frère Jan Antonin Baťa lui succède, en poursuivant son projet de « cité idéale », qui proposerait aux habitants confort, hygiène, qualité de vie, mais aussi emploi et espoir de promotion sociale.
Le lieu est constitué de plusieurs entités, formant un ensemble rationnel et réfléchi : Bata a d'ailleurs son propre service d'architecture, baptisé le « service Construire », qui a pour but de rationaliser au maximum l'espace de production, tout en proposant aux habitants-travailleurs une grande qualité de vie. On trouve d'abord la ferme, qui fournit les denrées alimentaires de base, rapidement complétée par une coopérative qui ravitaille les habitants en produits de toutes sortes. Les espaces de production sont constitués de plusieurs bâtiments, leur édification, dans le style Bauhaus, s'achève en 1935. Il s'agit ici de produire des chaussures accessibles à tous : des produits standardisés permettent d'afficher des prix bas pour accroître les volumes vendus. Des infrastructures collectives et sportives voient également le jour : Sporting Club, stade, gymnase et même la première piscine collective de Moselle, en 1938. La « cantine », gigantesque salle de bal, accueille les événements festifs qui jalonnent le quotidien des employés. La culture n'est pas oubliée, avec une bibliothèque, un ciné-club, une société de musique, des cercles d'études divers.
La zone d'habitation constitue une cité ouvrière organisée en cité-jardin : pas de grands ensembles ici, mais des petites maisons de briques rouges accueillant une à quatre familles, et toutes entourées d’un jardin. La taille de la maison dépend du poste qu'occupe l'employé dans l'entreprise. L'église de Bataville est édifiée en 1962, en remplacement d'une chapelle provisoire. Le patron de l'usine, peu enclin à la pratique religieuse, a exigé qu'elle soit moins haute que les bâtiments de l'usine, cela explique son architecture très particulière. Bataville est enfin dotée d'écoles maternelle et primaire, et d'un collège à partir de 1973.
Une des originalités du site est la présence d'un Centre de Formation Professionnelle estampillé « Bata » dès 1938, qui inculque aux nouveaux embauchés les préceptes de l'entreprise. D'ailleurs, bien souvent, les enfants des employés qui ont atteint l'âge de travailler sont tout naturellement embauchés à leur tour. Existent aussi un cours de perfectionnement pour permettre la promotion interne des employés et une école de vente, où passent les vendeurs de toutes les boutiques Bata de France.
Tous ces équipements permettent aux habitants de vivre dans une certaine autarcie. Tous les aspects de la vie quotidienne sont pris en charge par l'entreprise. La frontière entre l'entreprise et la vie privée des salariés est quasi inexistante. Les témoignages d'anciens employés permettent de saisir cette réalité : ainsi, le collégien trop turbulent se fait sermonner par ses parents, mais aussi par un membre de la direction de l'usine ! Un employé qui fait preuve de talent dans l'équipe de football ou de basket de l'usine peut très largement espérer une promotion.
Dans ce microcosme où tout le monde se connaît, dans ce règne de l'entre-soi, nul besoin pour l'habitant-employé de se tourner vers l'extérieur pour un besoin quelconque : il est préférable qu'il dépense son salaire dans les commerces locaux, tous propriété de la société. Bataville est un modèle de fordisme, qui associé à un paternalisme exacerbé, est un moyen d'étouffer dans l'œuf toute velléité de protestation ou de tentative d'organisation syndicale : c'est pourquoi il a fallu attendre mai 1968 pour que des revendications salariales apparaissent.
Dans les années 1960, l'usine Bata est à son apogée, 2600 employés fabriquent plus de 3 millions de paires de chaussures chaque année. Mais le déclin s'amorce dans les années 1980. Malgré les paroles rassurantes du directeur marketing interviewé dans le reportage en 1988, la chute de la production conduit à un plan social en 1997 et à la suppression de plus d'un quart des effectifs. La fermeture définitive de l'entreprise a finalement lieu en 2001.
Éclairage média
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La journaliste en plateau annonce un reportage sur le fondateur de l'entreprise, Tomáš Baťa. Mais le reportage qui suit évoque surtout l'histoire du site, dans le contexte difficile de ce mois de juin 2001, mois de la fermeture de l'entreprise, évoquée d’ailleurs de manière très allusive. Le 22 juin, la liquidation judiciaire est prononcée. Après un important conflit social, l'activité cesse définitivement en janvier 2002. 840 employés se retrouvent sans emploi. seul subsiste le dépôt de Bata France Distribution, qui emploie une trentaine de personnes, et qui fermera lui-même en 2004.
