La fin du protectorat français en Tunisie et au Maroc
Introduction
Le traumatisme de la guerre d'indépendance algérienne a souvent mis dans l'ombre les autres luttes de libération au Maghreb. La décolonisation du Maroc et de la Tunisie fut loin, pourtant, d'être apaisée – même si la violence n'atteignit pas le même seuil qu'en Algérie : l'indépendance y fut autant arrachée que négociée. Le processus suit, dans les deux pays, des étapes relativement similaires, quoique selon une chronologie différente : une timide expérience de réformes échoue face aux pressions des lobbys coloniaux ; s'engage alors une épreuve de force entre nationalistes et autorités coloniales, entraînant une exacerbation des violences ; alors que la France paraît dans l'impasse et que l'insurrection s'étend en Algérie, des négociations conduisent enfin aux indépendances du Maroc et de la Tunisie. Pour autant, les acteurs et les cultures politiques se révèlent tout à fait distincts, comme l'attestent les régimes qui émergent après 1956.
Le Maroc et la Tunisie dans la presse filmée
Si l'Algérie est considérée comme partie intégrante du territoire national, la Tunisie en 1881 puis le Maroc en 1912 ont rejoint l'empire français avec le statut de protectorat, conçu à l'origine comme un régime d'administration indirecte. Ainsi, la Tunisie conserve son bey et le Maroc son sultan. La comparaison s'arrête là. Il y a loin entre le Maroc dirigé par une dynastie prestigieuse descendant du Prophète, un territoire qui n'a jamais connu la domination ottomane et dont la composante berbérophone est essentielle, et la Tunisie plus arabisée et plus homogène, où les souverains turcs ont pris le parti de la modernisation face à la menace européenne. Ces histoires différentes affectent la manière dont la France coloniale perçoit les deux pays et se répercutent dans les images des actualités cinématographiques et du journal télévisé. Le Maroc suscite une véritable fascination, au contraire de la Tunisie moins séduisante aux yeux du spectateur assoiffé d'exotisme. Contrepartie de cette fascination, l'empire chérifien paraît emprisonné dans le passé par un discours médiatique qui accumule les clichés sur le folklore local et savoure avec gourmandise les rituels pompeux de la monarchie alaouite.
Lire l'histoire du Maroc et de la Tunisie à travers la presse filmée semble une gageure, car le sujet ne préoccupe guère les producteurs métropolitains. Dans les Actualités françaises, les reportages sur le Maroc et la Tunisie viennent souvent après la célébration de l'amitié franco-danoise, le compte rendu du dernier match de football ou la découverte de l'univers mystérieux des dauphins. Les revendications, les évolutions du paysage politique, ou encore les arcanes des négociations avec la puissance coloniale ne sont jamais explicitées. Ainsi, le spectateur ne voit des mouvements nationaux que les attentats et les violences qui sont, eux, systématiquement traités par les médias. Il n'y a pas sur les écrans d'homme politique marocain ou tunisien, il n'y a que des « terroristes ». Ce choix qui sert la propagande coloniale explique que de grandes figures de la décolonisation n'apparaissent pas, ou peu, dans ces images. Aucun sujet, par exemple, n'est consacré à Farhat Hached, encore moins à son assassinat. Très souvent, ce n'est pas tant ce que dit le film qui se révèle le plus intéressant pour l'historien, mais ce qu'il refuse de dire : un but tiré par un joueur « indigène » censuré dans le compte rendu d'un match, un leader nationaliste qui sourit à l'image mais que le commentateur s'abstient de nommer, l'absence de plans généraux ou de plans d'ensemble pour masquer l'accueil glacial réservé aux autorités françaises et à leurs collaborateurs lors des visites officielles.
Le choc de la Deuxième Guerre mondiale
La Deuxième Guerre mondiale marque une coupure traditionnelle dans l'histoire de l'Afrique française du Nord (AFN). À un moment où vichystes comme gaullistes ont désespérément besoin de l'empire pour affirmer leur légitimité sur la scène nationale et internationale, le prestige de la France est fortement ébranlé par la défaite, la confusion créée par le débarquement anglo-américain au Maroc et l'occupation germano-italienne en Tunisie.
Le durcissement de la politique coloniale sous Vichy et l'aggravation des conditions économiques attisent le mécontentement des populations. Les mouvements nationalistes profitent de l'affaiblissement de la puissance coloniale pour formuler leurs revendications, dans une véritable vague de manifestes (les seize points de Moncef Bey en août 1942, le manifeste de l'indépendance du Maroc en janvier 1944).
