Rencontre à Latche : l’interview conjointe de François Mitterrand et de Mikhaïl Gorbatchev

30 octobre 1991
15m 02s
Réf. 00079

Notice

Résumé :
Lorsque François Mitterrand convie Mikhaïl Gorbatchev à Latche, le 30 octobre 1991, celui-ci doit reconquérir auprès de l’opinion publique occidentale sa légitimité à diriger l’URSS. Le putsch de Moscou du mois d’août 1991 fait en effet douter de l’avenir de l’Union, et laisse craindre une vague d’autonomisation de la part des républiques soviétiques. Face à cette crise de l’URSS, les deux dirigeants redoutent particulièrement que ces républiques revendiquent l’usage propre des armes nucléaires présentes sur leur sol.
Date de diffusion :
30 octobre 1991
Source :
Antenne 2 (Collection: JT 20H )
Lieux :

Éclairage

Cet extrait du journal de 20 heures sur France 2 est consacré à la rencontre entre Mikhaïl Gorbatchev et François Mitterrand à Latche, le 30 octobre 1991. Le cadre est inédit : la « bergerie » de Latche, située dans les Landes, représente véritablement un des « mondes » de François Mitterrand, comme résidence de vacances où il reçoit aussi bien sa famille que des grands dirigeants. La venue de Mikhaïl Gorbatchev à Latche revêt donc ici une signification très symbolique. Dans le contexte de crise que connaît l’URSS à l’automne 1991, le but de Mitterrand en l’invitant à Latche est de réaffirmer la qualité des liens personnels qui l’unissent au Président de l’URSS.

Au sommaire de cette interview politique : la conférence de Madrid, la gestion de la crise en URSS, les questions de sécurité européenne. Sur la conférence de Madrid, qui a pour but de régler la crise ouverte au Moyen-Orient par la fin de la guerre du Golfe, Gorbatchev formule un bilan positif : il y a rencontré le président américain George Bush, avec qui il affirme entretenir de bonnes relations, mais il reste volontairement imprécis sur la nature de l’aide que les Américains fourniraient à l’URSS pour surmonter sa crise interne. Gorbatchev se montre très lucide sur les causes économiques et politiques de celle-ci : malgré les réformes, les pénuries alimentaires s’aggravent, tandis que le putsch d’août 1991 prouve l’hostilité des conservateurs au projet gorbatchévien de rénovation de l’Union soviétique. Comme le soulignent ici les deux dirigeants, cette situation en URSS crée de grands risques pour la sécurité européenne : si le cadre fédéral explose en une multitude de républiques soviétiques autonomes, celles-ci pourraient revendiquer le contrôle exclusif des armement nucléaires présents sur leur territoire.  

Face à ce problème, la position commune des deux chefs d’Etat est claire : si le désir d’autonomie politique des républiques soviétiques doit être écouté et trouver son mode d’expression démocratique au sein d’une Union réformée, cela ne doit en aucun cas se faire au détriment des exigences de la sécurité collective en Europe.
Alice de Lyrot

