Entretien avec Michel Droit, première Partie

13 décembre 1965
29m 17s
Réf. 00110

Notice

Résumé :

Premier entretien télévisé entre le général de Gaulle, candidat à la présidence de la République, et Michel Droit, rédacteur en chef du Figaro littéraire, entre les deux tours de l'élection présidentielle. Par le dipositif adopté et l'attitude du Général, cette série d'entretiens cherche à faire oublier l'image d'un personnage lointain, voire hautain, et d'un homme vieilli. Ce premier entretien traite de la politique intérieure de la France. Le Général y défend l'action de son gouvernement, chiffres à l'appui. Après avoir évoqué l'idée qu'il se fait de la France et des Français, de Gaulle aborde ainsi successivement les thèmes de la prospérité, du Plan de stabilisation, de l'agriculture, de l'enseignement, des communications, du logement et de la recherche scientifique.

Type de média :
Date de diffusion :
13 décembre 1965
Type de parole :
Conditions de tournage :

Éclairage

À la fin de l'année 1965, les Français élisent leur président au suffrage universel pour la première fois : c'est un principe inscrit dans la Constitution depuis 1962, mais dont l'usage reste à légitimer. Parallèlement, à la télévision, un principe d'égalité est instauré pour tous les candidats qui disposent de 2 heures de temps de parole. C'est la première fois dans l'histoire du petit écran qu'une telle durée d'expression est attribuée aux différents courants politiques. Ainsi, le 19 décembre, les téléspectateurs assistent-ils, stupéfaits, à la profession de foi de cinq des six candidats à l'élection présidentielle dont celle du représentant MRP Jean Lecanuet ou celle de François Mitterrand de la Fédération de la Gauche Démocratique et Sociale. Tous profitent largement de leur liberté de parole. Seul le général de Gaulle - qui mène sa campagne du premier tour sur le thème "je refuse d'être un candidat comme les autres" - n'utilise qu'une trentaine de minutes réparties en trois allocutions. Cette stratégie ne sera pas payante : le ballottage - premier signe de l'usure du pouvoir et qui s'apparente, pour de Gaulle, à une défaite - va contraindre le président sortant à courtiser lui aussi l'électeur sur les ondes télévisées. Pour la campagne du second tour, il accepte de participer (c'est une première !) à une série de 3 entretiens (tous enregistrés le même jour) avec le fidèle Michel Droit. Menées sur un ton familier, ces discussions défont l'image d'un homme seul et imperméable aux sentiments des petites gens. Le premier entretien est diffusé le 13 décembre au soir et aborde les thèmes socio-économiques. Le général de Gaulle justifie tout d'abord la politique menée par ses gouvernements depuis 7 ans, où l'économie "paraît l'emporter sur tout le reste". Il évoque le plan de stabilisation de septembre 1963 (où Valéry Giscard d'Estaing avait appliqué une politique déflationniste et de blocage des prix, permettant de contenir l'inflation). Il rappelle la sortie du système monétaire international où prime l'étalon dollar, afin que la monnaie française repose sur une base indiscutable, l'or. Si, à grand renfort de chiffres, le Général démontre que la hausse du niveau de vie des Français est en progression constante (elle s'inscrit dans le mouvement des Trente Glorieuses), il n'en oublie pas pour autant ceux que l'on appelle "les vaincus de l'ère de la croissance", c'est-à-dire les agriculteurs. En effet, la modernisation passe par le remembrement et la concentration des terres, et ce sont les paysans traditionnels qui en paient le prix. Enfin, il évoque l'éducation, le logement et l'urbanisation ainsi que les transports, tous ces secteurs où le Cinquième Plan économique doit intervenir pour en faciliter les progrès. Allègre, malicieux, clair et convaincant, le général de Gaulle séduit ; il remporte, le dimanche 19 décembre 1965 le second tour de l'élection présidentielle, face à François Mitterrand, avec 54,5% des voix. Dans Le Figaro Jacques Faizant dessine sa célèbre Marianne déclarant au Général : "Et, bien!...Tu vois, gros bêta ! Tu m'aurais parlé comme ça plus tôt !..".

