Allocution du 16 avril 1964

16 avril 1964
18m 43s
Réf. 00232

Éclairage

Au moment où s'ouvre la session de printemps du Parlement, de Gaulle consacre pour l'essentiel son allocution du 16 avril 1964 aux problèmes économiques et sociaux. Il doit en effet faire face au mécontentement des chefs d'entreprise et des salariés qui s'inquiètent des effets du plan de stabilisation imposé en septembre 1963 par le général de Gaulle au gouvernement et qui a pour effet de ralentir la forte croissance que connaissait la France depuis 1958 et de conduire aux restrictions des hausses de salaires, afin de lutter contre l'inflation.

Aussi le général de Gaulle insiste-t-il sur le caractère paradoxal des revendications catégorielles au regard de l'oeuvre économique et sociale accomplie depuis son arrivée au pouvoir et qu'il détaille par le menu : croissance annuelle du produit national, augmentation spectaculaire du niveau de vie des Français, toutes catégories confondues, hausse des revenus agricoles, des retraites, des investissements, sommes considérables consacrées au logement, à l'éducation, aux équipements collectifs. Et, justifiant le bien-fondé du plan de stabilisation, il affirme que distribuer plus qu'on n'a gagné, c'est conduire le pays à l'inflation, c'est-à-dire au déclin à terme.

Ayant ainsi défendu la politique adoptée, il fustige les opposants qui crient à la récession, ceux qui soutiennent systématiquement les revendications des catégories défavorisées sans se soucier de limiter la distribution aux seules plus-values. Aussi revient-il sur la proposition faite à l'époque de la grève des mineurs d'une politique des revenus intégrée au plan. Enfin, il écarte les arguments des opposants qui jugent qu'une politique sociale plus généreuse serait possible si la France renonçait à se doter d'un armement nucléaire ou cessait de financer le développement des Etats du Tiers-Monde, affirmant pour sa part se refuser à sacrifier la sécurité du pays ou sa présence active dans le reste du monde, au risque de laisser le champ libre aux hégémonies qui entendent se le partager.

