Antigone, mis en scène par Jean Vilar au Festival d'Avignon

22 août 1960
08m 34s
Réf. 00309

Notice

Résumé :

Interview de Jean Vilar, qui raconte son rapport particulier au mythe d'Antigone et souligne l'importance du chœur et des personnages secondaires dans la signification de la pièce. Long extrait d'une répétition de l'affrontement entre Antigone et Créon, au 2e épisode de la pièce de Sophocle.

Date de diffusion :
22 août 1960
Source :

Éclairage

Antigone est, avec Œdipe-roi, la tragédie de Sophocle la plus célèbre et la plus fréquemment mise en scène. Au succès de cette pièce - qui avait valu à Sophocle l'élection au titre suprême de stratège l'année suivant la représentation du spectacle - contribue l'apparente simplicité de son organisation, qui oppose la piété révoltée de l'héroïne à la logique de pouvoir du roi. Lieu du dialogue, apparu en même temps que les institutions démocratiques à Athènes, la tragédie donne à entendre à travers les discours d'Antigone et de Créon des arguments aussi recevables que discutables ; et l'une des beautés de la pièce est justement cette indécidabilité, cet équilibre des légitimités, qui pour autant n'empêche pas la balance de l'action de pencher en faveur du détenteur de l'autorité.

Lorsqu'il met en scène Antigone au Festival d'Avignon en 1960, Jean Vilar s'intéresse à la portée politique de la pièce, que le contexte de la guerre d'Algérie rend particulièrement brûlante. Si Antigone lui apparaît comme un symbole de résistance, il ne récuse pas pour autant le pragmatisme politique d'un Créon. Le véritable pivot de sa mise en scène est le chœur, voix de la sagesse et de la modération, dont la parole est rendue plus solennelle encore par les formes liturgiques de la procession et de la psalmodie. Le rôle du coryphée est tenu par Jean Vilar lui-même, qui souligne ainsi la fonction centrale de cet arbitre. Par le biais d'un spectacle se présentant comme un cérémonial laïque, Jean Vilar appelle ses concitoyens à la mesure et à la clairvoyance.