Aude Vassallo

Transcription

(Silence)
Michel Droit
Mon général, c'est la première fois que vous acceptez de répondre sur l'écran de la télévision aux questions d'un journaliste. Je voudrais donc essayer, ce soir, de vous poser les principales questions que la plupart des Français, ceux qui s'apprêtent à voter pour vous comme ceux qui s'apprêtent à ne pas voter pour vous, aimeraient vous poser s'ils étaient à ma place ce soir. Et je dirais même, aimeraient vous poser depuis bien avant, depuis bien longtemps et bien avant que la campagne électorale pour la désignation du Président de la République ne soit engagée. La première de ces questions sera, si vous le voulez bien, celle-ci. Vous avez écrit, en tête du premier tome de vos "Mémoires de guerre", " Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France", et nous savons que cette certaine idée de la France est élevée et qu'elle est exigeante. Seulement, vous voyez mon général, les Français ont souvent l'impression que vous vous faites également d'eux une certaine idée et que cette certaine idée que vous vous faites des Français est très différente de celle que vous faites de la France. En d'autres termes, qu'elle beaucoup moins élevée, et je crois que les Français, ça ne leur fait pas très plaisir.
Charles de Gaulle
Cher monsieur, il est vrai que c'est la première fois depuis longtemps que j'ai le plaisir de m'entretenir avec un journaliste en particulier, si j'ose m'exprimer ainsi, car il y a beaucoup de gens qui nous voient et qui nous entendent. Très souvent, j'ai eu devant moi des journalistes par centaines, mais enfin il est vrai que cette fois-ci, en voilà un. Vous me parlez de l'idée que je me fais de la France, ce n'est pas un sujet nouveau. Il est tout à fait vrai, je dirais que c'est ma raison d'être, il est tout à fait vrai que depuis toujours et aujourd'hui, je me fais, en effet, de la France une certaine idée. Je veux dire par là qu'à mon sens, elle est quelque chose de très grand, de très particulier. C'est, du reste, je le pense, ressenti par le monde entier. Il y a même, là, quelque chose d'extraordinaire. Dans nos malheurs, on s'en aperçoit tout de suite. Et quand nous sommes heureux, prospères, glorieux et forts, on s'en aperçoit aussi dans la mesure où les gens nous regardent avec envie. C'est vrai, la France est une chose, à mes yeux, très considérable, très valable, et elle doit avoir dans le monde quel qu'il soit, à toute époque, naturellement d'après les circonstances, elle doit avoir un rôle à elle. Il faut que la France joue son rôle, c'est exact. Et pour qu'elle joue son rôle, il faut qu'elle soit la France. Les Français, les Français, c'est eux qui font la France, c'est eux qui en sont responsables, de génération en génération. La France est plus que les Français du moment. La France vient de loin, elle est ce qu'elle est maintenant et puis elle a l'avenir. Autrement dit, la France embrasse toutes les générations de Français et d'abord, bien entendu, les générations vivantes. Ces générations vivantes sont responsables de la France. Et c'est ainsi, c'est vrai, que je considère dans leur ensemble les Français. Et c'est ainsi que je souhaite que les Français dans leur ensemble se considèrent eux-mêmes. Il y a, à cet égard-là, entre eux et pour cela, une solidarité que je dis être nationale et faute de laquelle la France risque de n'être pas ce qu'elle est, ce qu'elle est de tout temps, et par conséquent de ne plus jouer son rôle et de ne plus, à proprement parler, exister. Voilà, ce que je peux vous dire des Français par rapport à la France, de nous autres Français d'aujourd'hui par rapport à la France de toujours.
Michel Droit
Mon général, puisque nous parlons des Français, je voudrais également vous dire ceci. Les Français ont souvent l'impression que, par nature profonde, peut-être, vous êtes davantage préoccupé de la conduite des affaires de la France à un niveau très élevé que de leurs propres problèmes à eux, leurs problèmes quotidiens, leurs problèmes matériels. On a exprimé cela d'une façon schématique et un peu militaire en disant que vous ne vous intéressiez pas beaucoup à l'intendance. Or les Français, s'ils se sentent concernés évidemment par les affaires de la France, se sentent également aussi très concernés par ce que j'appellerais familièrement les affaires de leur porte-monnaie. Ce qu'il y a dans leur porte-monnaie, ce que ce qu'il y a dans leur porte-monnaie leur permet de se procurer. Et je me permets de vous le dire très respectueusement mais très franchement, les Français ont souvent l'impression que vous êtes un peu au-dessus de ces contingences.
