Conférence de presse du 14 janvier 1963 (sur l'entrée de la Grande-Bretagne dans la CEE)

14 janvier 1963
01h 22m 42s
Réf. 00085

Notice

Résumé :

Les thèmes abordés lors de cette conférence de presse concernent la politique intérieure et extérieure : la réforme constitutionnelle récente, le développement économique, l'entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché Commun, les relations Est-Ouest, l'indépendance nationale en matière de défense, la conférence des Bahamas, le désarmement et, enfin, les relations Franco-Allemandes. En politique intérieure, le Général revient d'abord sur le récent référendum sur l'élection du Président de la République au suffrage universel. Il enchaîne ensuite sur la politique économique menée pour transformer la France, et insiste sur l'application du Plan qui fixe les objectifs et donne les moyens d'y parvenir. En politique extérieure, le sujet principal est l'entrée de Grande-Bretagne dans le Marché Commun. De Gaulle explique longuement pourquoi l'entrée de l'Angleterre pose "des problèmes d'une très grande dimension". Sur l'accord des Bahamas entre les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, de Gaulle répète, une nouvelle fois, que sans rejeter l'alliance atlantique, la France "entend avoir en propre sa défense nationale". Enfin, le Général évoque les relations franco-allemandes, et affirme la nécessaire coopération des deux pays, condition et fondement même de la construction de l'Europe.

Type de média :
Date de diffusion :
14 janvier 1963
Type de parole :

Éclairage

La conférence de presse du 14 janvier 1963 marque la nouvelle phase de l'action du général de Gaulle après les événements majeurs de l'année 1962. La guerre d'Algérie est terminée; un nouveau Premier ministre Georges Pompidou remplace Michel Debré ; le référendum d'octobre a consolidé le système politique de la Vème République et les élections législatives ont procuré au pouvoir une solide majorité.

Aussi de Gaulle commence-t-il par se féliciter que la France dispose désormais d'un Etat efficace, dirigé par un président à l'autorité renforcée. Et il dresse les perspectives qu'il assigne au pays dans la période qui s'ouvre : l'expansion économique, l'élévation du niveau de vie, la justice sociale, le progrès scientifique et technique, la participation des forces actives à la prise de décision.

Mais l'essentiel des questions posées, auxquelles de Gaulle répond longuement, porte sur la poltique étrangère, devenue la grand affaire du Général. En premier lieu, la demande d'adhésion de la Grande-Bretagne au Marché commun qui fait l'objet de négociations entamées à Bruxelles depuis novembre 1961 et à laquelle le Général oppose une fin de non-recevoir, au motif que les Britanniques, économiquement liés à l'Amérique et aux Dominions, n'envisagent d'adhérer à l'Europe des Six qu'à condition d'en modifier les règles et l'esprit, ce à quoi la France se refuse absolument (elle mettra d'ailleurs fin aux négociations le 29 janvier). En second lieu, de Gaulle s'explique sur le refus de la France d'accepter la force multilatérale proposée par le président Kennedy aux Britanniques à la Conférence de Nassau (Bahamas) en décembre 1962, par laquelle le Royaume-Uni accepte de verser ses armes nucléaires dans une force multilatérale gérée par l'OTAN sous commandement américain, renonce à construire ses propres fusées pour transporter les ogives thermonucléaires et reçoit en échange des fusées Polaris construites par les Etats-Unis. Pour la France qui n'entend pas laisser aux Etats-Unis le soin de la protéger (d'autant qu'elle éprouve des doutes sur le fait que les Américains affronteront l'URSS pour défendre l'Europe, compte tenu de la stratégie de la "riposte graduée") il est absolument nécessaire de posséder une force de dissuasion indépendante et ses propres fusées et sous-marins nucléaires pour la rendre opérante, le tout sous souveraineté nationale. Enfin, de Gaulle exalte l'amitié et la coopération franco-allemande à la veille de la visite à Paris du Chancelier Adenauer, et celle-ci aboutira effectivement à la signature le 22 janvier 1963 du traité de l'Eysée qui pose les bases de cette coopération.

Serge Berstein

Transcription

(Silence)
Bonjour Mesdames et Messieurs, je vous en prie.
(Silence)
Charles de Gaulle
Mesdames et Messieurs, je me félicite de vous voir. J'espère que notre réunion pourra contribuer à éclairer l'opinion sur les questions principales qui se posent actuellement à la France. Chacun comprendra certainement que pour répondre à vos questions, je procède de telle façon que ce que je dirai revête en quelque sorte un caractère d'ensemble plutôt que d'une série d'indications de détails. D'ailleurs il se trouve que maintenant la France est en mesure de considérer et de traiter les problèmes non pas sous une forme plus ou moins haletante et changeante mais en tant que dessein continu et décision de longue portée. Et cela dit, je demande à ceux d'entre vous qui souhaitent m'interroger de bien vouloir formuler dès à présent leurs questions que je grouperai de manière à y répondre. Je vous en prie Messieurs, à vous la parole.
Journaliste
Mon général, [inaudible].
Charles de Gaulle
Bien voilà une question.
Journaliste
Monsieur le Président comment [inaudible].
Charles de Gaulle
Bien, voilà une autre question, je vous en prie.
Journaliste
Monsieur le président [inaudible]
Charles de Gaulle
Fort bien ! Je vous en prie.
Journaliste
Monsieur le Président, pensez-vous que l'armée de la République Fédérale Allemande, implantée comme elle l'est [inaudible], doive recevoir des armes nucléaires ?
Charles de Gaulle
Bien, je vous en prie.
Journaliste
[inaudible].
Charles de Gaulle
Oui, et puis encore.
Journaliste
[inaudible]
Charles de Gaulle
Bien, je ne suis pas étonné que vous le demandiez, je vous en prie.
Journaliste
[inaudible]
Charles de Gaulle
Oui.
Journaliste
[inaudible]
Charles de Gaulle
Très bien, je vous en prie.
Journaliste
[inaudible]
Charles de Gaulle
ah, oui, oui. Je vous en prie.
Journaliste
[inaudible]
Charles de Gaulle
Bon tout ça, ce sont des questions relatives à l'Europe, je vous en prie madame !