Céline Candiard

Transcription

(Musique)
Journaliste
Jean Vilar, nous interrompons votre métamorphose de comédien en coryphée de la tragédie d’ Antigone. Antigone est un sujet auquel vous êtes attaché depuis longtemps, puisque vous avez commencé par écrire une pièce sur Antigone vous-même.
Jean Vilar
Oui, il y a un certain nombre d’années. Il y a exactement vingt-deux ans.
Journaliste
Vous ne songiez pas alors à être metteur en scène ?
Jean Vilar
Non !
Journaliste
Mais à être auteur dramatique peut-être ?
Jean Vilar
Je pensais qu’effectivement, les pièces que j’écrivais seraient jouées.
Journaliste
Vous aviez tiré votre Antigone, non pas de celle de Sophocle, mais de celle d'Euripide [inaudible] vénitienne.
Jean Vilar
Vénitienne, oui, où on retrouve tous les personnages importants du mythe de la Bastide. C'est-à-dire qu’il y a Oedipe, qu'il y a Créon, il y a deux frères, Jocaste et Antigone. Il n’y a pas Ismène.
Journaliste
Bien, revenons à celle de Sophocle. L’Antigone, c’est le conflit d’Antigone et de Créon.
Jean Vilar
Oui, je crois qu’on a eu tort de ne voir dans Antigone qu’Antigone, et comme je crois que c’est un tort de dire qu’il n’y a dans le sujet d’Antigone de Sophocle que Antigone... le duel Antigone-Créon. Un auteur, disons de l’envergure de Sophocle, ne situe pas son drame ou sa tragédie uniquement sur le conflit de deux êtres, mais sur un conflit plus généralisé. Tous les personnages qui sont dans l’œuvre apportent quelque chose. Il y en a notamment un qui ne s’appelle pas un personnage, mais qui est le chœur, et qui apporte lui la vie de la cité, la sensibilité de la cité ; cette espèce d’intelligence, l’expérience humaine que représente un groupement d’hommes représenté par la cité. Ce n’est pas seulement le conflit entre Créon et Antigone, c’est le conflit entre Créon, Antigone, le chœur et ici ou là, tel ou tel individu qui vient dans la pièce et même comme le soldat.
Journaliste
Au moment où la pièce commence, voulez-vous nous rappeler la situation ?
Jean Vilar
Eh bien, dans cette histoire, je ne dirais pas compliquée mais très longue de la famille de Laïos que les Grecs appelaient les Labdacides. Au moment où la pièce de Sophocle Antigone commence, Oedipe n’est plus là, a disparu. Les deux frères ennemis, Etéocle et Polynice sont morts la veille en combat singulier. Au moment où la pièce commence, Antigone apprend à sa sœur Ismène que, des deux de leurs deux frères morts. L’un recevra les honneurs du héros, et l’autre l’ennemi, celui qui venait assiéger sa ville ; son cadavre sera laissé sur le champ de bataille, souillé par les bêtes, mangé par les rapaces, par les rats et par les chiens. C’est à ce moment-là que commence la pièce. Antigone proteste et demande à Ismène de l’aider à enterrer le cadavre à remplir les rites d'alors sur les cadavres. Ismène refuse, et nous avons déjà dès la première scène de l’exposition, le conflit qui va éclater entre Créon qui a donné cet ordre et Antigone qui le refuse.
Journaliste
Nous allons voir cette scène, nous allons la voir en plein jour, non pas le soir.
Jean Vilar
C’est très bien, parce que j’ai toujours pensé donner ces représentations du théâtre grec en plein jour. Mais peut-être, le ferons-nous l’an prochain quand nous reprendrons cette pièce à Avignon.
Journaliste
Puisqu’au temps des Grecs, les représentations étaient données en plein jour.
(Silence)
Georges Wilson
A toi maintenant, réponds d’un mot. Tu connaissais ma défense ?
Catherine Sellers
Oui, je la connaissais. Et comment l’ignorer, elle était publique.
Georges Wilson
Ainsi, tu as osé passer outre à mes lois ?
Catherine Sellers
C'est que Zeus ne les a point faites. La justice qui siège parmi les Dieux souterrains n’a pas établi de telle loi parmi les hommes. Et je n’ai pas pensé que ton décret pût mettre la volonté d’un homme au-dessus de l’ordre des dieux, au-dessus de ses lois qui ne sont pas écrites, mais que rien ne peut ébranler. Car elles ne sont ni d’aujourd'hui, ni d’hier, et nul ne sait leur origine. Devais-je, par crainte d’un homme, mériter le châtiment des Dieux ? Et ne dois-je pas mourir même sans tes édits ? Si je meurs avant le temps, je dis que la mort m’est un gain, car ma vie est chargée de misères sans nombre, elle réclame la paix de la mort. Ainsi, le sort que tu me réserves, je ne le compte pas au nombre des maux, la douleur c'eût été que le fils de ma mère ; mort, fut privé de tombeau. Le reste ne m’est rien. Voilà la loi qui régla ma conduite. Tu soutiendras que mon langage est d’une folle, mais au tribunal d’un insensé, peut-on juger la folie ?
Georges Wilson
Sache que les natures rigides sont les plus faciles à briser. Le plus dur des métaux, le fer est aussi celui qu’on voit se rompre le plus aisément. Un simple mors suffit à calmer un cheval fougueux. L’orgueil réussit mal à qui dépend d’autrui. Cette femme qui est ma sujette viole les lois que je dicte et pense s’en tirer en faisant l’insolente. Elle se vante de ses crimes, elle me nargue. En vérité, ce n’est plus moi qui suis l’homme à ce compte, c’est elle qui serait l’homme dans ma propre cité si je la laissais se glorifier impunément. Mais bien qu’elle soit ma nièce, plus proche de moi par le sang que les Dieux protecteurs de ma famille, ni elle, ni sa sœur n’échapperont aux derniers châtiments ; car l’autre doit être complice. Qu’on arrête Ismène, je l’accuse. Je l’ai vu tout à l'heure rôder dans le palais hors d’elle-même, tout effarée. Les faibles qui complotent dans l’ombre se trahissent à leur égarement. Mais vrai, ce que je déteste le plus, c’est le criminel qui avec de gros mots, fait de son crime un acte de vertu.
Catherine Sellers
Je suis ta prisonnière, veux-tu de moi plus que ma mort ?
Georges Wilson
Non, avec ta mort, j’ai tout.
Catherine Sellers
Alors, pourquoi tarder ? Tout ce que tu dis me déplaît, et je l’espère me déplaira toujours, et tout en moi te déplaît. Pouvais-je cependant avoir plus noble gloire que celle d’avoir mis mon frère au tombeau ? Tu entendrais ce peuple m’acclamer, si tu savais écouter les voix que la peur étouffe. Mais la tyrannie a tous les privilèges, entre tous, celui d’être sourd.
Georges Wilson
Tu es la seule à Thèbes qui pense ainsi.
Catherine Sellers
Ils pensent tous comme moi, mais tu as fermé les bouches.
Georges Wilson
N’as-tu pas honte d’être abandonnée de tous ?
Catherine Sellers
Je n’ai pas honte d’honorer les miens.
Georges Wilson
Et ton frère Etéocle mort à l’ennemi, [inaudible] ton sang.
Catherine Sellers
Oui, certes, du sang de mon père et du sang de ma mère.
Georges Wilson
Tu l’outrages par l'hommage impie que tu rends aux traîtres.
Catherine Sellers
Le cadavre enterré d'Etéocle ne témoigne pas contre moi.
Georges Wilson
Il t’accuse si tu honores le rebelle autant que lui.
Catherine Sellers
L’autre était son frère et non pas son esclave.
Georges Wilson
L’un dévastait sa terre, l’autre la défendait.
Catherine Sellers
La mort veut une seule loi pour tous.
Georges Wilson
Le juste et le méchant ne méritent pas le même sort.
Catherine Sellers
Qui sait... qui sait si ce langage n’est pas impie chez les morts.
Georges Wilson
Jamais un ennemi, même mort, ne devient un ami.
Catherine Sellers
Je ne suis pas née pour partager la haine. Je suis née pour partager l’amour.