Serge Berstein

Transcription

Charles de Gaulle
La France est une dans sa diversité. Quand on parle de ses affaires, il faut sans doute discerner ce qui se passe dans les différentes branches, mais aussi, mesurer le tout. Cependant, traitant du sujet, certains n'y veulent considérer que des questions fragmentaires ou des intérêts particuliers. Et encore, dans ces domaines restreints, s'en tiennent-ils à ce qui leur paraît fâcheux, sans faire état des éléments, qui sont au contraire, favorables. Cela fait une sorte de nuée, plus ou moins confuse et diffuse, qui risque d'obscurcir aux yeux du pays l'ensemble de ce qui le concerne. Aussi, est-ce de cet ensemble que je vais, aujourd'hui, dire un mot. A l'intérieur, jamais le but vers lequel nous marchons n'a été plus évident. Il s'agit de notre développement. C'est là le ressort de la civilisation moderne, le désir du peuple tout entier, la condition de l'indépendance, de la puissance et de l'influence françaises. Mais comme nous vivons les changements, au jour le jour, et que les résultats, eux, ne peuvent être appréciés qu'après un temps assez prolongé, beaucoup, fussent-ils de bonne foi, mesurent mal ce qui est acquis. Etant moi-même, depuis plus de cinq ans, attentif à faire les comptes, je puis dire où nous en sommes. Depuis 1958 jusqu'à la fin de 1963, ce que la France gagne a augmenté de 30%, je dis bien de 30%, son revenu national s'accroissant, chaque année, de 5,5% par rapport à l'année précédente. Il s'agit là de valeur absolue, évaluée, comme on dit, en franc constant. C'est-à-dire : du revenu réel calculé après défalcation de toutes les données relatives à la variation des prix. Jamais notre développement n'avait atteint un rythme pareil. Une fois prélevée sur cette majoration des recettes brutes de la Nation, ce qu'il faut pour élever, en vue d'un avenir meilleur encore, le taux de nos investissements, pour payer nos dettes qui étaient lourdes, pour nous constituer des réserves d'or et de devises, et compte tenu de l'accroissement de notre population, c'est le niveau de vie des français qui bénéficie de l'avance. Et de fait, pendant la même période, ce niveau s'est élevé de 21%, c'est-à-dire : en moyenne, d'au moins 4% par an. Même pour certaines catégories, qui, jusqu'en 1958 paraissaient les moins avantagées, l'amélioration a, depuis lors, dépassé ces chiffres. C'est ainsi que cette année, les traitements et salaires attribués à la fonction et aux entreprises publiques représentent une amélioration, par tête, en moyenne, de 4,5% par an. C'est ainsi que le revenu de nos agriculteurs, depuis 5 années, compte tenu de la diminution de leur nombre, s'est accru par tête, en moyenne, d'environ 5% par an. Tandis que leur accession, enfin obtenue, au libre marché de la Communauté Economique Européenne, ouvre à leur production, à leur vente, à leur bénéfices, de nouvelles et vastes perspectives. C'est ainsi, que la retraite des personnes âgées s'est accrue, en 5 ans, d'au moins 25% pour toutes, et de 46% pour celles qui ont cotisé à la sécurité sociale. Et cela sans compter les suppléments qui sont alloués pour l'année en cours. Encore une fois, il s'agit là de chiffres exprimant le pouvoir d'achat effectif, quelle qu'ait été la hausse des prix. Quant aux investissements sociaux qui, sans majorer directement et dans l'immédiat le niveau de vie de chacun, déterminent, cependant, une amélioration générale des conditions d'existence de la collectivité nationale, comme aussi de sa valeur, quelques chiffres permettent d'apprécier l'impulsion qui leur est donnée. En 1958, nous construisions en moyenne 793 logements par jour. Cette année, nous en construisons 1.000. En 5 ans, les crédits se sont accrus, pour la santé publique de 57%, pour la recherche scientifique de 100%, pour l'éducation nationale de 136%, pour la jeunesse et les sports de 139%. Ce développement collectif, sans précédent, et qui, en définitive, est le bénéfice de tout le monde, doit se poursuivre et se poursuivra. Et même ce doit être l'objet d'un effort national, encore plus grand, encore plus méthodique, et encore mieux administré. Mais bien sûr, il est par-dessus tout nécessaire que la Nation ne distribue pas plus que ce qu'elle gagne. Autrement ce serait l'inflation, quoi que l'on puisse arguer ou simuler. Sans doute, celle-ci, je parle de l'inflation, quand on s'y livre, procure-t-elle d'abord d'artificielles facilités ? Mais, tout de même qu'un prodigue, après une passagère euphorie, tombe, tôt ou tard, dans la ruine et le malheur. Un peuple en proie à l'inflation se condamne lui-même à un effondrement monétaire, économique et social, marqué par les pires secousses. Et c'est pourquoi le devoir des pouvoirs publics est de maintenir l'équilibre entre l'expansion effective de la Nation et les majorations successives attribuées, soit aux catégories, soit aux transformations collectives imposées par le progrès. Le plan de stabilisation, c'est-à-dire : l'ensemble des mesures portant sur les prix, les rémunérations, les crédits, les dépenses publiques, le budget, est donc, pour tous les Français, d'une importance primordiale. Précisément, parce