Journaliste
[inaudible]
Charles de Gaulle
Oui, oui, oui ! Je vous en prie.
Journaliste
[inaudible]
Charles de Gaulle
Là c'est à peu près ce que m'a demandé Monsieur Jean-Claude Servan-Schreiber, je vous en prie.
Journaliste
[inaudible]
Charles de Gaulle
Bien ! Bien, bien !
Journaliste
Quelle est votre position sur le problème [inaudible].
Charles de Gaulle
Bon ! Alors je m'en vais grouper tout ça ! Vous voulez dire ?
Journaliste
[inaudible]
Charles de Gaulle
En fait non. Et enfin ?
Journaliste
[inaudible]
Charles de Gaulle
Enfin je groupe ces questions-là, elles se rapportent d'abord, ce qui est tout naturel, à l'orientation du pays au lendemain des consultations populaires récentes. Au point de vue constitutionnel, au point de vue politique et du même coup naturellement au point de vue économique et social. Voilà une espèce de famille de questions qui m'ont été posées. Il y en a naturellement une, tout à fait de circonstance et d'ailleurs essentielle et qui se rapporte au Marché Commun et à la candidature de l'Angleterre à ce Marché. Il y a une question que vous venez de me poser et qui est également capitale au sujet de la position de la France par rapport à l'affaire des Bahamas, c'est comme ça que je le comprends, n'est-il pas vrai ? Il y a alors des questions qui m'ont été posées relativement au rapport de la France et de l'Allemagne. Et à toutes sortes d'égards. Et puis enfin on m'a demandé, ex abrupto, si nous avions quelque chose à dire en ce qui concerne le désarmement. Puis alors quelques questions du moment sur tel ou tel Etat africain. On m'a parlé notamment du Nigeria. Et bien me voilà renseigné et je vais tâcher maintenant que vous le soyez à votre tour. D'abord si vous voulez bien, nous allons prendre l'affaire de notre situation intérieure et de nos perspectives intérieures après que le pays a en effet confirmé les institutions qu'il s'était voté en 1958. En décidant que le chef de l'Etat sera élu au suffrage universel en approuvant la façon, en approuvant après quatre ans d'expérience, la façon dont sont exercées les attributions du Président de la République. En consacrant le principe et les conditions d'emploi du référendum. Tout le monde pense que notre pays a tranché les controverses qui s'étaient présentés en ce qui concerne le caractère, le sens, la portée de la réforme constitutionnelle que nous avons accomplie. Ce qui saute aux yeux dans cette réforme constitutionnelle, c'est, me semble-t-il, qu'elle a réussi parce qu'avant tout, elle correspond à une nécessité vraiment absolue des temps modernes. Il est banal de constater que l'évolution actuelle rend toujours, et de plus en plus essentiel le rôle de l'Etat. Et il n'y a pas d'activité nationale qui dès à présent puisse s'exercer sans son consentement. Souvent, sans son intervention. Et parfois sans sa direction. Tout et même le sort de chacun est donc lié plus ou moins directement à l'action des pouvoirs publics, laquelle se traduit par une orientation nationale, par des règlements et par des lois. A cette action-là comme à toute action, il faut une tête et comme cette tête est une personne, et bien il convient que cette personne reçoive l'expression personnelle de la confiance de tous les intéressés. Mais il faut en tenir compte aussi, de ce fait écrasant, que dans la situation politique et stratégique où se trouve le monde, il y a des pays, en particulier le nôtre, qui sont tout le temps, on peut le dire, en danger de mort subite. D'où la nécessité pour ces pays-là d'avoir au sommet une autorité permanente qui soit en mesure d'assumer de toute façon le destin et le cas échéant de prendre instantanément, vous savez bien qu'il le faudrait, des décisions d'une immense portée. Je crois que ce sont ces conditions qui ont exclu dorénavant notre ancien système, assez instable, assez incertaine, assez inconstant qu'on appelle le système des partis et je crois que ce sont ces mêmes conditions qui ont porté le pays dans son instinct et dans sa raison à répondre comme il l'a fait d'abord en confirmant encore une fois les institutions actuelles et puis aussi en choisissant ses députés. Alors voilà la première fois depuis sa naissance que la République est établie dans la continuité assurément des problèmes avec lesquels nous sommes confrontés, que l'on porte, que demeure ouvert un livre débat d'où peuvent et doivent sortir l'un des idées, proposition, amélioration de la part de ceux qui ne sont pas de parti pris. Mais il ne faut pas s'attendre, bien sûr, à ce que les professionnels de la nostalgie, du dénigrement, de l'aigreur, renoncent tout au moins pour le moment à suer le fiel, à cracher la bille et à lâcher le vinaigre. Seulement c'est un fait que le jeu de la guerre, celui des continuelles intrigues, combinaisons, chutes, élévations qui étaient pratiqués par les spécialistes, ce jeu-là ne peut pas reprendre les dispositions, la simple application des dispositions de la constitution s'y oppose. Et s'il le fallait, le recours à la décision du pays, au jugement du pays serait là pour l'empêcher depuis quatre ans, la stabilité et l'efficacité des pouvoirs publics ont permis d'accomplir une oeuvre, donc il n'y a pas de raison que je cache qu'elle me paraît considérable et je ne vais pas manquer à ce sujet d'évoquer les mérites véritablement éminents de celui que j'avais alors placé auprès de moi comme Premier ministre, Monsieur Michel Debré et les mérites aussi de ses collègues du gouvernement. Maintenant il faut poursuivre la tâche et sur une base de cohésion nationale plus assurée, j'ai appelé Monsieur Georges Pompidou et les autres ministres. D'ailleurs le pays a donné son accord à l'entreprise et la nouvelle Assemblée Nationale a donné sa confiance aux hommes. Quelle est cette entreprise ? C'est tout simplement, et ça veut dire quelque chose d'immense, la transformation de notre pays suivant ce que commande la civilisation moderne. Transformation qui s'applique d'abord à la condition de l'Homme. Tous ses biens, matériels et spirituels auxquels chacun souhaite accéder. Il s'agit de les lui rendre de plus en plus accessibles. D'abord en en multipliant le nombre. Et puis en lui procurant