Citroën, les Ouvriers - Paysans

06 janvier 1977
13m 08s
Réf. 00387

Notice

Résumé :

Dans les années 60, l'arrivée de Citroën à Rennes offre des débouchés à une population travaillant traditionnellement dans l'agriculture. Main d'œuvre de qualité, ces ouvriers cumulent parfois travail à l'usine et activités agricoles.

Type de média :
Date de diffusion :
06 janvier 1977
Source :
FR3 (Collection: Terroir 22 )

Éclairage

Au début des années soixante, la Bretagne est une région encore essentiellement agricole. Dans ce contexte, l'implantation des usines Citroën a été centrale pour le développement de l'industrie régionale. La décentralisation des usines Citroën a lieu à une période où la ville de Rennes et la région Bretagne vivent une crise. Celle-ci revêt plusieurs aspects : crise démographique, carence industrielle, faiblesse des réseaux de communication, agriculture traditionnelle, manque de formation technique et universitaire.

La population locale fonde alors beaucoup d'espoir dans cette nouvelle implantation. En 1961, la décentralisation complète des usines Citroën annonce l'emploi de 8 000 à 10 000 ouvriers. Les retombées économiques pour la région sont donc énormes.

Cette nouvelle implantation a aussi valeur de symbole pour l'industrialisation de la Bretagne, industrialisation qui est le thème récurrent chez les acteurs sociaux bretons de l'époque. M. Philipponneau, président du C.R.E.E. (Comité Régional d'Expansion Economique) en 1958, affirme que "le développement industriel constitue la clef de voûte du problème breton".

Mais cette décentralisation industrielle de Citroën à Rennes n'est pas le seul fait d'une politique interne à la société bretonne. Le livre de J.F. Gravier, Paris et le désert français, publié en 1947, avait déjà fait forte impression sur la classe politique française. Aussi, à partir des années 1950, le gouvernement va essayer de rééquilibrer le poids des régions françaises en investissant directement par le biais des entreprises françaises mais aussi en forçant la main des entreprises privées, notamment en les incitant à décentraliser leur usines en dehors de Paris. Beaucoup ont déménagé en banlieues parisiennes. Citroën, d'abord réfractaire à cette idée, se décide enfin. Mais elle se voit refuser son implantation en banlieue : ses concurrents ont déjà drainé toute la main d'oeuvre. Elle décentralise alors dans un premier temps une unité de production à la Barre-Thomas (1953) puis l'ensemble de sa production à la Janais (1961).

La situation de l'exode rural est intéressante pour Citroën : la population bretonne représente un puits de main d'oeuvre quasiment sans fond. La faible qualification générale des ouvriers a obligé la société à adapter son usine à la main d'oeuvre en la modernisant. L'automatisation de l'outil de travail a ainsi permis d'embaucher des paysans et des paysannes sans qualifications industrielles.

Par ailleurs, à la différence de Paris, la vie syndicale est moins organisée, les prix des terrains et les salaires sont moins élevés. La situation du nouvel ouvrier, l'ouvrier-paysan, est très satisfaisante pour Citroën. La direction de Citroën organise le transport par bus jusqu'à plus de 100 km à la ronde. Les ouvriers n'ont donc pas à quitter leur logement, leur milieu et leur famille. Ils perçoivent un salaire relativement élevé pour la région bretonne, auquel s'ajoute un revenu de complément, de par les activités agricoles, qu'ils conservent. L'organisation du temps de travail en équipe, considérée comme déstabilisante par les ouvriers traditionnels, laisse pour l'exploitant ou le fils d'exploitant une demi journée de libre pour le travail à la ferme. Le statut d'ouvrier-paysan est significatif de la transition économique qui s'opère depuis les années soixante. En 1976, il n'y a plus que 30% d'ouvriers-paysans sur 10 500 employés.