que il contrarie partout l'esprit de facilité, parce qu'il régularise l'avance de chacun et parce qu'il résiste aux surenchères. Comme toujours, quand l'intérêt général s'affirme, les souhaits particuliers qui se trouvent ainsi endigués trouvent des champions pour contredire la règle et la raison. Par exemple, il ne manque pas d'objecteurs pour s'écrier : en voulant contenir les dépassements, on ralentit l'activité. Et sous prétexte d'éviter l'inflation, on provoque la récession. Cependant, si notre plan de stabilisation est en train de, équilibrer nos affaires, on ne voit pas que notre production, nos échanges, notre niveau de vie en soient pour autant compromis. Mais, pour sûr, il le seraient si nous nous laissions aller à dépenser plus que ce que nous avons, et d'autant que le marché commun européen qui devient, peu à peu, essentiel à notre prospérité, et qui place les Six en état de concurrence constante, ne pourrait pas longtemps incorporer une économie française dont l'inflation briserait la balance des comptes, des échanges et des paiements. Il ne manque pas non plus de revendicateurs, pour dire, dans la situation relative des catégories laborieuses, celles-ci ou celles-là sont défavorisées. Il faut réparer ce retard et tant pis pour la stabilisation. Et, croit-on que dans l'inflation, quoi que ce soit que l'on ferait puisse être valable et durable jusqu'au jour où, infailliblement, tout tomberait en déconfiture. Non ! S'il existe vraiment d'excessifs désavantages, nous devons, certes, y remédier. Mais cela doit être fait en modifiant, quand il y a lieu, l'actuelle distribution des plus-values de notre économie, et non pas en en créant d'artificielles, aux dépens de l'expansion du budget et de la monnaie. Autrement dit : il nous faut, désormais, une politique des revenus, c'est-à-dire un ensemble de mesures cohérentes, et qui soient incorporées à notre plan de développement national, et non pas des dispositions hâtives et fragmentaires, prises par saccades, pour chaque branche à son tour, au hasard des pressions ou des contingences fragmentaires. La loi de notre époque, ce n'est plus la lutte permanente et systématique des intérêts, c'est l'organisation de notre solidarité économique et sociale. Il ne manque pas enfin de critiques pour déclarer : renonçons à nous doter de moyens de défense moderne, c'est-à-dire d'armes nucléaires. Et cessons d'aider au progrès de peuples qui dans le monde aspirent à notre civilisation. Ainsi, nous aurons de quoi arrondir ce que nous allouons aux salariés de l'Etat ou aux investissements collectifs. Assurément, et sur le moment, nous trouverions quelques surplus. Mais si on regarde au-delà de cette simpliste démagogie, on voit les conséquences que un tel abandon national entraîneraient pour nous, et qui seraient désastreuses aussi longtemps que l'ambition des Soviets et la nature de leur régime font peser sur le monde libre, de part et d'autre de l'Atlantique, la menace d'un terrible conflit. La France est en danger de destruction et d'invasion, sans avoir aucunement la certitude que ses alliés américains, eux-mêmes exposés, directement à la mort, sauraient les lui éviter. Pour elle, s'interdire de disposer des moyens propres à dissuader l'adversaire de l'attaquer éventuellement, alors qu'elle est en mesure de les avoir, ce serait attirer la foudre tout en se privant d'un paratonnerre. Et puis, ce serait aussi s'en remettre entièrement de sa défense, par là de son existence, et en fin de compte de sa politique, à un protectorat étranger. Et au demeurant incertain. Non, nous valons mieux que cela. Quant à mettre un terme à la coopération amicale, réciproque, calculée, que nous pratiquons avec un certain nombre d'Etats en voie de développement, cela reviendrait à nous éloigner d'eux en laissant la place à d'autres. Cela nous amènerait aussi à nous fermer de vastes champs d'action économiques, techniques et culturels, au lieu de nous les ouvrir. Enfin et surtout, cela reviendrait à renier le rôle qui nous revient dans l'évolution qui porte tant de peuples d'Afrique, d'Asie et d'Amérique Latine, à se développer, à leur tour, sans se livrer ni à l'une ni à l'autre des deux hégémonies mondiales qui tendent à se partager l'univers, tant que l'Europe de l'Ouest n'aura pas su ou voulu s'organiser, de telle sorte que l'équilibre s'établisse. Pourquoi donc la France qui est elle-même en plein essor se tiendrait-elle à l'écart d'un mouvement dont son génie traditionnel est en grande partie la source, et dont dépendent en définitive la paix et le sort du monde ? Françaises, français, vous le voyez. Qu'il s'agisse de notre progrès intérieur ou de notre action au dehors, le débat national pour nous se ramène à cette question : la France doit elle être la France ? En réponse, nous entendons souvent le facile appel au laisser-aller, à la dispersion, à l'effacement, qui fut celui des temps du déclin. Mais la Nation qui trouve en elle-même les sources d'un puissant renouveau et qui se voit monter au milieu des autres a, au contraire, choisi l'effort, la cohésion et la réussite. Vive la République, vive la France !