des moyens accrus pour se les payer. Cette transformation touche aussi, bien entendu, à la vie collective dont il faut s'efforcer qu'elle soit de plus en plus aisée et de plus en plus féconde. Et ça pour les familles, pour les villes, pour les campagnes, pour les professions, etc. Ce qui rend essentiels, fondamentaux ces investissements sociaux qui s'appellent l'éducation, qui s'appellent le logement, l'hospitalisation, l'équipement urbain, agricole, sportif, etc. Et puis c'est une transformation qui embrasse l'ensemble de la Nation en aménageant son activité, son administration dans son propre territoire. En resserrant ses liens avec les autres Etats, ses rapports avec les autres Etats, en particulier avec ses voisins. Et puis avec ceux qui sont portés par leur besoin ou par leur tendance à coopérer de préférence avec la nation française. Enfin cette transformation vise la mise sur pied des moyens destinés à nous défendre mais il va de soi que tous ces avantages doivent être rigoureusement liés à l'avance effective de notre économie. Faute de quoi, les rémunérations et les dépenses subissant des hausses effrénées, nous en reviendrions très vite à l'inflation. Mais, si nécessaire, si juste, si désiré que soit ce progrès, la France se connaît assez bien pour savoir qu'il n'y a pas de théorie qui puisse faire jaillir d'elle tout à coup les richesses de l'Eldorado. Tout ce que nous voulons avoir en plus de ce que nous avons et bien, ne provient et ne proviendra que de l'augmentation régulière de notre produit national. Il n'y a pas une seule société humaine dans le monde, quelle que soit son régime politique, économique et social, qui puisse nourrir le progrès autrement que par l'expansion. Notre expansion à nous, elle est en somme en assez bonne voie, pour le constater en dehors des statistiques il n'y a qu'à regarder la masse croissante des choses que l'on achète. Le nombre de plus en plus grand, quoi que l'on dise, des écoles, des logements, des hôpitaux, qui sont construits, le développement de la distribution de l'eau, de l'électricité, du gaz, du pétrole. Et puis la foule grandissante des autos sur toutes nos routes, etc. Naturellement, la répartition de tout ce qui est produit, la répartition entre les uns et les autres, compte tenu de ce qui est dû à l'esprit d'entreprise, aux biens qui sont investis et à la valeur et à la hiérarchie professionnelle, cette répartition-là, cette distribution-là doit être plus équitable qu'elle l'est. Et si la répartition, comme on le dit de notre revenu national s'est certainement améliorée, il faut poursuivre dans cette voie. Mais de toute manière, pour que nous soyons prospères, il y a des conditions et toutes ces conditions exigent le travail et impliquent l'évolution. Il s'agit de multiplier, de développer les moyens dont nous disposons. Ça incombe à la recherche scientifique et technique et ça exige évidemment des investissements continuels et rigoureux que l'on prélève sur les bénéfices obtenus. Il s'agit de tirer le meilleur rendement, un plus grand rendement des moyens que nous avons. Et ça ne peut résulter que du travail fourni et de l'élévation des capacités professionnelles qui sont déployées. Il s'agit que tous ceux qui accomplissent l'oeuvre économique soient mieux informés encore qu'ils ne le sont de ces réalités, et participent d'une manière plus effective à ses responsabilités. Ce qui veut dire qu'à la base il faut une association plus étendue du personnel à la marche des entreprises et ça veut dire qu'au sommet, il faut que les représentants des activités nationales, économiques, sociales, administratives, culturelles fournissent une collaboration plus étroite à ces conseils dans lesquels sont élaborés et contrôlés le développement de nos régions et celui de notre pays. Et puis, il faut que nous sachions maintenir notre effort suivant les conditions qui nous sont imposées pour quelques années encore. Je veux dire que les destructions et les pertes que nous avons subies au cours des deux guerres mondiales et la lamentable dénatalité d'autrefois, font que notre population active doit accomplir le développement national tout en portant la charge et le devoir d'aider un nombre relativement très grand de vieilles gens à finir dignement leur vie et aussi la charge et le devoir, bien sûr, d'assurer l'existence, la croissance et l'éducation d'une jeunesse maintenant multipliée mais qui n'a pas encore abordé l'oeuvre économique. Voilà de quoi dépendent la prospérité et la puissance de la France. Eh bien, nous nous sommes fixés à cet égard des objectifs et aussi les moyens d'y atteindre. Nous nous les sommes fixés par le plan, notre plan dont toutes les parties sont étroitement liées, qui s'étend sur quatre années, dont il y a une déjà qui est finie. Notre plan mesure pour le pays, pour cette durée-là un progrès déterminé et il prépare pour la suite une nouvelle et rationnelle avance. Ce plan, notre plan, l'essentiel de notre politique économique et sociale, c'est de l'appliquer nettement et fermement, et puis nous le pouvons précisément à cause de notre solidité, à moins que quelque drame extérieur qui serait provoqué par l'ambition des autres, car elle ne sera par nos propres ambitions à nous, quelque drame extérieur ne viennent tout compromettre. Sans cette circonstance dramatique-là, et bien, il y a aujourd'hui plus que jamais des conditions parfaitement connues et parfaitement fécondes au bien de la France et au bien des Français, ça s'appelle le travail, l'ordre et la paix. Voilà ce que je puis dire sur ce qu'on m'a demandé quant à notre orientation politique, économique et sociale après la réforme constitutionnelle que nous pratiquons depuis quatre ans et qui vient d'être confirmée. Je voudrais maintenant aborder le sujet vraiment capital du marché commun. Vous m'avez posé la question, je voudrais que vous ayez l'obligeance de la rappeler, du marché commun et de l'adhésion de l'Angleterre. Voulez-vous la formuler à nouveau, Messieurs.
Journaliste
Pouvez-vous définir explicitement la position de la France face à l'entrée de l'Angleterre dans le marché commun et l'évolution politique de l'Europe ?