Le développement d'autres entreprises dans la région a été facilité par les aménagements effectués pour l'implantation de La Janais, aménagements qui ont mis en valeur le bassin rennais, désenclavant la région, réduisant les coûts d'une éventuelle délocalisation, et facilitant l'accessibilité au marché parisien. La modernisation de l'agriculture est elle aussi liée à l'arrivée de l'usine. Ceux qui sont partis pour l'usine ont permis à d'autres d'agrandir leur terrains. Quant aux ouvriers-paysans, ils ont, par soucis d'efficacité, dû se plier aux lois de la spécialisation. Le développement industriel participe, par voie de conséquence, à la mort de la petite paysannerie en Bretagne.

Martine Cocaud

Transcription

(Silence)
Journaliste
Ouvriers paysans ou paysans ouvriers ? Quel est exactement leur statut à tous ces hommes qui, en 1976, continuent à exercer deux métiers, l'un à la campagne l'autre à l'usine ? Difficile à dire, car s'ils ont cette double existence, ce n'est pas le fruit du hasard. C'est que la situation économique d'une région les y a contraints. Au fait, combien sont-ils précisément en Bretagne ? A cette question, il n'y a pas non plus de réponse. Les employeurs ne tiennent pas de statistiques précises, et au regard de la Sécurité Sociale, leur statut est fonction de la superficie de leur exploitation. 1963, voilà 4 ans que l'usine Citroën de La Janais existe. 3000 personnes y sont employées. Parmi eux, 70 % d'ouvriers paysans. 1976, il y a 10 500 ouvriers à La Janais et l'on estime à 30 % de cet effectif le nombre des ouvriers paysans. C'est qu'entre-temps, la région de Bretagne a connu une profonde évolution. Région presque exclusivement agricole au début des années 60, elle est devenue depuis lors une région à vocation agricole. L'implantation à Rennes de Citroën a favorisé cette évolution, on dit même qu'elle en a été le moteur. Une certitude en tout cas : c'est qu'en 1960, entrer chez Citroën était, pour nombre de Bretons, la seule planche de salut.
Ouvrier-paysan 1
Il n'y avait plus de débouchés dans l'agriculture à cette époque-là et puis on est une famille assez nombreuse, et fallait bien trouver une situation en-dehors de l'agriculture. Et Citroën était à la portée et en expansion à cette époque-là pour trouver du travail assez proche de chez moi.
Ouvrier-paysan 2
Je voulais vraiment sortir de ce métier là avoir, continuer à suivre les études et avoir un CAP, avoir un métier.
Ouvrier-paysan 3
C'est pour gagner plus d'argent, quoi.
Ouvrier-paysan 4
Je revenais de l'armée et je voulais me constituer un petit capital, et je voulais aussi trouver un emploi.
Journaliste
C'était la seule place que vous avez trouvée dans la région ?
Ouvrier-paysan 4
Oui, je n'ai pas cherché ailleurs non plus. On était accepté au premier abord.
(Silence)
Monsieur Lecoeuvre
Le monde agricole a l'habitude d'un certain nombre de contraintes, de contraintes d'horaire qu'il retrouve en milieu industriel notamment avec les problèmes de travail en poste. Il est habitué à une certaine quantité de travail. Enfin, je crois que dans le monde agricole, les mains et l'esprit sont habitués à une certaine diversité de travaux, que ce soit des activités de culture proprement dite ou des travaux de maçonnerie, ou de travaux de menuiserie. Le cultivateur retrouve tout cela en milieu industriel. Et cette main-d'oeuvre calme nous a permis, dans l'emboutissage notamment, de faire un progrès énorme en matière de mécanisation. Parce que l'appareil est à contrôler avec beaucoup de précisions, vous voyez ? Il faut savoir interrompre si un flanc se présente mal par exemple.
Journaliste