Mais la nouvelle république qui se met en place ne laisse que peu d'espoir de changement aux contestataires : accusés de collaboration avec l'Allemagne nazie, les militants de l'Istiqlâl marocain et du Néo-Destour tunisien doivent faire face à une répression sévère. Moncef Bey est déchu en mai 1943.
Une société en ébullition
Le Maroc comme la Tunisie de l'après-guerre connaissent une croissance démographique importante. Mais les améliorations en terme de santé et d'alimentation ne masquent pas la paupérisation réelle des familles musulmanes. Dans les campagnes surpeuplées et endettées, la crise est profonde. L'exode rural draine dans les villes une population déracinée qui vient rejoindre la cohorte des petits journaliers et des chômeurs. Dans ces grandes villes, les habitants musulmans dominent désormais très largement en nombre les habitants européens.
Le mode de vie citadin va de pair avec de nouvelles pratiques sociales (fréquentation des salles de cinéma, écoute de la radio, engagement associatif, culture du sport et plaisirs balnéaires) qui se propagent progressivement dans la société.
Les mouvements de jeunesse, en particulier, connaissent un essor remarquable et le scoutisme musulman participe de la mobilisation des jeunes Maghrébins contre le régime colonial. Plus largement, la jeunesse s'autonomise et s'impose comme une force sociale qui inquiète et qui est au centre de toutes les attentions. La France lance, après 1945, de vastes plans de scolarisation qui ne touchent encore qu'une minorité de jeunes musulmans, malgré une nette progression. La Tunisie est la plus en avance en AFN avec un taux de scolarisation des enfants musulmans dans le primaire d'environ 30 % et un nombre de bacheliers plus important qu'au Maroc. Mais cette jeunesse diplômée se voit en partie bloquée dans son ascension sociale.
L'indépendance tunisienne
L'épuration, qui a parfois servi de prétexte pour se débarrasser des militants nationalistes, a laissé le Néo-Destour profondément affaibli. Le mouvement national se rassemble alors autour de la personne de Moncef Bey, destitué par le gouvernement français en 1943 et remplacé par le très impopulaire Lamine. Mais ce courant moncefiste éclate à la mort de Moncef en exil, en 1948. Le Néo-Destour, remis sur pied par Salah Ben Youssef durant le séjour au Caire de son président Habib Bourguiba, revient au premier plan, aux côtés d'un nouvel acteur syndical, l'Union générale tunisienne du travail. La France paraît, dans un premier temps, ouverte à la discussion. En 1950, M'hamed Chenik devient Premier ministre avec pour objectif de négocier la marche de la Tunisie vers l'autonomie interne.
Mais les réformes tardent et le gouvernement français enterre le processus dans la note du 15 décembre 1951 qui reconnaît le « caractère définitif du lien » unissant la France et la Tunisie. Le tournant est confirmé par l'arrivée du résident général Jean de Hauteclocque, début 1952.
L'homme s'illustre par son action brutale, notamment dans la région du Cap-Bon. Alors que les principaux responsables néo-destouriens sont emprisonnés, déportés à l'image de Habib Bourguiba, ou en exil, le pays traverse une période de violence.
Farhat Hached, leader de l'UGTT, est assassiné par la Main rouge en décembre 1952. La lutte armée se développe dans les campagnes.
L'investiture de Pierre Mendès France comme président du conseil débloque la situation. Le 31 juillet 1954, il promet l'autonomie interne au pays dans le célèbre discours de Carthage.
La voie de l'indépendance est désormais ouverte et Habib Bourguiba peut rentrer en Tunisie le 1er juin 1955 où il reçoit un accueil triomphal.
Cependant, la définition du futur régime fait éclater au grand jour les tensions internes au Néo-Destour. La rivalité de Bourguiba avec Salah Ben Youssef, partisan de l'unité arabe, s'accentue, jusqu'à l'exclusion de ce dernier à la fin 1955.
Le retour d'exil de Salah Ben Youssef
Après trois années d'exil, Salah Ben Youssef, secrétaire général du Néo-Destour, rentre à Tunis (13 septembre 1955). Il est accueilli à l'aéroport par les membres du gouvernement et les chefs du Néo-Destour, dont Habib Bourguiba, puis il se rend au palais de Carthage où il rencontre Lamine Bey.
Alors que l'opposition youssefiste se développe dans le sud du pays, la Tunisie accède à l'indépendance le 20 mars 1956.