Charles de Gaulle
Bien, voilà une question très claire à laquelle je vais m'efforcer de répondre clairement. Moi je crois que quand on parle d'économie et à plus forte raison quand on en fait, il faut que ce que l'on dit, ce que l'on fait soit conforme aux réalités parce que sans ça on va à des impasses et même des fois on va à la ruine. Dans cette très grande affaire de la communauté économique européenne et aussi dans celle de l'adhésion éventuelle de la Grande-Bretagne, ce sont les faits qu'il faut d'abord considérer. Les sentiments, si favorables qu'ils puissent être ou qu'ils soient, ces sentiments ne sauraient être invoqués à l'encontre des données réelles du problème. Quelles sont ces données ? Le traité de Rome a été conclu entre six Etats continentaux. Des Etats qui économiquement parlant sont, on peut le dire, de même nature. En effet, qu'il s'agisse de leurs productions, industrielle ou agricole ou bien de leurs échanges extérieurs ou bien de leurs habitudes, et de leurs clientèles commerciales, ou bien de leurs conditions de vie et de travail, il y a entre eux beaucoup plus de ressemblances que de différences. D'ailleurs ils sont contigus et ils s'interpénètrent, ils se prolongent les uns les autres par leurs communications, et c'est donc un fait que de les grouper, et de les lier entre eux de telle façon que ce qu'ils ont à produire, à acheter, à vendre, à consommer, et bien ils le produisent, l'achètent, le vendent, le consomment de préférence dans leur propre ensemble, ça c'est conforme aux réalités. Il faut ajouter d'ailleurs qu'au point de vue de leur développement économique, de leur progrès social, de leur capacité technique, ils sont, en somme, du même pas. Et ils marchent d'une façon fort analogue. Encore se trouve-t-il qu'il n'existe entre eux aucune espèce de griefs politiques, aucune question de frontière, aucune rivalité de domination, de puissance. Et puis au contraire, ils sont solidaires, ils se sentent solidaires. Au point de vue, d'abord de la conscience qu'ils ont de détenir ensemble une part importante des sources de notre civilisation. Et aussi quant à leur sécurité, parce qu'ils sont des continentaux et qu'ils ont devant eux une seule et même menace d'un bout à l'autre de leur ensemble territorial et puis enfin ils sont solidaires par le fait qu'aucun d'entre eux n'est lié au dehors par aucun accord politique, ni militaire particulier. Alors il a été psychologiquement et matériellement possible de faire une communauté économique des six. D'ailleurs ça n'a pas été sans peine quand le traité de Rome a été signé en 1957, c'était après de longues discussions. Et quand il fut conclu pour qu'on puisse réaliser quelque chose il fallait que nous autres Français, nous mettions en ordre dans les domaines économiques, financiers, monétaires, etc. Et ça a été fait en 1959. A partir de ce moment-là la Communauté était en principe viable mais il fallait alors appliquer le traité. Or ce traité qui était assez précis, assez complet à propos de l'industrie, ne l'était pas du tout au sujet de l'agriculture. Et cependant pour notre pays il fallait que ce fût réglé. Il est bien évident en effet que dans l'ensemble de notre activité nationale, l'agriculture est un élément essentiel. Nous ne pouvons pas concevoir et nous ne voulons pas concevoir un autre marché commun dans lequel l'agriculture française ne trouvera pas des débouchés à la mesure de sa production. Et nous convenons d'ailleurs que parmi les six, nous sommes le pays pour lequel cette nécessité-là s'impose de la manière la plus impérative. C'est pourquoi quand en janvier dernier on pensa à mettre en oeuvre la deuxième phase du traité. Autrement dit, un commencement pratique de l'application. Nous avons été amenés à poser comme condition formelle l'entrée de l'agriculture dans le marché commun. Cela fut finalement accepté par nos partenaires. D'ailleurs il y fallut des arrangements très complexes et très difficiles et encore certains règlements sont toujours en cours. Là-dessus, la Grande-Bretagne a posé sa candidature au Marché Commun. Elle l'a fait après s'être naguère refusée à participer à la Communauté qu'on était en train de bâtir. Et puis ensuite après avoir créé une zone de libre échange avec six autres Etats, et puis enfin après avoir, je peux bien le dire, on se rappelle les négociations qui ont été menées si longuement à ce sujet, après avoir fait quelques pressions sur les six, pour empêcher que ne commence réellement l'application du marché commun. Enfin l'Angleterre a demandé à son tour à y entrer mais suivant ses propres conditions. Cela pose sans aucun doute à chacun des six Etats et ça pose à l'Angleterre des problèmes d'une très grande dimension. L'Angleterre, en effet elle, est insulaire. Elle est maritime. Elle est liée par ses échanges, ses marchés, ses ravitaillements aux pays les plus divers, et souvent les plus lointains. Elle exerce une activité essentiellement industrielle et commerciale, et très peu agricole. Elle a dans tout son travail des habitudes et des traditions très marquées, très originales. Bref, la nature, la structure qui sont propres à l'Angleterre diffèrent profondément de celle des continentaux. Comment faire pour que l'Angleterre telle qu'elle vit, telle qu'elle produit, telle qu'elle échange, soit incorporée au Marché commun tel qu'il a été conçu et tel qu'il fonctionne. Par exemple, les moyens par lesquels se nourrit le peuple de la Grande-Bretagne et qui est en fait l'importation de denrées alimentaires achetées à bon marché dans les deux Amériques. ou dans les anciens Dominions, tout en donnant, en accordant des subventions considérables aux agriculteurs anglais. Ce moyen-là est évidemment incompatible avec le système que les six ont établi tout naturellement pour eux-mêmes. Le système des six ça consiste à faire tout avec les produits agricoles de toute la Communauté. A fixer rigoureusement leur prix. A interdire qu'on les subventionne. A organiser leur consommation entre tous les participants. Et à imposer à chacun de ces participants de verser à la