En 1960, la superficie moyenne des exploitations était de quelques hectares seulement en Bretagne. De telles exploitations ne pouvaient assurer à des familles nombreuses des moyens d'existence suffisants. En se décentralisant à Rennes, Citroën s'assurait un réservoir de main-d'oeuvre important et offrait à toute une population la possibilité d'améliorer sa condition. De tous les environs de Rennes ont donc afflué les candidats au changement de vie et plus particulièrement des régions les plus défavorisées, c'est-à-dire les régions Sud et Ouest où Citroën continue à absorber une large part de la population active disponible. Cette disponibilité, cette qualité aussi de la main-d'oeuvre, Citroën avait déjà pu l'apprécier, car depuis 1953, l'entreprise avait installé, dans la périphérie Ouest de Rennes, une unité de production de roulements à billes. C'est cette première expérience qui a permis la plus importante opération de décentralisation jamais réalisée en France.
(Silence)
Monsieur Lecoeuvre
En général, la formation se fait sur le terrain. Dans les postes où l'activité est rythmée, nous mettons l'ouvrier avec un plus ancien, après une initiation bien sûr de la part du chef d'équipe, de l'entraîneur, qui vont leur donner les rudiments, des rudiments de sécurité notamment et les rudiments concernant la marche du travail proprement dite. Mais je répète, il sera assez longtemps avec un ancien. Lorsqu'il s'agit de poste individuel, là, l'ouvrier prendra progressivement son rythme et ça durera entre une semaine et deux mois pour qu'il ait une parfaite connaissance du poste, de la qualité demandée notamment, et une dextérité suffisante.
Journaliste
Au total, trois semaines environ permettent de déterminer si un homme pourra s'adapter ou non au monde de l'usine.
Ouvrier-paysan 3
Je me suis très bien adapté à l'usine et puis l'ambiance était bonne.
Journaliste
Il faut dire que vous avez travaillé dans un secteur particulier ?
Ouvrier-paysan 3
Au service entretien, service graissage.
Journaliste
Là, il n'y a pas le même rythme qu'à la chaîne ?
Ouvrier-paysan 3
Non, c'est plutôt indépendant.
Ouvrier-paysan 4
Au début, il y avait des cadences, les cadences à s'habituer et puis les horaires aussi des équipes.
(Silence)
Journaliste
Monsieur, ce matin, vous travaillez sur l'exploitation. Cet après-midi, vous travaillez à l'usine ?
Ouvrier-paysan 5
Oui.
Journaliste
C'est facile de faire les deux à la fois ?
Ouvrier-paysan 5
Oui, enfin, c'est-à-dire qu'il y a quand même certains moments où c'est un peu plus difficile. Enfin, en général ça peut se faire, la preuve. Il faut quand même faire prendre des tactiques assez modernes pour pouvoir arriver à les faire, quoi.
(Silence)
Ouvrier-paysan 5
C'est surtout pour... dans les moments où qu'il y a des gros travaux dans les champs que c'est un peu plus dur. Un travail régulier comme à cette saison-ci, ça se fait assez facilement, enfin facilement, c'est peut-être un grand mot mais ça se fait.
Journaliste
Est-ce que on peut vraiment faire les deux choses ? A la fois le travail dans l'usine, et le travail aux champs ?
Monsieur Debonnet
S'il fallait ajouter, d'une part, les heures passées à l'usine sans discontinuer, avec les heures passées dans les champs et dans leur propriété, ce serait, je crois, très difficile. Mais ils ont la possibilité de travailler en équipe le matin de 05h à 14h10, l'après-midi 14h10 à 23h. Ils ont donc la possibilité d'avoir un temps de repos entre les deux activités presque normal.
(Silence)
Journaliste
C'est dans un rayon de quelques 100 km autour de La Janais que se recrute le personnel. 100 km c'est bien évidemment un maximum compte-tenu du temps de transport. Les statistiques le montre, la majorité de ceux qui habitent à moins de 30 km vient en voiture. Ceux-là s'organisent et se regroupent à 4 ou 5 pour limiter les frais. Les facilités consenties au personnel pour l'achat d'un véhicule maison favorisent encore ce moyen de locomotion.
(Silence)
Journaliste
Pour tous ceux qui habitent à plus de 30 km, la solution la plus pratique est encore l'autocar. Près de 40 % du personnel ouvrier utilise d'ailleurs ce moyen de transport, et tout un réseau de desserte s'est constitué, organisé par des entreprises privées qui assurent le ramassage jusque dans les plus petites localités de la région.
Ouvrier-paysan 6