Charles de Gaulle
On m'a prêté, en effet, ce mot que je n'ai jamais dit et, à plus forte raison, que je n'ai jamais pensé. "L'intendance suit". Ca, ce sont des blagues pour les journaux. Je n'ai pas besoin de vous dire ce que j'entends par à. En réalité, je vous le répète, les Français sont responsables de la France, mais ils sont sur la terre, ils ont leur vie. Et pour que la France existe, il faut que les Français existent. Pour que la France soit forte, il faut que les Français soient prospères autant que possible, bien entendu. Et cela, je le sais, je ne dirais pas mieux que personne mais certainement autant que personne. Alors, voici la question et notamment la question du jour, la question, plus exactement, de notre époque qui est une époque économique et sociale. Y en a... ce sont les démagogues, tranchons le mot, et il faut bien le dire, ce sont les partis, c'est-à-dire ceux qui caressent les clientèles pour être élus, et souvent les journaux qui caressent les clientèles pour être lus. Alors ceux-là, assez volontiers, et même très volontiers, disent : "Mais il en faut plus pour un tel, il en faut plus pour un tel, il faut faire davantage pour les ouvriers, il faut faire plus pour les paysans, il faut faire mieux pour les cadres, il faut arroser davantage les fonctionnaires, les agents des services publics, il faut même donner un petit peu plus aux chefs d'entreprise avec un peu d'inflation. Il faut beaucoup plus de logements, il faut beaucoup plus d'autoroutes, il faut beaucoup plus de téléphones, il faut un enseignement encore bien mieux organisé avec beaucoup plus d'écoles à tous les étages et d'universités", etc. etc. Ca, c'est très commode, c'est vulgairement commode.
Michel Droit
Ah oui, mon général, mais c'est aussi ce que les Français individuellement se disent.
Charles de Gaulle
Si vous voulez dire que je ne suis pas sur ce plan-là, vous avez raison. Moi je suis sur le plan que voici. Il faut que le peuple français soit prospère. Il le faut parce que s'il n'est pas prospère, la France dont nous parlions tout à l'heure ne pourrait pas jouer son rôle dans le monde d'aujourd'hui. Donc, rien ne m'occupe davantage depuis bien longtemps que la prospérité nationale. Je dirais même, puisque vous avez parlé d'intendance, que ça me fait un peu sourire car si vous y faites attention, rien, rien, rien de ce qui a été fait d'important au point de vue économique et social depuis la Libération n'a été fait, excepté par mon gouvernement. Après la Libération, c'était le point de vue social immédiat qui l'emportait. Il fallait que nous retrouvions, après cette secousse épouvantable, il fallait que nous retrouvions notre équilibre. Alors, mon gouvernement a fait les assurances sociales, les allocations familiales, les nationalisations, les comités d'entreprise, etc. Aujourd'hui ou plus exactement depuis que je suis revenu, depuis sept ans, c'est l'économie qui me paraît l'emporter sur tout le reste parce qu'elle est la condition de tout, et en particulier la condition du progrès social. Ce n'est pas la peine de nous raconter des histoires. Si nous sommes pauvres ou en désordre, économiquement parlant, nous ne progresserons pas socialement. Au contraire, si nous sommes prospères et à condition, bien entendu que l'Etat fasse son devoir, tous les Français en profitent et en profiteront.
Michel Droit
Alors justement, mon général, est-ce que nous pourrions essayer un peu de passer en revue ces différents domaines où les Français, quelquefois, pensent que les choses comme vous dites ne vont pas aussi bien qu'elles devraient aller ? D'abord, le niveau des prix, le niveau de vie des Français ?
