Splendeur et misère de Minette la bonne Lorraine

En 969, Jacques Kraemer, alors directeur du Théâtre Populaire de Lorraine, présente sa première pièce : Splendeur et misère de Minette la bonne Lorraine, une création dont il est à la fois l’auteur (en collaboration avec René Gaudy) et le metteur en scène. Le spectacle, créé à Villerupt le 19 avril, sera joué dans différentes communes de Lorraine, puis, en tournée, dans toute la France.

Le projet du TPL s’accompagne d’un fort engagement politique et ne saurait se limiter à la simple représentation d’œuvres dramatiques. Créée en lien étroit avec son contexte socio-historique, la pièce qui s’adresse au public populaire (scolaire et ouvrier) est accompagnée par une « opération minette » censée introduire à la problématique de l’œuvre. Ainsi, dans chaque ville où elle est donnée, la représentation est précédée d’une semaine d’« animation culturelle », comprenant des projections et des parades, comme celle dont nous voyons un extrait dans le document vidéo. Chaque séance est également suivie d’un débat. 

L’argument dramatique, d’inspiration brechtienne, est fondé sur un jeu de mot. Dans l’idiolecte des mineurs, la « minette » est le nom d’un minerai de faible teneur en fer nécessitant un traitement pour en éliminer le phosphore, ce qui le rend peu compétitif face à la concurrence étrangère. Jacques Kraemer en a fait une antonomase comique (les « minettes », dans le vocabulaire des années 70 désignent les jeunes filles dans le vent…) afin de raconter de manière plaisante les heures de gloire et les vicissitudes de l’industrie lorraine. Un an après Mai 68, dans la tradition du théâtre d’agit-prop (théâtre politique et populaire pris comme instrument d’agitation et de propagande), la Minette de la pièce est un personnage de jeune fille, livré aux mains de proxénètes patibulaires, en lieux d’affreux patrons capitalistes [1], bien décidés à l’exploiter jusqu’au bout. Mais Minette n’intéresse ses souteneurs que tant qu’elle est « rentable » ; le moment venu, ils l’abandonneront pour de la chair fraîche mauritanienne. 

Véritable parabole, la pièce revêt une dimension prémonitoire, puisqu’elle annonce, en quelque sorte, ce que l’on appellera bientôt « la fermeture de la Lorraine », c’est-à-dire, la désindustrialisation du territoire, la fermeture des mines et des usines et la mise au chômage de milliers de travailleurs [2]. 

La politisation du théâtre trouve ici l’une de ses manifestations françaises les plus remarquables. Fort d’un véritable succès populaire dont témoignent la presse de l’époque (Le Monde, L’Humanité, La Quinzaine littéraire, etc.), Splendeur et misère de Minette la bonne Lorraine peut être considéré comme un « classique » du théâtre d’intervention, réalisant l’utopie d’une rencontre aboutie entre le monde artistique et le monde ouvrier. À ce titre, le spectacle obtint une reconnaissance internationale, dont témoignent, par exemple, les textes d’Arturo Lazzari, publiés dans L’Unita et dans l’ouvrage collectif : La traversée du désert.

La pièce, dans une version quelque peu modifiée [3], sera reprise en 1977, à Thionville et à Villerupt, lorsque le TPL aura quitté Metz suite au conflit d’ordre politique qui l’opposait à la municipalité de Jean-Marie Rausch.
 
[1] Ce sont les maîtres de forges de la lignée De Wendel qui sont principalement visés.
[2] Au milieu des années 1960, la sidérurgie lorraine emploie à peu près 100 000 personnes. Les fermetures de sites et les licenciements massifs interviendront surtout entre 1975 et 1980.
[3] Création au Théâtre municipal de Thionville, le 1^er décembre 1977. Mise en scène de Jacques Kraemer, assisté de Michel Guillaume et de Michel Puig, dramaturgie de Charles Tordjman, scénographie de Yannis Kokkos et Danièle Rozier.

• Jacques Kraemer, Splendeur et misère de Minette la bonne Lorraine (collection T), Éditions du Seuil, Paris, 1970. 
• Jacques Kraemer, "Minette la bonne Lorraine", L’Avant-Scène Théâtre n°623, 1978.
• Arturo Lazzari, La traversée du désert  (collection Il lavoro teatrale) / a cura di Arturo Lazzari ; [Piccolo teatro di Milano], Parma, 1969.