Communauté toute économie qu'il ferait en faisant venir du dehors des aliments au lieu de manger ce qu'offre le marché commun. Encore une fois, comment faire entrer l'Angleterre telle qu'elle est dans ce système-là. On a pu croire, parfois que nos amis Anglais, en posant leur candidature sur le Marché Commun acceptaient de se transformer eux-mêmes au point de s'appliquer toutes les conditions qui sont acceptées et pratiquées par les six. Mais la question est de savoir si la Grande-Bretagne actuellement peut se placer avec le Continent et comme lui à l'intérieur d'un tarif qui soit véritablement commun. De renoncer à toutes préférences à l'égard du Commonwealth. De cesser de prétendre que son agriculture soit privilégiée. Et encore, de tenir pour caducs les engagements qu'elle a pris avec les pays qui ont fait partie, qui faisaient partie, ou qui font partie de sa zone de libre échange. Cette question-là c'est toute la question. On ne peut pas dire qu'elle soit actuellement résolue. Est-ce qu'elle le sera un jour ? Seule évidemment l'Angleterre peut répondre. La question est posée d'autant plus qu'à la suite de l'Angleterre, d'autres Etats qui sont, je le répète, liés à elle par la zone de libre échange, pour les mêmes raisons que la Grande-Bretagne voudraient ou voudront entrer dans le Marché Commun, il faut convenir que l'entrée de la Grande-Bretagne d'abord et puis ceux de ces Etats-là changera complètement l'ensemble des ajustements, des ententes, des compensations, des règles qui ont été établis déjà entre les six, parce que tous ces Etats comme l'Angleterre ont de très importantes particularités. Alors c'est un autre marché commun dont on devrait envisager la construction. Mais celui qu'on bâtirait à onze. Et puis à treize. Et puis peut-être à dix-huit. Elle ne ressemblerait guère sans aucun doute à celui qu'ont bâti les six. D'ailleurs cette Communauté s'accroissant de cette façon verrait se poser à elle tous les problèmes de ces relations économiques avec toute sorte d'autres Etats et d'abord avec les Etats-Unis. Il est à prévoir que la cohésion de tous ses membres qui seraient très nombreux, très divers n'y résisterait pas longtemps. Et qu'en définitive il apparaîtrait une Communauté Atlantique colossale sous dépendance et direction américaine, et qui aurait tôt fait d'absorber la Communauté de l'Europe. C'est une hypothèse qui peut parfaitement se justifier aux yeux de certains, mais ce n'est pas du tout ce qu'a voulu faire et ce que fait la France et qui est une construction proprement européenne. Alors il est possible qu'un jour, l'Angleterre parvienne à se transformer elle-même suffisamment pour faire partie de la Communauté européenne sans restriction, sans réserve et de préférence à quoi que ce soit. Et dans ce cas-là les six lui ouvriraient la porte et la France n'y ferait pas d'obstacle bien qu'évidemment la simple participation de l'Angleterre à la Communauté changerait considérablement sa nature et son volume. Il est possible aussi que l'Angleterre n'y soit pas encore disposée et c'est bien là ce qui paraît résulter des longues, si longues, si longues conversations de Bruxelles. Mais si c'est le cas, il n'y a rien là qui puisse être dramatique. D'abord, quelque décision que prenne finalement l'Angleterre à cet égard, il n'y a aucune raison pour que soient changés, en ce qui nous concerne, les rapports que nous avons avec elle. Et la considération, le respect qui sont dus à ce grand Etat, à ce grand peuple n'en seront pas altérés le moins du monde. Ce que l'Angleterre a fait à travers les siècles dans le monde est reconnu comme immense, bien qu'il y eut souvent des conflits avec la France. La participation glorieuse de la Grande-Bretagne à la victoire qui couronna la première guerre mondiale, nous Français, nous l'admirerons toujours. Et alors, quant au rôle qu'a joué l'Angleterre dans le moment le plus dramatique et décisif de la deuxième guerre mondiale, nul n'a le droit de l'oublier. En vérité le destin du monde libre est d'abord le nôtre et même celui des Etats-Unis et celui de la Russie ont dépendu dans une large mesure de la résolution de la solidité du courage du peuple anglais tel que Churchill a su les mettre en oeuvre. Et actuellement personne ne peut contester la capacité et la valeur britannique. Alors je le répète, si les négociations de Bruxelles ne devaient pas actuellement aboutir, et bien rien n'empêcherait que soit conclu entre le Marché commun et la Grande-Bretagne un accord d'association de manière à sauvegarder les échanges. Et rien n'empêcherait non plus que ce soient maintenues les relations étroites de l'Angleterre et de la France. Et que se poursuive et se développe leur coopération directe dans toute espèce de domaine et notamment scientifique, technique et industriel, comme d'ailleurs les deux pays viennent de le prouver en décidant de construire ensemble l'avion supersonique Concorde. Enfin, il est très possible que l'évolution propre à la Grande-Bretagne et l'évolution de l'univers portent peu à peu les Anglais vers le Continent. Quels que soient les délais que puisse demander l'aboutissement. Et pour ma part c'est ça que je crois volontiers. Et c'est pourquoi, à mon avis, de toute manière ce sera un grand honneur pour le Premier ministre britannique, pour mon ami Monsieur Harold Macmillan et pour son gouvernement, d'avoir discerné cela d'aussi bonne heure. D'avoir eu assez de courage politique pour le proclamer et d'avoir fait faire les premiers pas à leur pays dans la voie qui un jour peut-être le conduira à s'amarrer au continent. J'espère vous avoir répondu Monsieur, à vous et à beaucoup d'autres. On m'a parlé de l'affaire d'actualité qui pour nous d'ailleurs peut ne pas l'être et qui s'appelle l'accord des Bahamas, c'est bien ça. Voulez-vous répéter, je vous en prie Monsieur votre question. Attendez, on va vous amener un micro pour que tout le monde entende ce que...
Journaliste
Monsieur le Président quelle est la position de la France face au projet Kennedy de force multilatérale, c'est-à-dire face aux accords de Bahamas.