Charles de Gaulle
Le niveau de vie des Français, pas plus tard que samedi, j'ai donné des chiffres. A mon avis ils sont éclatants. Depuis sept ans, je répète que le niveau de vie des Français a augmenté de 3,7% par an. Et que d'après ce qui est décidé par notre cinquième plan et ce qui est devenu possible grâce à nos progrès économiques, le niveau de vie des Français va monter à 4% par an. Ça veut dire que dix-huit ans après mon retour, dix-huit ans après mon retour, le niveau de vie des Français aura doublé. Ce n'est pas si mal. Alors, c'est comme le bonheur : ça existe par comparaison. Par comparaison avant mon retour, je demande que l'on considère ce qu'il en était. Ce qu'il en était, c'était que les prix montaient depuis 1946 jusqu'en 1958 automatiquement en moyenne de 10% par an. Et que tout ce qu'on faisait pour les salaires, pour les traitements et aussi pour les revenus paysans était dévoré à mesure par cette augmentation des prix. Il est parfaitement exact que tout en faisant monter le niveau de vie, comme je le dis, le niveau de vie réel, et bien, il est parfaitement exact que mon gouvernement a stabilisé les prix, dans toute la mesure où, à notre époque, c'est possible. Au lieu que les prix augmentent de 10% par an comme c'était le cas avant 58, ils augmentent maintenant de 2,5% par an. Il n'y a pas un pays d'Europe occidentale où ce soit aussi certain que les prix sont limités dans leur ascension que chez nous. Il n'y en a qu'un, ce sont les États-Unis. Pourquoi ? Parce que les États-Unis, grâce à ce qu'on appelle le Gold Exchange Standard, comme vous le savez, ont la facilité d'exporter leur inflation. Mais nous n'avons pas cette facilité. Il a donc fallu faire le plan de stabilisation. Je reconnais que ce n'était pas facile. Je reconnais qu'il en est résulté des difficultés par-ci, par-là et notamment au point de vue de l'expansion immédiate. Mais maintenant, c'est fait et par conséquent, c'est sur cette base solide, stable, avec des budgets en équilibre, une monnaie qui ne bouge pas, et des prix, je vous le répète qui pratiquement n'augmentent, pour ainsi dire, plus, et qui, comme vous le savez, ne doivent pas augmenter l'année prochaine de plus de 1,5% par an. C'est sur cette base-là que notre niveau de vie s'élève et que tout le monde y gagne. Voilà la réalité pour le niveau de vie.
Michel Droit
Mon général, tout à l'heure, si vous le voulez bien, nous passerons à un certain nombre d'autres questions comme les routes, le téléphone que vous avez évoqués tout à l'heure, l'enseignement surtout. Mais vous venez de parler du niveau de vie, de l'augmentation du niveau de vie de 3,7% par an, mais excusez-moi de vous dire qu'il y a des catégories sociales en France qui ont l'impression que ces chiffres, ma foi, ce sont des chiffres moyens, et puis qu'elles, pour elles, le niveau de vie n'augmente pas. Et je pense en particulier aux paysans. Les paysans trouvent que leur niveau de vie n'augmente pas. Ils ont peut-être raison et même sans doute raison. Il y a incontestablement un malaise paysan. Il y a plus, il y a un drame paysan. Vous le savez ça, mon général !
