Allocution du 31 mai 1960

31 mai 1960
21m 11s
Réf. 00215

Notice

Résumé :

Allocution du général de Gaulle radiodiffusée et télévisée prononcée au palais de l'Elysée. Le général de Gaulle expose au peuple français la situation internationale résultant de l'échec de la rencontre au sommet entre les quatre grands le 16 mai 1960 à Paris, échec qui fait suite à l'affaire de l'avion espion américain U2 abattu alors qu'il survolait le territoire de l'URSS.

Type de média :
Date de diffusion :
31 mai 1960
Type de parole :
Petite(s) phrase(s) :

Éclairage

Le 16 mai 1960 se réunit à Paris une conférence au sommet rassemblant les dirigeants des Etats-Unis (le président Eisenhower), de l'URSS (Nikita Khrouchtchev), du Royaume-Uni (le Premier ministre Harold Macmillan) et de la France (le président de Gaulle). Elle fait suite à la politique de "coexistence pacifique" entre l'Est et l'Ouest définie par Khrouchtchev et aux voyages de celui-ci aux Etats-Unis et en France qui marquent une atmosphère de détente internationale. Or le 1 mai 1960 un avion-espion américain U2 a été abattu au-dessus de l'Union soviétique alors qu'il photographiait des installations militaires. Arrivé à Paris le 14 mai, Khrouchtchev a fait savoir qu'il subordonnait sa participation à la conférence à des excuses publiques d'Eisenhower pour le vol de l'U2, au châtiment des responsables de l'opération (c'est-à-dire les services de renseignement américains) et à la promesse que de nouveaux vols de ce type n'auraient plus lieu. Le président des Etats-Unis, encouragé à la fermeté par le général de Gaulle n'ayant consenti qu'à cette dernière demande, Khrouchtchev refuse de poursuivre les négociations et quitte Paris le 17 mai.

L'allocution du général de Gaulle a pour objet à la fois d'expliquer aux Français les événements qui viennent de se produire et de définir les principes de la politique extérieure de la France.

Pour ce qui concerne la suspension de la conférence, s'il juge "intempestif" le vol de l'U2, il considère comme excessives les exigences de Khrouchtchev envers Eisenhower, dès lors que satellites, fusées et avions sillonnent le ciel et que le dernier satellite lancé par les Soviétiques passe 18 fois par jour au-dessus de l'Occident.

Quant à la politique extérieure de la France qui constitue le coeur même de l'allocution, de Gaulle la définit comme fondée sur le triptyque de la détente, du désarmement contrôlé des engins stratégiques et de la coopération entre l'Est et l'Ouest. Pour autant, la France entend assurer sa défense en étant partie intégrante de l'alliance atlantique, tout en conservant son rôle et sa personnalité qui impliquent la possession d'un armement nucléaire. Cependant l'avenir lui paraît résider, à l'abri du bouclier atlantique et nucléaire, dans une union des peuples d'Europe sur les plans politique, économique, culturel, humain, union dont le Marché commun serait la matrice, chacun conservant son identité et sa souveraineté, mais qui pourrait à terme déboucher sur une confédération. C'est la solution d'une Europe des Etats, sans supranationalité, qu'il va bientôt proposer aux partenaires européens de la France et qui fera l'objet du "Plan Fouchet".