L'émotion est vive dans la zone : en effet, beaucoup de ces employés, profondément imprégnés par cette culture d'entreprise si particulière, auront des grandes difficultés à rebondir. Beaucoup d'entre eux ne possédaient par exemple pas le permis : les ouvriers venaient à pied ou pour ceux qui habitaient hors de la cité, Bata organisait un ramassage de bus dans un rayon de 30 km autour de l'usine. En outre, retrouver un travail avec un « CAP Bata » s'avère difficile. Il a fallu véritablement « faire le deuil » de cette existence rythmée par l’entreprise. Aujourd'hui encore, de nombreux habitants de la zone, restés après la fermeture, sont identifiés comme « les anciens Bata ».
Des investisseurs ont acheté des bâtiments et y ont lancé des activités diverses. La cantine et le bâtiment administratif ont été rachetés par un particulier passionné et sont classés Monuments historiques depuis 2014. L'ensemble de l'ancienne cité est labellisé au patrimoine du XXe siècle. On trouve sur le site quelques entreprises : un chauffagiste, un fabricant de carton, de bottes pour les professionnels et des associations, qui veulent faire du site un lieu d'expérimentation artistique et culturel. Ainsi, la Fabrique autonome des acteurs organise depuis 2014 stages, festivals et résidence d'artistes. L'association la chaussure Bataville multiplie les projets, comme celui de faire du site un hôtel-musée. Ce projet initié suite à la visite de l'ambassadeur de République Tchèque en France en 2018, est toujours en cours d'études aujourd'hui. Est envisagée également la création d'un pôle d'excellence autour des métiers du bois.
Il est certain aujourd'hui que de nombreuses volontés concourent pour faire du patrimoine de Bataville non seulement un lieu de mémoire industrielle et sociale, mais aussi un espace d'expérimentation, de découvertes, tourné vers l'avenir. La question de la redynamisation de cet espace reste cependant à résoudre aujourd'hui, dans un territoire rural isolé, lui-même à revitaliser.
Transcription
(Cliquez sur le texte pour positionner la vidéo)
Laurence Duvoid
Bata est implantée depuis 70 ans à Moussey avec un destin lié à la volonté d’un homme, Tomáš Bat’a, le fondateur issu d’une famille de cordonniers tchèques.Retour donc sur le destin aérien d’un magnat de la chaussure resté très terre à terre, avec Jean-François Didier.
Jean-François Didier
En passant par la Lorraine, en 1931, un bimoteur survole le Lunévillois, à bord, un industriel tchèque de 55 ans, Tomáš Bat’a.Le site lui plaît, mais il choisit surtout les gens, la main-d’œuvre lorraine est réputée travailleuse.Et l’usine sort de terre en un an, avec elle rapidement, jaillit une véritable ville en rase campagne.Fini les sabots lorrains, c’est la révolution de la chaussure industrielle, les chiffres Bata explosent et 170 familles, 1 200 personnes peuvent être logées sur place mais aussi consommer, s’instruire, faire du sport, grandir, vivre.
Marcel Killian
Je suis venu parce qu’il y a des copains qui me disaient, c’est bien, tu verras, c’est bien à Bata, il y a du sport, il y a basket, il y a du foot, il y a des loisirs, il y a des filles, il y avait beaucoup de filles.
(Musique)
Jean-François Didier
1930-1970, l’âge d’or, 2 700 salariés, trois communes vivent, dorment, mangent Bata avec le sentiment d’être gâtés.Une gestion paternaliste avec un bulletin d’information interne mensuel rassurant, en couleur pour les fêtes, et tendance disco quand il le faut.Mais en 68, l’entreprise modèle a eu du mal à accepter l’arrivée du droit syndical.
(Musique)
Marcel Killian
Je dirai presque que c’était dans la clandestinité qu’on travaillait.Alors, l’anti syndicalisme c’était vraiment la répression sur le syndicat, et c’est mai 68, qu’on peut dire, qu’il y a eu cette cassure entre ce paternalisme et la classe ouvrière où il y a eu le droit syndical.
Jean-François Didier
1984, les premiers soubresauts aboutissent à des pré-retraites et les effectifs passent progressivement sous les 2 000.Au milieu des années 90, le journal Batapresse devient bi, puis trimestriel, en 96, deux numéros seulement.
(Musique)
Francis Rieupe
Moi, je suis persuadé et convaincu que s’il y a une usine de chaussures qui reste en France, en Europe, ça sera Bataville.
Jean-François Didier
En 97, le premier plan social.Il n’y a plus de journal interne et les Batavilles abordent le nouveau millénaire sous la barre des 900.Chausser la planète entière à bas prix reste la seule ambition des Bata et de leurs actionnaires, une ambition toujours en marche mais seul changement, après 70 ans, ne plus passer par la Lorraine.
(Musique)
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