L'indépendance marocaine
L'influence des partis et syndicats modernes semble plus réduite au Maroc. Malgré la naissance de l'Istiqlâl en décembre 1943 et le charisme de leaders comme Allal El-Fassi ou Ahmed Balafrej, le combat pour l'indépendance est largement monopolisé par la figure royale. À son arrivée à la résidence générale en mars 1946, Eirik Labonne tente une prudente expérience d'ouverture qui se heurte aux réticences du grand colonat français. Le discours de Tanger du 10 avril 1947 dans lequel le sultan Mohammed Ben Youssef rappelle l'unité du Maroc et son inscription dans un ensemble arabo-musulman signe le départ de Labonne qui est remplacé par le général Alphonse Juin, partisan d'une reprise en main.
Ce dernier entend mettre en œuvre un régime de co-souveraineté franco-marocaine, contraire au droit même du protectorat, et auquel le sultan tente de s'opposer par la grève du sceau. Le résident général cultive le rêve de se débarrasser d'un souverain gênant, devenu la tête de proue du mouvement national. Si Juin quitte le pays en 1951, son influence continue de s'exercer sur l'administration protectorale jusqu'en 1954. Dans le sillage des émeutes des Carrières centrales (décembre 1952), la résidence s'en prend à la presse, aux syndicats et aux partis nationalistes. La figure de Mohammed Ben Youssef continue de focaliser la rancœur des autorités françaises : lors de la fête du Trône, le 18 novembre 1952, le sultan n'hésite pas à demander une « émancipation politique, totale et immédiate du Maroc ». La résidence générale soutient la conspiration menée par le pacha de Marrakech Thami El-Glaoui, allié aux grands caïds. Ces féodaux craignent de voir disparaître leurs privilèges préservés par la France et se méfient des nouvelles élites qui trouvent en l'Istiqlâl une caisse de résonance.
Mohammed Ben Youssef est destitué et remplacé par un cousin plus conciliant, Mohammed Ben Arafa. La France entend faire passer l'affaire pour une simple querelle maroco-marocaine, mais elle a sous-estimé les réactions : le sultan exilé à Madagascar suscite une véritable ferveur populaire.
Alors que la répression entrave toute action politique, la lutte armée se développe. Les attentats se multiplient contre les fonctionnaires du protectorat, leurs collaborateurs marocains et les civils européens.
L'attentat de Mers-Sultan et ses conséquences
En visite à Marrakech, Gilbert Grandval, résident général de France au Maroc, est interviewé par Georges de Caunes après l'attentat nationaliste du 14 juillet à Casablanca, qui a causé la mort de six Européens, et entraîné des émeutes anti-marocaines.
Les représailles sont violentes. Des pourparlers finissent par être engagés à Aix-les-Bains à la fin août 1955. La situation s'est encore dégradée avec l'entrée en action d'une Armée de libération marocaine et les « émeutes berbères » dans la région de Khénifra et de Oued Zem.
Dans un pays qui semble au bord de l'anarchie, les conjurés font machine arrière et se rallient à Mohammed Ben Youssef. Le sultan rejoint alors la France où il négocie les accords de La Celle-Saint-Cloud : le texte fixe l'accès du Maroc au statut d'État indépendant « uni à la France par des liens permanents d'une interdépendance librement définie et consentie ».
Cependant, la dégradation de la situation dans le pays accélère l'abolition du traité de Fès et la proclamation de l'indépendance, le 2 mars 1956. Le protectorat espagnol disparaît quelques semaines après.
Conclusion
Les premières années de l'indépendance marocaine sont marquées par une guerre d'influence entre le Palais et l'Istiqlâl, guerre remportée par Mohammed V. En Tunisie, Habib Bourguiba, après avoir écrasé l'opposition youssefiste, se débarrasse rapidement de Lamine Bey et proclame la république (juillet 1957). Si l'idée nationale s'est incarnée au Maroc dans la monarchie alaouite, en Tunisie la polarisation s'est faite surtout sur un parti et un syndicat.
Malgré la diversité des acteurs engagés dans les deux cas, l'histoire des indépendances marocaine et tunisienne est très vite monopolisée par deux figures d'hommes providentiels : Mohammed Ben Youssef d'un côté, Habib Bourguiba de l'autre.
La lutte anticoloniale, quant à elle, ne prend pas fin en 1956.
La présence militaire française reste importante au Maroc comme en Tunisie et les tensions ressurgissent régulièrement au gré du conflit en Algérie.
En 1961, à Bizerte, Tunisiens et Français vont jusqu'à l'affrontement.
La perspective de l'indépendance algérienne au début des années 1960 signe, toutefois, le départ des troupes françaises.
La place à accorder à la langue et la culture de l'ancien colonisateur dans la personnalité nationale s'offre alors comme une épineuse interrogation aux deux États en construction.
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