Serge Berstein

Transcription

(Silence)
Charles de Gaulle
L'homme, "borné dans sa nature", est "infini dans ses voeux" [Note : Le général De Gaulle se réfère ici aux Méditations Poétiques, texte de Lamartine à Lord Byron. "Borné dans sa nature, infini dans ses voeux, | L'homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux ; | Soit que déshérité de son antique gloire, | De ses destins perdus il garde la mémoire […]"]. Le monde est donc rempli de forces opposées. Certes, la sagesse humaine, parvient-elle souvent à empêcher que ces compétitions ne dégénèrent en conflits meurtriers, mais la concurrence des efforts est la condition de la vie. Aujourd'hui, notre pays se trouve confronté avec cette loi de l'espèce comme il le fut depuis deux mille ans. La division des peuples qui habite l'Europe et l'Amérique du Nord est la donnée principale et le pire mal de notre époque. Deux camps se dressent face à face dans des conditions telles qu'il ne dépend que de Moscou ou de Washington qu'une grande partie de l'Humanité ne soit écrasée en quelques heures. Devant cette situation, la France juge qu'il n'y a pas de litige territorial ni de querelle doctrinale qui comptent, qui tiennent en comparaison de la nécessité de conjurer ce péril monstrueux. Suivant elle, cela implique trois conditions. La première, c'est la Détente. Autrement dit : la pratique de relations améliorées, excluant les actes et les discours provocants, et multipliant les échanges économiques, culturels, touristiques, de telle sorte que soit créée une atmosphère d'apaisement. Faute de quoi, le vertige du malheur se saisirait des esprits, si bien qu'un jour, et tout à coup, pour un motif quelconque, le monde se trouverait en guerre. Comme il le fut deux fois de mon vivant, parce que l'archiduc était mort ou parce que quelqu'un avait envie de Dantzig. La deuxième condition, c'est une mesure catégorique de désarmement contrôlé appliquée de préférence aux engins capables de porter des bombes aux distances dites stratégiques, afin que disparaissent la possibilité et, du même coup, la tentation de provoquer subitement la destruction générale. La troisième condition, c'est un début de coopération organisée entre l'Est et l'Ouest, et consacrée au service de l'homme, qu'il s'agisse d'aider au progrès des peuples sous-développés ou de collaborer aux grandes recherches dont dépend l'avenir de tous. A cette Détente, à ce désarmement, à cette coopération, la France est d'autant plus disposée qu'il n'y a entre elle et la Russie aucun litige direct, qu'elle souhaite, au contraire, entretenir l'attrait traditionnel qu'elle a pour le peuple de ce pays, et voir se lever le rideau de fer, qui sépare d'elle les nations d'Europe Centrale et balkanique, dont elle est l'alliée naturelle. Et puis elle croit que l'activité moderne fait en sorte que partout la condition humaine tend à devenir semblable, et que l'opposition virulente des régimes est destinée à s'atténuer. Or récemment, il a semblé que des perspectives nouvelles étaient sur le point de s'ouvrir. On reconnaissait à l'Est comme à l'Ouest, que la guerre nucléaire serait pour tout le monde et de toute manière, un désastre. Puisqu'après le conflit, on risquait qu'il n'y eût plus d'aucun côté, ni pouvoirs, ni lois, ni villes, ni cultures, ni berceaux, ni tombeaux. C'est alors qu'en Russie soviétique, on entendit une chanson nouvelle. Un homme d'Etat, parvenu au premier rang, proclamait la nécessité de la coexistence pacifique, déclarait, que la concurrence entre le système communiste et le système capitaliste devait avoir pour objet le niveau de vie des hommes. Affirmait que son pays avait pour ambition son propre développement, et faisait entendre qu'une réunion des responsables suprêmes de l'Union Soviétique, des Etats-Unis, de l'Angleterre et de la France, ouvrirait le chemin de la paix. Il est vrai que monsieur Khrouchtchev posait une condition contradictoire avec la Détente, en prétendant qu'un traité dit de paix, fût-il conclu par lui seul, consacrât pour toujours la division actuelle de l'Allemagne et fixât pour Berlin-Ouest, un statut tel que cette ville, qui est libre et qui entend le rester, serait vouée tôt ou tard à subir le joug totalitaire. Mais par la suite, cette exigence semblait dans l'esprit de son auteur comporter des délais et des accommodements. D'autre part, les voyages que le Président du Conseil des Ministres soviétique faisait aux Etats-Unis puis en France paraissaient être les préludes d'une orientation nouvelle. La conférence au sommet pouvait donc être l'occasion d'une détente, d'une amélioration de l'atmosphère internationale. Pour ma part, ayant à mes côtés le Premier Ministre et le Ministre des Affaires Etrangères, j'y étais prêt, et volontiers. On sait ce qui est advenu. Je n'épiloguerai pas sur les raisons profondes qui ont pu empêcher la conférence de se tenir. Mais, je dois constater, que si le survol du territoire soviétique par un avion photographe américain, 15 jours avant la réunion, était assurément et, tout au moins, intempestif, ce qu'en somme a reconnu le Président des Etats-Unis en interdisant que de tels vols aient lieu dorénavant. Il n'y avait pas là un motif suffisant pour refuser d'ouvrir au sommet la discussion des affaires mondiales. A une époque où le ciel est sillonné de satellites, de fusées, d'avions, qui sont susceptibles de prendre des vues de n'importe quelle région du globe et d'y jeter des projectiles capables de destruction terrible, ce qu'il faut faire, c'est placer sous un contrôle réciproque tous ces engins, comme le propose la France. Et comme les quatre chefs d'Etat ou de gouvernement auraient pu le décider, au moment même où l'Union Soviétique lançait un nouvel appareil spatial, passant 18 fois par jour au dessus de l'Occident, il paraissait excessif d'exiger de Washington des excuses et des réparations