Charles de Gaulle
A qui le dites-vous ? Mon cher Michel Droit, à qui le dites-vous ? Le problème de l'agriculture française, comme était hier le problème de l'Algérie et des colonies, comme est aujourd'hui encore car ce n'est pas réglé tout à fait, le problème de l'enseignement, et bien, c'est un problème énorme que nous avons à régler et dont je prétends que nous le réglons. Et je m'explique. Problème énorme. D'abord, problème national. Au début du siècle, il y avait les deux tiers des Français qui étaient des ruraux. Et aujourd'hui, il y en a 20%. Et évidemment, il y en aura moins dans les années prochaines. Cela résulte de ce qu'on appelle l'industrialisation. Nous étions un pays essentiellement agricole avec une vie agricole, une agriculture, d'ailleurs, de subsistance surtout. Je veux dire par-là que la plupart de nos paysans vivaient sur la terre où ils étaient, soit qu'ils en fussent les propriétaires soit qu'ils en fussent les locataires, vivaient de ce qu'elle produisait, de ce que produisait leur exploitation. Il y a avait un petit peu de surplus, alors, ils le vendaient pour acheter ce qu'ils ne pouvaient produire eux-mêmes, ce qui était, en réalité, très peu de chose. Au point de vue national, à cause de l'industrialisation, problème immense, puisqu'il s'agit d'un transfert colossal de population de notre agriculture à notre industrie. Ce transfert naturellement, on peut le trouver regrettable. On peut en avoir du chagrin. Vous pensez bien qu'un homme de mon âge qui, très longtemps dans sa vie, a été un soldat, c'est-à-dire quelqu'un qui savait et qui sait ce que la France a tiré, depuis toujours et en particulier pour sa défense, de ses paysans, il est certain qu'il y a là une transformation, une évolution qui est, à beaucoup d'égards, attristante, mais c'est comme ça. Et le fait étant ce qu'il est, la question est que la nation s'en accommode et que cette évolution nationale se fasse dans les meilleures conditions possibles. Voilà au point de vue national, comment se pose le problème paysan. Transfert d'une partie énorme de la population française de l'agriculture à l'industrie. Vous pensez bien que ça ne peut pas aller sans secousse, sans difficulté, sans chagrin. Et puis alors, il y a un problème propre à l'agriculture. Parce que maintenant, l'agriculture, elle est au milieu d'un monde économique qui, pour elle, est complètement nouveau. Elle est dans un monde de production, de productivité, d'outillage, de marché qu'elle ne connaissait pas du tout autrefois. Autrefois, je répète, c'était l'agriculture de subsistance. On vivait chacun où on était avec ce qu'on produisait, et puis voilà, ce n'est plus possible. Il faut produire ce qu'il faut produire. Il faut le produire dans les meilleures conditions possibles. Et il faut pouvoir le vendre. Voilà comment se pose la question à l'agriculture. Enfin, il y a, naturellement, une question infiniment respectable et qui se pose à chacun de nos agriculteur : c'est la vie chez lui. Car là aussi, tout s'est transformé. Un paysan, comme un ouvrier d'ailleurs, ne peut plus vivre, ne veut plus vivre et il a bien raison, comme il vivait hier. Il y a, pour un agriculteur, une question d'eau chez lui, une question d'électricité pour s'éclairer ou pour avoir la force, une question de chemin pour arriver à sa ferme. Et puis alors, il y a une question de choix de ce qu'il va produire, d'organisation de ses marchés, et l'éducation de ses enfants. Bref, il y a une transformation complète au point de vue national, au point de vue agricole et au point de vue individuel pour nos paysans. Alors, que fait l'État à l'heure qu'il est ? L'État a pris le problème corps à corps. Et il n'avait pas pris corps à corps avant que je ne revienne, sauf cependant, quelque chose de très important qui avait été fait en 1945 par mon gouvernement et qui s'appelait la loi sur le fermage. Je passe. Depuis que je suis revenu, qu'est-ce qu'on a fait ? D'abord, au point de vue général, on a fait l'orientation agricole, la loi d'orientation agricole et la loi complémentaire. Et alors, pour transformer l'agriculture, on a appliqué une part très considérable des revenus collectifs, des revenus de l'Etat. Je vous dirais par exemple, je vais vous citer les chiffres, que pour soutenir les marchés agricoles, c'est-à-dire pour soutenir les prix à l'intérieur et pour aider à vendre à l'extérieur par des subventions, et bien, on donnait cinq cent millions par an, je parle de nouveaux francs, quand je suis arrivé. Actuellement, on donne deux milliards, c'est-à-dire quatre fois plus. Et pour ce qui est du social, de tout ce qui est social, dans la matière agricole et pour l'agriculture, on donnait, quand je suis arrivé, un milliard quatre cents millions. On donne aujourd'hui sept milliards, je parle du budget de 65, c'est-à-dire cinq fois davantage Enfin, il est vrai que nous avons voulu, que mon gouvernement et moi-même avons voulu et voulons, pour compléter cette transformation, pour aider à cette transformation, notamment en ce qui concerne le revenu agricole, que le Marché Commun soit ouvert. Nous y reviendrons, s'il vous plaît, tout à l'heure ou même quand vous voudrez. Mais, il est vrai qu'il y a eu des secousses dans le revenu agricole. Comment en aurait-il été autrement ? Mais il est vrai aussi que notre cinquième plan, car il ne faut pas l'oublier nous avons un plan, c'est une loi, et bien notre cinquième plan prévoit que de tous les revenus des Français, des revenus de toutes les catégories des Français, ce sont les revenus agricoles qui, dans les cinq prochaines années, doivent être augmentés le plus. Voilà ce qui est fait pour notre agriculture par comparaison avec ce qui était fait autrefois.