Charles de Gaulle
Déjà plusieurs fois j'ai pris l'occasion d'indiquer publiquement ce qu'était le principe de la politique de la France en ce qui concerne sa défense et aussi de quelle sorte de moyens elle croyait nécessaire de se doter en conséquence. Cette fois encore je vais tâcher d'éclairer le sujet. De toute manière, je répète après l'avoir souvent dit que la France entend avoir en propre sa défense nationale. Il est évident qu'un pays quelconque et en particulier le nôtre ne peut pas par le temps qui court, ne pourrait pas conduire à lui tout seul une grande guerre moderne. Avoir des alliés et avoir les alliés que nous avons, cela va de soi pour nous dans la période historique où nous sommes. Mais avoir aussi la libre disposition de soi-même et de quoi la garder dans la mesure de ses moyens. Pour un grand peuple c'est là aussi un impératif catégorique que les alliances n'ont pas de vertu absolue, quels que soient les sentiments qui les fondent. Et si on perd spontanément et même pour un temps la disposition de soi-même, on risque fort de ne la retrouver jamais. Et puis du reste, il y a les conditions dans lesquelles nous sommes et qui elles aussi nous déterminent à agir de cette façon. Nous sommes à l'ère atomique et nous sommes un pays qui peut être détruit à tout instant. A moins que l'agresseur ne soit détourné de l'attaque par la certitude qu'il subira lui aussi des destructions épouvantables. C'est ça qui est le principe auquel nous nous attachons. Les Américains, nos alliés, nos amis ont eut, longtemps à eux seuls, on peut le dire, un armement nucléaire. Et tant qu'ils avaient seuls un armement nucléaire et qu'ils manifestaient la volonté de l'employer directement, immédiatement pour la défense de l'Europe si elle était attaquée, car seule l'Europe pouvait alors être attaquée. Les Américains, dis-je tant qu'il en fût ainsi, faisaient en sorte que pour la France, la question d'une invasion ne se posait guère puisque l'attaque était invraisemblable. Alors il s'agissait pour l'alliance Atlantique, c'est-à-dire en fait pour le commandement américain. Il s'agissait en fait d'avoir en Europe et en Amérique une aviation tactique et stratégique capable de lancer les projectiles atomiques car à ce moment-là il n'y avait que les avions qui pouvaient le faire. Et ainsi de protéger l'Europe. Il s'agissait aussi de mettre en lit, en Europe même, des forces conventionnelles comme on dit, terrestres, navales, aériennes qui puissent assurer le déploiement et la mise en oeuvre des moyens atomiques. On peut dire que pendant ce temps-là la dissuasion jouait à plein et qu'il y avait un empêchement pratiquement infranchissable à une invasion de l'Europe. Et on ne saurait trop apprécier l'étendue du service, bien qu'il ait été heureusement passif, que pendant cette période les Américains ont de cette façon, rendu à la liberté du monde. Depuis, il est arrivé que les Soviets ont eu, eux aussi, un armement nucléaire et que cet armement est assez puissant pour mettre en question la vie même de l'Amérique. Naturellement je ne fais pas d'évaluation, si tant est qu'on puisse faire un rapport entre le degré d'une mort et le degré d'une autre. Mais le fait nouveau et gigantesque est là. Dès lors qu'il en était ainsi, les Américains se trouvaient, se trouvent devant l'hypothèse d'une destruction directe, mais naturellement ils entendent organiser avant tout leur défense directe. Alors la défense immédiate et on peut dire privilégiée, unique de l'Europe, le cas échéant, et le concours militaire des Européens passent pour eux au second plan. On vient de le voir d'ailleurs dans l'affaire de Cuba. Les Américains, se trouvant exposés à une attaque atomique directe à partir des Caraïbes, ont agi de manière à se débarasser de la menace, et s'il l'avait fallu, à la briser sans qu'il parut, ni à eux, ni d'ailleurs à personne, que la partie se jouerait nécessairement en Europe. Et les moyens qu'ils ont décidé d'utiliser pour faire face à une attaque directe, soit qu'elle vienne de Cuba, soit qu'elle fut combinée avec une autre venant d'ailleurs, ces moyens-là n'étaient évidemment pas affectés à la défense de l'Europe, même si l'Europe avait été attaquée. Et puis par-dessus tout, il y a ce fait que la dissuasion est maintenant du côté soviétique et du côté américain. Ce qui veut dire qu'en cas de guerre atomique générale il y aurait fatalement des destructions épouvantables et peut-être mortelles dans l'un et dans l'autre pays. Dans ces conditions, personne ne peut dire dans le monde, personne dans le monde et en particulier personne en Amérique ne peut dire si, où, quand, comment, dans quelle mesure les armements nucléaires américains seraient employés à défendre l'Europe. Naturellement les armements nucléaires américains demeurent la garantie essentielle de la paix mondiale. Et ce fait ainsi que la détermination avec laquelle le Président Kennedy s'en est servi, sont eux aussi apparus en pleine lumière à propos de l'affaire du Cuba. Mais il reste que la puissance nucléaire américaine ne répond pas nécessairement immédiatement à toutes les éventualités concernant l'Europe et la France. Ainsi, les principes et les conditions, les circonstances nous ont amené, nous ont déterminé à nous doter nous-même d'une force atomique qui nous soit propre. Bien entendu la France n'exclut pas du tout que soit combinée l'action de cette force-là avec l'action des forces analogues du même genre, de ses alliés. Mais pour nous l'intégration est une chose qui n'est pas imaginable dans l'espèce. Et en fait, comme on le sait, nous avons commencé par nos seuls et propres moyens à inventer, à expérimenter et à construire des bombes atomiques et les véhicules pour les lancer. Il est tout à fait explicable que cette entreprise française ne paraisse pas souhaitable, très souhaitable à certains milieux, à beaucoup de milieux américains en politique et en stratégie. C'est comme en économie. Le monopole tout naturellement apparaît à celui qui le détient comme le meilleur système possible. Alors on entend un coeur multiple d'officieux, de