Mais ça va le car, ce n'est pas fatigant.
Journaliste
Que seraient d'ailleurs devenues ces petites localités sans Citroën ? A Lanouée Blanche, non loin de Bain-de-Bretagne, 40 des 820 habitants travaillent à La Janais. Vous pensez continuer ainsi longtemps ?
Ouvrier-paysan 6
Oh, ça, vous savez, oui tant que la santé nous le permet. En ce moment en faisant les deux avec une exploitation de 9 hectares, ce qui permet à peu près de faire un salaire de mon épouse, et ça revient à peu près à un ménage chez Citroën à deux, quoi.
Journaliste
Mais pour nombre de ceux qui continuent à avoir une activité agricole, ceux des exploitations à surface réduite notamment, s'est imposée la nécessité de transformer les structures des exploitations. Cette transformation est le plus souvent allée de pair avec une spécialisation. Vous avez un élevage de poulets ?
Ouvrier-paysan 7
Ben oui.
Journaliste
C'est votre femme qui s'en occupe principalement ?
Ouvrier-paysan 7
Ben tous les deux. Naturellement elle est obligée, quand je ne suis pas là, d'en prendre soin. Et pour le gros travail, c'est moi qui est là. Il faut s'organiser, c'est toujours pareil.
(Silence)
Ouvrier-paysan 1
Je vis le milieu rural maintenant, j'apprécie parce que j'adore la campagne et puis, je suis assez attiré par les trucs d'environnement et tous ces trucs-là. Alors je préfère quand même rester dans le milieu rural sur ce point-là.
Journaliste
Mais vous n'auriez pas envie maintenant de retourner à l'agriculture ?
Ouvrier-paysan 1
Oh, ça pose beaucoup de problèmes. Vous savez, il faut beaucoup de fonds. Et les fonds ça se trouve bien sûr mais il faut les rembourser. Et pour l'instant, non. Je pense que ma situation est assez honorable.
Journaliste
Chaque année, 8 % de l'effectif des deux usines rennaises de Citroën quittent l'entreprise. Outre les départs en retraite, les changements d'établissement, il y a ceux qui ont acquis, en quelques années de travail, un capital suffisant pour revenir à l'agriculture. Ce capital leur a permis soit d'agrandir leur propriété, soit d'acquérir du matériel pour en faciliter l'exploitation. Mais ceux qui choisissent de revenir à la terre sont minoritaires. La terre, grand nombre des ouvriers de Citroën ne l'a pas quittée mais il n'en vit plus.
(Silence)
Monsieur Debonnet
Nous avons actuellement, si je puis dire, la seconde génération. Et je m'explique, les premiers ouvriers paysans que nous avons eus à Rennes ont été remplacés par leurs enfants. Ceux-ci ne pouvaient pas travailler sur les petites propriétés de leur père. Ils sont donc venus travailler ici mais se sont mariés. Et il est fréquent de constater dans nos effectifs, des couples, à savoir, l'homme et la femme travaillant à l'usine. Je pense qu'il n'est pas question, pour eux, de revenir à la propriété parce qu'ils ont eu des habitudes et un autre mode de vie qui, semble-t-il, leur convient peut-être davantage maintenant que ce qu'ils ont connus étant enfant à la ferme.
Journaliste
Evolution inéluctable et logique ou bien provoquée et accélérée, qui peut le dire ? Ce qui est certain, c'est que patronat et syndicats ont toujours été plus ou moins d'accord pour estimer que la situation d'ouvrier paysan ne peut être qu'une situation transitoire. Ils estiment, en général, qu'il s'agit en fait d'une étape destinée à accompagner la mutation économique d'une région. C'est, bien évidemment, en zone pauvre que se trouve encore en majorité les ouvriers paysans. Mais contrairement à ce qu'on dit parfois, le développement de ces zones est sans doute favorisé par leur présence ne serait-ce que parce que sans eux, elle se serait encore plus dépeuplée. Dans le même temps, la moitié des ouvriers citadins s'est décidée à quitter la ville pour s'installer dans la périphérie ou à la campagne devenant ainsi des ouvriers ruraux. Un nouveau mode de vie s'est-il donc instauré ? On est en droit de le penser. Si le phénomène est assez original en France, on peut le constater dans d'autres pays industriels.
(Silence)