Michel Droit
Mon général, je vous remercie. Tout à l'heure, en parlant des paysans, vous avez évoqué le problème de l'éducation. Il faisait partie des questions que je voulais vous poser.
Charles de Gaulle
Eh bien, je dirais pour l'éducation, notre enseignement agricole tel qu'il est organisé actuellement, en 1965, il y a plus de professeurs pour l'enseignement agricole qu'il n'y avait d'élèves en 1957, voilà la réalité.
Michel Droit
Je voulais vous parler de l'enseignement en général qui préoccupe, évidemment, beaucoup les Français. Je dois dire que les Français sont absolument effarés par l'abondance des réformes de l'enseignement. Ils sont complètement perdus, quand on est père de famille soi-même, on est complètement perdu. Donc, il y a cette abondance de réformes d'enseignement qui semble traduire une certaine incohérence, je vous le dis comme les Français le voient, et puis il y a tous les problèmes pénurie de maîtres, pénurie de locaux, etc. Ce sont des problèmes extrêmement graves et je crois que les Français aimeraient bien que vous les abordiez pour eux.
Charles de Gaulle
Je vous ai dit, tout à l'heure, que le problème de l'enseignement était un problème fondamental et capital de notre temps pour la France. Je veux dire par là, d'abord que tout exige que l'enseignement soit ouvert à tous les Français et le soit à tous les étages. Non seulement parce que c'est juste, mais aussi pour l'intérêt national. Car dans tout ça c'est l'intérêt national qu'il faut voir aussi. Et bien l'intérêt national exige que les cadres de la nation, les petits, les moyens, les cadres élevés, tous les cadres puissent être puisés dans la nation toute entière, dans la jeunesse française toute entière, et que par conséquent, il faut lui ouvrir l'accès à tous les degrés de l'enseignement. C'est ce que l'on fait. Et bien sûr, ça exige des constructions d'écoles énormes, ça exige un recrutement de professeurs de même dimension et ça exige une scolarisation totale de notre jeunesse. C'est cet effort-là qui est en cours. Savez-vous que quand je suis arrivé en 1958, et bien le budget d'avant prévoyait, pour ce qui est des dépenses concernant l'enseignement tout entier, 9% du revenu du produit ou plus exactement du budget français. Et bien, actuellement il est de 17%, Voilà les chiffres. Ceci donne la mesure de l'effort qui a été accompli. Car avant ce retour, on n'avait accompli rien du tout. On dit : "Pourquoi vous n'avez pas fait assez d'écoles ? Pourquoi vous n'avez pas assez recruté de maîtres ?", les gens qui nous disent ça, ils se sont traînés à ce qu'ils appelaient le pouvoir et qui n'en était pas un. Pendant douze ans, après mon départ en 46, qu'est-ce qu'ils ont fait ? Quelles écoles ont-ils faites ? Quels professeurs ont-ils recrutés en masse ? En réalité, le problème était entier, ils n'avaient rien fait, ils n'avaient rien prévu. D'ailleurs, c'est tout naturel. Qu'est-ce qu'ils pouvaient prévoir et qu'est-ce qu'ils pouvaient faire avec leur régime des partis ? Mais voilà où on en est pour l'enseignement. C'est une oeuvre qui n'est pas terminée et qui se poursuit. Je crois que le plus fort est fait.
Michel Droit
Vous avez, vous-même, mon général, tout à l'heure, dans ce tableau préliminaire, évoqué le problème des routes, des autoroutes, en particulier le problème du téléphone. J'aimerais que vous y reveniez quand même brièvement parce que le téléphone, c'est devenu un lieu commun, ça ne marche pas en France, incontestablement.