publiques parce qu'un monomoteur doté d'une caméra avait tenté de traverser l'espace soviétique, et alors qu'on détenait l'avion abattu et les films, et qu'on avait la garantie que le fait ne se reproduirait pas. Enfin, si le Président du Conseil soviétique entendait que l'incident du 1er mai fut réglé comme il le voulait, avant l'ouverture de la conférence, il pouvait, semble-t-il, rester dans sa capitale, jusqu'à ce que ce préalable fut décidément liquidé d'une manière ou d'une autre. En tout cas, la France, avec sang-froid, a pris acte de l'aboutissement. Mais ce qui lui paraissait nécessaire hier, à ses yeux, le demeurera demain : la Détente, le désarmement, la coopération des pays bien pourvus pour le développement de ceux qui ne le sont pas, restent autant que jamais les buts que les quatre puissances mondiales se doivent à elles-mêmes et doivent à l'univers de réaliser en commun. Quant à nous, nous sommes disposés à reprendre ce chemin, mais nous croyons que pour le suivre, les démarches méthodiques de la diplomatie valent mieux que les échanges de discours publics, plus ou moins tumultueux, ou les débats passionnés des délégués aux Nations Unies, lesquelles hélas ne le sont pas. Si des bases pouvaient être posées par une préparation raisonnable, la France pourrait envisager que s'ouvre cette conférence de Paris qu'on a décidé de tenir et qui n'a pu avoir lieu. Cependant, en attendant, qu'on en arrive à la paix organisée, si tant est que cela soit possible, la France, entend être prête à se défendre. Cela signifie qu'elle demeure partie intégrante de l'alliance atlantique, d'ailleurs, les récentes épreuves ont démontré la solidarité profonde des occidentaux. Sans doute le président Eisenhower, le Premier Ministre Macmillan et moi-même, avons nous chacun nos problèmes et notre tempérament. Mais devant l'événement, les trois amis que nous sommes n'ont pas eu de peine à se mettre d'accord, dans la sagesse et dans la fermeté. Notre alliance est bien vivante. Pour qu'elle le soit encore davantage, la France doit y avoir son rôle à elle et sa personnalité. Ce qui implique qu'elle se dote elle aussi d'un armement nucléaire dès lors que les autres en ont un. Que ses moyens et son territoire, elle en dispose elle-même. Et que son destin, tout en étant associé à celui de ses alliés, reste en ses propres mains. Naturellement, cette autonomie doit avoir pour corollaire un concert plus étroit entre les puissances mondiales de l'Ouest, quant à leur politique et quant à leur stratégie. Mais si l'alliance atlantique est actuellement nécessaire à la sécurité de la France, et des autres pays libres de l'ancien continent, il s'agit pour eux, à l'abri de ce bouclier, de s'organiser pour la puissance et le développement commun, leurs épreuves leur ont bien fait voir ce qu'ils ont payé cher, leurs divisions et leurs conflits. Ni le Rhin, ni les Pays-Bas, ni les Alpes, ni les Pyrénées, ni la Manche, ni la Méditerranée, pour lesquels ils se sont battus si longuement et si terriblement ne les dressent plus les uns contre les autres, entre eux les haines n'ont plus cours. Bien au contraire. La nostalgie qu'inspire à chacun son abaissement relatif, en comparaison des nouveaux grands empires, les réunit dans le sentiment, qu'ensemble, ils retrouveraient cette grandeur, dont les siècles leur ont donné le génie et l'habitude. A quoi s'ajoute le fait qu'ils constituent un tout incomparable, eux que, précisément notre époque qui abolit les distances et les obstacles, réclame de grands ensembles. Contribuer à bâtir l'Europe Occidentale, en un groupement politique, économique, culturel, humain, organiser pour le progrès, l'action et la défense, c'est à quoi la France s'applique et continuera de s'appliquer. Déjà, l'Allemagne Fédérale, l'Italie, la Hollande, la Belgique, le Luxembourg collaborent directement avec elle, dans plusieurs domaines. Le Marché Commun des 6 entrera le 31 décembre dans sa réalisation pratique. Sans doute, les participants ne veulent-ils pas que cette institution puisse blesser d'autres pays d'Europe, et l'on doit compter que sera trouvé un accommodement, entre les intérêts. Sans doute aussi faut-il que les Nations qui s'associent restent elles-mêmes, et que la voie suivie soit celle de la coopération organisée des Etats. En attendant, qu'on en vienne peut-être à une imposante confédération. Mais pour ce qui la concerne, la France a reconnu une fois pour toute, la nécessité de cette Europe d'Occident, qui fut jadis le rêve des sages et l'ambition des puissants et qui est, aujourd'hui, la condition indispensable de l'équilibre du monde. Or en définitive, et comme toujours, ce n'est que dans l'équilibre, que le monde trouvera la paix. Dans l'ancien continent, l'organisation d'un groupement, équivalent tout au moins à celui qui existe à l'Est, pourrait être le moyen de faire en sorte que, sans risque pour l'indépendance, et la liberté de chacun, et compte tenu de l'évolution vraisemblable des régimes, s'établisse, puisse s'établir l'entente européenne entre l'Atlantique et l'Oural. L'accession au progrès des masses de l'Asie, de l'Afrique et de l'Amérique Latine, en serait certainement hâtée et facilitée. Mais aussi, la cohésion de cette grande et forte communauté européenne engagerait les vastes pays qui, dans d'autres continents, sont en marche vers la puissance, à choisir, eux aussi, la route de la coopération et à ne pas céder aux tentations de la guerre. Oui, la vie internationale, comme la vie tout court, est un combat. Celui que soutient notre pays tend à unir, non à diviser. A ennoblir, non à abaisser, et non point à dominer. En le faisant, il suit sa vocation qui fut toujours humaine et universelle. Le but est grand, la tâche est rude, mais au milieu des alarmes du monde, voyez, Françaises et Français, de quel poids peut peser à nouveau la volonté de la France.