Transcription

Philippe Lefait
Mais d’abord, l’autre événement de la journée, à savoir le sommet franco-soviétique qui se déroule actuellement à Latche dans la résidence landaise de François Mitterrand. Mikhaïl Gorbatchev a déjà vu, a déjà vu dans un entretien privé d’une heure trente François Mitterrand ; avant de rentrer demain à Moscou, le Chef de l’Etat soviétique et son épouse Raïssa, dîneront et passeront la nuit à Latche. Les deux Présidents sont maintenant en exclusivité sur Antenne 2 à Latche et sont interrogés par Georges Bortoli et Christine Ockrent, Christine ?
Christine Ockrent
Oui, Philippe, eh bien, malgré l’humidité qui règne ce soir dans les Landes, l’atmosphère, ici à Latche, est chaleureuse. Il y a du feu dans la cheminée et le premier entretien qui a réuni les deux Présidents donc en fin de journée a porté sur la Conférence de Madrid, bien sûr, et aussi sur l’état de l’Union Soviétique. Mais nous allons être en mesure sûrement de, d’apprendre plus de choses et de poser donc quelques questions aux deux Présidents à la fois. Messieurs les Présidents bonsoir ! Monsieur Gorbatchev, les occidentaux vous aiment bien mais ils sont perplexes face à votre affaiblissement en Union Soviétique. A Madrid, le Président Bush vous a fait toutes sortes de compliments mais il ne vous a rien donné de concret à ramener à Moscou pour vous conforter, ni aide financière, ni aide alimentaire. Est-ce que vous attendez plus et mieux de Monsieur Mitterrand ?
(Silence)
Mikhaïl Gorbatchev
Tout d’abord, ce n’est pas une appréciation aussi pessimiste que je voudrais déclarer en ce qui concerne nos contacts avec le Président Bush. Ces rencontres étaient des rencontres je dirais presque occasionnelles, étant donné que nous avons joué le rôle, joué le rôle de coprésidents. Toutefois, il faut dire que les rencontres étaient importantes et les discussions importantes aussi. En ce qui concerne la question posée par vous, c’est-à-dire que le Président Bush est resté, et je cherche l’expression, qu’il a montré une certaine froideur à l’égard de nos problèmes d’aujourd’hui, eh bien, je dirais que ce n’est pas le cas. Et dans la discussion personnelle avec lui le soir, quand nous nous sommes rencontrés au dîner donné par le Roi d’Espagne où ont participé aussi le Premier Ministre de l’Espagne Monsieur Gonzalez, euh, le Président Bush, mon partenaire bienveillant et solide et ce sont des liens personnels qui m’unissent à lui, les contacts sont bons. Il a certainement montré de l’intérêt à nos problèmes d’aujourd’hui, il dispose de beaucoup d’informations, il faut qu’il fasse un tri, il faut qu’il fasse une bonne analyse. Et il m’a posé une certaine question, comme mon ami Monsieur François Mitterrand m’a posé aussi ce genre de questions, de manière à préciser exactement la situation dans laquelle nous nous trouvons. Nous avons parlé, parlé et de l’alimentation, des crédits alimentaires et aussi des problèmes financiers. Et je dois dire que Monsieur Becker a prit part à ces entretiens. C’était une conversation très détaillée que j’ai eue avec eux. Nous sommes convenus de ceci, une fois que je serai chez moi et le Président Bush à, à Washington et la réunion des Sept, les représentants des Sept à Moscou a eu, a procédé à des discussions très intéressantes, très poussées et nous continuerons à étudier ces problèmes. Et après mes contacts avec le Président Bush, j’ai davantage confiance de ce, en ce que les Etats-Unis nous aideront comme il faut. Nous avons parlé de cela aussi avec Monsieur Mitterrand, et le Président de la France a toujours eu beaucoup de compréhension à l’égard de ce qui se passe en Union Soviétique. Nous avons reçu de la part de la France et de son Président, non seulement des expressions de solidarité, pas seulement des mots, pas seulement des déclarations mais aussi des mesures et des intentions pratiques en ce qui concerne les crédits et la coopération économique. Nous continuerons ce soir et demain aussi d’étudier ces problèmes, nous parlerons d’un certain nombre de projets qui prennent corps dans le cadre de notre coopération. Et le Président, déjà aujourd’hui, a dit que la France ne change pas son attitude d’aide active. Et tout ce qui est dans sa possibilité de le faire, elle le fera.
Georges Bortoli