Charles de Gaulle
Oh, par exemple, vous savez en 57, j'ai vu les chiffres et je les ai même vus avant de causer avec vous. Et bien, on a fait en 1957, on a ajouté au nombre des postes téléphoniques français, on en a ajouté 114 000. Bon, et bien en 1965, on en a ajouté 210 000, voilà. Et j'ajoute que dans le cinquième plan, comme peut-être vous le savez, il y a un effort très considérable qui est prévu pour accélérer ce développement du téléphone que tout le monde demande aujourd'hui, y compris, d'ailleurs, nos campagnes. Et ceci, du reste, est le signe évident de l'accroissement de notre prospérité.
Michel Droit
Et les routes, mon général, les autoroutes ?
Charles de Gaulle
Les routes ? Quand je suis arrivé, il y avait 77 kilomètres d'autoroute. Voilà ce qu'on avait fait comme autoroute en France sous les régimes des partis, 77 kilomètres. Et bien, il y en a actuellement 522 kilomètres et dans le cinquième plan, il est prévu qu'on en rajoute 1800 kilomètres. A l'heure qu'il est, il n'y a pas un pays d'Europe occidentale qui ne fait plus de kilomètres d'autoroute que nous le faisons.
Michel Droit
Je crois qu'il y a un dernier, un dernier problème également qu'il faudrait aborder si vous le voulez bien, parce que ça, c'est aussi un problème d'intérêt immédiat pour les Français. C'est celui du logement. Les Français, incontestablement, s'estiment mal logés et estiment avoir des difficultés, et à juste titre bien souvent.
Charles de Gaulle
Ils ont parfaitement raison. Ce n'est pas encore une question qui soit résolue, mais néanmoins, elle a fait des progrès évidents et je m'en vais vous en donner des chiffres. Je vous dirais, par exemple, que pendant les sept ans qui ont précédé mon retour, les sept ans qui ont précédé mon retour, on a fait, je me suis fait donner des chiffre précis et je les ai vérifiés, on a fait 1 370 000 logements. Voilà ce qu'on a fait en France pendant sept ans avant mon retour. Et depuis mon retour on a fait 2 400 000 logements pendant les sept ans qui ont suivi mon retour. Et ça augmente, car à l'heure qu'il est, on en est au rythme de 400 000 logements par an. Et rien empêche de penser, et j'en suis convaincu, que l'on va arriver, dans un, deux ou trois ans à 500 000 logements par an. Voilà les chiffres et des réalités. Ces logements coûtent cher souvent. Ces logements coûtent cher, c'est pourquoi d'ailleurs l'effort actuel comme vous le savez, l'effort de l'Etat est dirigé surtout sur les logements sociaux. C'est, là, la part la plus considérable de l'effort de l'Etat en ce qui concerne le logement. C'est parfaitement exact.
Michel Droit
Mon général, je crois qu'il nous reste encore deux minutes et demie, je voudrais que vous disiez quand même quelques mots de la Recherche scientifique qui est un sujet difficile, enfin un problème difficile.
Charles de Gaulle
Capital, capital ! Que de choses, pour ne pas dire tout, qui dépendent de la Recherche scientifique ? En 57, on donnait 2 % de notre budget à la Recherche scientifique publique, c'est-à-dire ce que fait l'Etat pour la Recherche. Et bien, en 65, on a donné 6 % et on va l'augmenter encore dans les années qui viennent. Tout ça dont nous avons parlé, et bien, je ne l'ai pas fait tout seul, je l'ai fait avec un gouvernement et je l'ai fait avec un parlement. Seulement voilà, ce gouvernement en était un et il a duré. Et ce parlement a joué son rôle, c'est-à-dire non point, il ne s'est pas perdu dans les agitations politiciennes, il s'est concentré sur sa tâche législative. Voilà comment, je le pense, en sept ans, nous avons largement réussi. Il faut poursuivre, et c'est là tout le problème.
Michel Droit
Mon général, je vous remercie. Et puisque vous avez accepté de revenir demain devant les caméras de la télévision, je vous donne rendez-vous et si vous le voulez bien, nous parlerons demain de la France par rapport au monde.
Charles de Gaulle
Cher Michel Droit, très volontiers, c'est entendu !
(Silence)
(Musique)