spécialistes, de publicistes américains s'en prendre violemment, fortement à notre armement autonome. La force atomique dont la France prétend se doter est et restera puisse-t-il infime par rapport à celle des Etats-Unis et de la Russie. La construire c'est donc perdre beaucoup d'efforts et beaucoup d'argent pour rien. Et puis dans l'intérieur de l'alliance, de toute façon les Etats-Unis ont une supériorité écrasante alors qu'on n'aille pas contrarier leur stratégie par quelques actions divergentes. Il est parfaitement vrai que la quantité des moyens nucléaires dont nous pourront nous doter n'équivaudra pas de loin à la masse de ceux des deux géants d'aujourd'hui. Mais depuis quand est-il prouvé qu'un peuple doit demeurer privé des armes les plus efficaces pour cette raison que son principal adversaire éventuel et son principal ami ont des moyens très supérieurs au sien. La France du temps où à son tour elle était un colosse du monde a souvent éprouvé ce que valent ou bien la résistance d'un adversaire moins puissant mais qui était bien équipé, ou bien le concours d'un allié mettant en ligne des moyens inférieurs mais bien trempés et bien utilisés. Du reste la force atomique a ceci qui lui est propre, qu'elle a une efficacité certaine et dans une mesure effrayante. Même si elle n'approche pas du total imaginaire... En 1945 deux bombes très élémentaires ont amené à capituler le Japon qui ne pouvait pas répondre, je ne veux pas évoquer ici les hypothèses dans lesquelles l'Europe pourrait subir des actions nucléaires localisées mais dont les conséquences politiques et psychologiques seraient immenses, à moins que, il n'y ait la certitude qu'une riposte du même genre, du même degré serait aussitôt déclenchée. Je peux dire seulement que la force atomique française dès l'origine de son organisation aura la sombre et terrible capacité de détruire en quelques instants des millions et des millions d'hommes. Ce fait ne peut pas manquer d'influer au moins quelques peu sur les intentions de tels agresseurs éventuels. Là-dessus, au Bahamas, l'Amérique et l'Angleterre ont conclu un accord et il nous a été demandé d'y adhérer nous-même. Bien entendu, je ne parle de cette proposition et je ne parle que de cet accord parce qu'ils ont été publiés, et qu'on en connaît le contenu. Il s'agit de constituer une force atomique, dite multilatérale dans laquelle l'Angleterre verse les moyens qu'elle a et ce qu'elle aura et où les Américains placent quelques-uns des leurs. Cette force multilatérale est affectée à la défense de l'Europe et elle dépend du commandement américain de l'OTAN. Il est vrai que les Anglais conservent la faculté de retirer, de reprendre en main leurs moyens atomiques dans le cas où l'intérêt national suprême leur paraîtrait l'exiger. Quant à la masse des moyens nucléaires américains, elle demeure en dehors de la force multilatérale et sous les ordres directs du Président des Etats-Unis. D'autre part et comme par compensation, l'Angleterre peut acheter à l'Amérique si elle le veut, des fusées polaris qui sont, comme on le sait, lancés à partir de sous-marin construit en conséquence, et qui emporte à 2000 ou 3000 kilomètres les projectiles thermonucléaires qui leur sont adaptés. D'ailleurs pour construire ces sous-marins et pour construire ces projectiles les Anglais disposent du concours privilégié des Américains. On sait, je le dis en passant, que ce concours-là ne nous a jamais été proposé et on doit savoir, en dépit de ce que certains racontent, que nous ne l'avons jamais demandé. Alors pour nous, après avoir pris acte de l'accord anglo-britannique des Bahamas, comment se pose la question, cet accord tel qu'il est conçu, je ne crois pas que personne pense que nous puissions y souscrire. Il ne nous serait vraiment pas utile d'acheter des fusées polaris alors que nous n'avons ni les sous-marins pour les lancer, ni les têtes thermonucléaires pour les armer. Sans doute un jour viendra où nous aurons ces sous-marins et ces têtes, mais le délai sera long car la guerre mondiale, l'invasion et leur conséquence nous ont beaucoup retardé dans notre développement atomique. Quand un jour nous aurons ces sous-marins et ces têtes, que vaudront les polaris et puis à ce moment-là vraisemblablement nous aurons des fusées de notre propre invention. Autrement dit, cette affaire n'est pas pour nous d'actualité. Du reste elle ne répond pas aux principes dont j'ai parlé tout à l'heure qui consistent pour nous à disposer de notre force atomique en propre. Si nous versons nos moyens dans une force multilatérale sous commandement étranger, nous contreviendrons à ce principe capital de notre défense et de notre politique. Il est vrai que nous pourrons garder, nous aussi théoriquement la faculté de reprendre nos moyens atomiques dans une hypothèse suprême. Mais comment le ferions-nous pratiquement ? Dans les instants inouïs de l'apocalypse atomique et puis d'ailleurs, cette force multilatérale comportera forcément un enchevêtrement de liaison, de transmission, d'interférence à l'intérieur d'elle-même et un enveloppement de suggestions extérieures tels que si on le lui arrachait soudain une partie intégrante d'elle-même, on la paralyserait juste au moment où, peut-être, elle devrait agir. Au total, nous nous en tenons à la décision que nous avons arrêtée : construire et le cas échéant, employer nous-même notre force atomique. Cela sans refuser bien sûr, la coopération, qu'elle soit technique ou qu'elle soit stratégique. Si cette coopération est d'autre part souhaitée par nos alliés. On m'a posé plusieurs questions au sujet de l'Allemagne. Elles sont d'actualité celles-là puisque nous allons avoir le grand honneur, le grand plaisir de recevoir ici la semaine prochaine le Chancelier et plusieurs de ses ministres. Alors je voudrais qu'on me répète la question qui a été posée sur la question des relations, sur l'affaire des relations franco-allemande.
Journaliste
Monsieur le Président, comment concevez-vous à la veille de votre entretien avec le Chancelier Adenauer l'évolution de la coopération franco-allemande ?