Monsieur le Président, Monsieur Mitterrand, effectivement la France a déjà fait beaucoup pour l’Union Soviétique, plus de 8 milliards de Francs d’aides en 1 an. Euh, mais beaucoup de gens se posent une question maintenant, à qui accorder de l’aide ? Est-ce en priorité à l’URSS de Monsieur Gorbatchev ou bien est-ce aux Républiques, à la Russie de Monsieur Eltsine et aux autres Républiques, où va la priorité maintenant ?
François Mitterrand
À l’Union. Il est très important que l’Union, que défend à tout prix Mikhaïl Gorbatchev, finisse par prévaloir bien entendu dans un système fédéré et démocratique. C’est très important. Bien entendu, chacune des Républiques dispose de son plein droit de choisir son destin et la France entretiendra avec celles qui le désireront des relations de coopération. Mais, aujourd’hui Monsieur Gorbatchev est Président de l’Union, il représente son pays. Depuis déjà 6 années, il a accompli de grandes actions, il a pratiquement déterminé l’avenir de ce qui était l’Union Soviétique. La Perestroïka a eu un effet décisif, il a conçu le traité de l’Union qui a échoué uniquement par l’intervention euh, du putsch. Et il reprend aujourd’hui son travail, certainement très difficile, et dans de moins bonnes conditions. Mais il est normal que la France qui, je le répète, entretien de bonnes relations avec plusieurs des Républiques et particulièrement avec la République de Russie entende traiter avec les instances qualifiées et particulièrement avec un homme dans lequel elle a confiance et qui est à mes côtés ce soir.
Christine Ockrent
Monsieur le Président, vous devez, ce soir et demain matin, ici à Latche discuter avec Monsieur Mitterrand des problèmes de sécurité et de désarmement. Mais jusqu’à quel point pouvez-vous faire appliquer vos engagements internationaux quand on sait que les Républiques qui détiennent sur leur sol les armes nucléaires en revendiquent en même temps le contrôle ?
Mikhaïl Gorbatchev
Chez nous, nous cherchons de nouvelles formes de vie. La crise que nous avons traversée est une crise du système. Nous quittons certaines formes de vie liées au totalitarisme vers de nouvelles formes de vie, la démocratie. Là, nous avons beaucoup de discussions, le sort de l’Union, les pouvoirs de l’Union et des Républiques. Et en même temps, nous discutons du rôle des différentes institutions, y compris les forces armées. Dans le cas de cette discussion, diverses opinions, euh, sont exprimées mais rien n’est décidé encore. Je veux à nouveau parler, euh, de la session extraordinaire où il y a une déclaration des diverses Républiques et diverses, euh, principes ont été énoncées, qui sont à la base de notre activité. L’accord de l’Union, euh, une seule force armée, un seul marché économique commun, une seule politique étrangère. Et nous donc, nous nous fondons sur la constitution, sur les décisions de la session et aujourd’hui, les forces armées ont un seul commandement. Tout le reste, ce sont des discussions, des discussions qui concernent la réforme à venir, qui sera une réforme fondamentale. Mais si vous prenez les dernières déclarations faites aussi de la part de l’Ukraine, de la Russie, du Kazakhstan, vous savez qu’ils sont tous, euh, en ce qui concerne les forces armées, les armes nucléaires, ils sont pour l’idée que ceux-ci soient régis par le Centre. Et le Centre sera déjà un autre centre dans les conditions de l’Union nouvelle.
Christine Ockrent
Mais Monsieur Eltsine vient de déclarer tout seul un arrêt d’un an des essais nucléaires en Russie.
Mikhaïl Gorbatchev
Euh, je pense que vous êtes une personne informée mais il faut quand même que je vous rappelle ceci, la déclaration, en ce qui concerne les expériences nucléaires, euh, contient aussi la déclaration du Président de l’URSS du 5 octobre, un moratoire. Euh, voilà, donc, c’est ce qu’on dit, je pense que quelqu’un veut attacher à cette déclaration un certain caractère qui semblerait indiquer une certaine concurrence, opposition, etc. Certains le font, certains veulent jeter de l’acide sur la situation. Il y a des forces qui ne sont pas intéressées par l’Union entre Gorbatchev et Eltsine. Je pense que si nous deux, Eltsine et moi-même, nous cédions à ces passions, si nous avions des soupçons l’un par rapport à l’autre, si on mettait tout ceci au-dessus des intérêts du peuple et du Gouvernement, je crois que ceci nous serait, faire injustice, ceci ne se passe pas comme ça. Dans ce domaine, j’ai une position de principe, je me tiendrai à ce qui a été convenu avec tous les dirigeants y compris le camarade Eltsine.