Charles de Gaulle
bien, j'espère que cette question couvre à peu près toutes les autres qui ont été posées sur le sujet et auquel je vais répondre ensemble. Voyez-vous que parmi les éléments nouveaux qui sont en train de façonner le monde d'à présent, il n'y en a pas qui soient plus frappants et plus féconds que le fait franco-allemand. Voilà deux grands peuples qui se sont longuement et terriblement opposés et combattus et qui maintenant se portent l'un vers l'autre dans un même élan de sympathie et de compréhension. Et il ne s'agit pas seulement d'une réconciliation commandée par les circonstances. Ce qui se produit en vérité, c'est une espèce de découverte réciproque des deux voisins. Chacun s'apercevant à quel point l'autre est valable, méritant et attrayant. C'est de là alors que part ce désir de rapprochement qui est manifeste partout dans les deux pays. Et qui est d'ailleurs conforme aux réalités. Et par conséquent qui commande la politique parce que pour la première fois depuis beaucoup de générations les Germains et les Gaulois constatent qu'ils sont solidaires. Ils le seront au point de vue de leur sécurité puisqu'ils ont affaire à la même menace de domination étrangère et que leur territoire, sont liés entre eux dans une même ère stratégique. Ils sont solidaires économiquement parce que pour chacun d'entre eux les échanges mutuels sont un élément essentiel et prépondérant de leur vie. Et ils sont solidaires au point de vue de leur rayonnement et de leur développement culturel parce qu'en fait de pensée, de philosophie, de sciences, d'art, de technique, ils sont tout naturellement complémentaires. Et voici que la voix des peuples s'est élevée pour prouver que ces courants correspondaient à quelque chose de profond, de décisif et sans aucun doute d'historique. Quand dans notre capitale le Président Lübke, quand à Paris et en province le Chancelier Adenauer, sont venus visiter officiellement la France, il se leva de nos populations un ensemble d'hommage et de témoignage qui ne pouvaient laisser aucun doute sur le changement complètement nouveau des sentiments chez nous. C'est le moins que l'on puisse dire. Quand moi-même en septembre dernier j'eus l'honneur d'aller porter à l'Allemagne le salut du peuple Français, quand je fus reçu à Bonn, à Cologne, à Düsseldorff, à Duisburg, à Hambourg, à Munich, à Stuttgart, à Ludwigsburg et dans d'autres localités, tous ceux qui pouvaient voir et entendre ont été bouleversés par le déferlement élémentaire et extraordinaire d'enthousiasme qui s'est produit à cette occasion en faveur de l'amitié de l'Allemagne et de la France. De l'union de l'Europe telle qu'elles la veulent toutes les deux et de leur action commune dans l'univers. Quant à moi, je dois le dire, j'en ai été touché jusqu'au tréfond de mon âme et affermi dans ma conviction que la politique nouvelle des relations franco-allemandes repose sur une base populaire incomparable. Cette politique, ce fut depuis toujours, c'est un hommage qu'on doit lui rendre, au Chancelier Adenauer. Ce grand homme d'Etat n'a jamais cessé de penser et de proclamer que la coopération franco-allemande était une nécessité absolue de la vie et du développement moderne des deux pays. Qu'elle était la condition et le fondement de la construction de l'Europe. Et qu'elle était dans le présent l'élément primordial de la sécurité de notre continent et peut-être dans l'avenir celui de l'équilibre et de la paix entre les nations qui est le peuple à l'Est et à l'Ouest. Et comme nous pensons exactement de même, les gouvernements de Bonn et de Paris n'ont pas eu grand peine à s'accorder pour resserrer pratiquement leur rapport dans les domaines politiques, économiques, culturels, et dans celui de la défense. La réunion que nous aurons ici prochainement nous permettra, nous l'espérons bien, d'organiser notre coopération mieux qu'elle ne l'est déjà. Je n'ai pas besoin de dire qu'il n'y a là rien qui ressemble, ni qui tende à l'édification entre l'Allemagne et la France de quelques communautés exclusives. Les deux pays ont décidé, ce sont engagés à faire partie intégrante de l'Europe telle qu'on l'a bâtie à partir du traité de Rome et il est absolument impossible de voir en quoi leur rapprochement plus effectif des peuples français et allemands nuirait en quoi que ce soit à la fraternité de l'Italie et de la France, fraternité qui est deux fois millénaire et qui est aujourd'hui plus vivante que jamais, et nuirait au lien si étroit que les siècles ont tissé entre nous et la Belgique, la Hollande, le Luxembourg. Mais il est vrai qu'en rendant leur coopération plus étroite l'Allemagne et la France donnent un exemple qui peut être utile à la coopération de tous. Vous m'avez demandé quelque chose au sujet du désarmement Monsieur !
Journaliste
Monsieur le Président je vous avais demandé si l'armée de la République Fédérale Allemande, dépouillée où elle se trouve et comme on dit comme elle l'est, devait à votre avis être munie, disposée d'arme nucléaire ?
Charles de Gaulle
Monsieur dans l'occurrence il appartient à l'Allemagne de dire ce qu'elle veut et de mener sa politique. Vous avez vu qu'en matière de défense la France mène la sienne. Il est évident qu'il y a une solidarité étroite entre la défense de l'Allemagne et celle de la France, et chaque pays est maître chez lui. Et je ne répondrais pas pour le gouvernement allemand. Je vous en prie. Vous avez demandé quelque chose sur le désarmement.
Journaliste
Mon général je vais demander ceci, est-ce que, étant donné que vous avez maintes fois dit dans vos discours passés que le moment venu la France dirait la contribution qu'elle entend faire au désarmement, est-ce que vous ne pensez pas, mon Général, que le moment est venu d'en parler.
Charles de Gaulle
Je ne vois pas en quoi le désarmement se pratique. Il est question périodiquement entre les Etats-Unis et la Russie Soviétique qui ont d'énormes armements nucléaires, il est question périodiquement de suspendre leurs expériences. Ça arrive généralement quand tous les deux viennent d'en faire une série considérable. Nous ne voyons aucun inconvénient à ce que ces deux grands Etats suspendent leurs expériences atomiques. Mais le fait qu'ils les suspendraient ne changera absolument rien à leur armement tel qu'il existe et ne sera donc absolument pas une mesure de désarmement. Et il nous est arrivé très souvent de dire que tant qu'il existe dans le monde des forces nucléaires telles que celles qui s'y trouvent, rien ne pourra empêcher la France de s'en procurer elle-même. Mais, que si le jour venait où ces armements-là seraient vraiment détruits, j'ai le grand coeur que la France renoncerait à en faire pour son propre compte. Et bien je crois que j'ai satisfait, Mesdames, Messieurs autant que j'ai pu à votre curiosité, je vous remercie de l'aimable attention que vous m'avez portée et j'ai l'honneur de vous saluer.