Georges Bortoli
Monsieur le Président, beaucoup de Français se montrent inquiets parce qu’il y a déjà à l’intérieur de l’URSS des conflits armés, il y en a par exemple entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, et ils disent : Est-ce qu’il ne va pas se passer en URSS des choses pires qu’en Yougoslavie parce que, par exemple, il y a en URSS des armes nucléaires. Est-ce que vous partagez leur inquiétude ?
François Mitterrand
Non, je ne vais pas jusque là, surtout sur le plan nucléaire. Je pense en effet que le Centre, comme vient de le dire Monsieur Gorbatchev, doit exercer le commandement. C’est d’ailleurs un sujet pour moi de préoccupation. Il n’y a pas que les Français, moi aussi j’en suis un et, et c’est pourquoi j’ai demandé tout de suite la réunion des quatre puissances détentrices de forces nucléaires sur le sol de l’Europe ; afin non pas de discuter de tout et du désarmement mais d’examiner cette situation et d’obtenir des garanties qui conviennent. Monsieur Gorbatchev a d’ailleurs tout de suite donné son accord. Et je pense que cette conversation serait utile mais je continue de croire que il y a quand même un sens de la responsabilité dans les Républiques et qu’il y en a un très fort à la tête de l’Union et qu’il ne peut pas être question de disperser les centres de commandement dans une matière aussi grave.
Georges Bortoli
Et si votre proposition est suivie, la France, l’Europe qui sont un peu absentes il faut le dire de la conférence de Madrid, seront plus présentes dans la construction d’une nouvelle sécurité…
François Mitterrand
Mais vous mélangez deux problèmes.
Georges Bortoli
Oui mais enfin, il y a un rôle de la France et un rôle de l’Europe qui n’est pas très clair dans cette conférence sur le Moyen-Orient, mais qui devrait être plus clair quand il s’agit de sécurité en Europe.
François Mitterrand
La France et l’Europe n’ont jamais été, malheureusement, parties prenantes depuis euh, 30 et 40 ans dans ce type de débat. Ce sera un progrès quand on y sera parvenu, c’est-à-dire quand l’Europe sera reconnue comme partenaire de plein droit et nous y travaillons. J’espère bien que ce sera le cas d’ici la fin de l’année lorsque nous nous rencontrerons aux Pays-Bas. Quant à la France, elle a, croyez-moi, été très utile tout le long de la préparation de cette conférence, les historiens, les historiens le seront un peu plus tard. C’est vrai que nous, nous avons l’ambition d’intervenir dans les affaires internationales quel que soit le niveau en question. Alors pour la sécurité, la France étant l’un des pays qui possède l’arme nucléaire est considéré comme tel. Nous en parlerons le 8 novembre sans doute à Rome avec Monsieur Bush et Monsieur Major, et nos Ministres des Affaires Étrangères sont déjà en relation directe pour en parler ; et le cas échéant, préparer la conversation dont je vous parlais tout à l’heure avec Monsieur Gorbatchev. Donc euh, la France, non pas pour le Proche-Orient, pas autant qu’on ne le voudrait mais plus que vous ne le croyez, euh, a une certaine présence sur le plan de la sécurité, cette présence est totale. Nous sommes l’un des grands pays responsables dont tout le reste dépend. Bien entendu, nous n’avons pas le, l’arsenal nucléaire dont dispose à la fois l’Union des Républiques et, et d’autre part les États-Unis d’Amérique mais suffisamment pour être partie prenante dans les accords généraux.
Georges Bortoli
Merci Monsieur le Président, merci Messieurs les Présidents.
François Mitterrand
Je voudrais dire un mot simplement, puisque j’ai le, la joie de recevoir, euh, Mikhaïl et Raïssa Gorbatchev, dire à quel point il me paraît important que des relations directes, amicales et de travail puissent continuer de nous unir, c’est le cas depuis six ans. Et j’espère bien pouvoir continuer de travailler avec Monsieur Gorbatchev.
Georges Bortoli
Et d’autant plus chaleureuses d’ailleurs que nous nous trouvons dans ce cadre, réellement votre cadre intime et personnel.
François Mitterrand
Si euh, si vous vous y trouvez bien, vous-mêmes, Madame et Monsieur Bortoli, j’en serais ravi.
Christine Ockrent
Merci Messieurs les Présidents.
Georges Bortoli
Merci Messieurs les Présidents.