Cultures en partage
Cultures en partage
# Introduction
Le territoire qui intéresse cette fresque numérique n’a pas de bordure infranchissable, ni extérieure, ni intérieure, pour ainsi dire. Ce n’est pas pour autant que son périmètre délimite un espace d’errances désordonnées et improvisées. L’histoire et la mémoire des événements attestent du contraire. Leurs évocations indiquent qu’il s’est fondé, construit puis structuré sur un terreau fertile : celui de l’échange culturel qui a posé les bases du vivre-ensemble de part et d’autre de la frontière franco-luxembourgeoise. Rappelons que l’idée même de frontière est une notion neutre, qu’on ait l’ambition de la supprimer ou de la traverser. Elle existe de différentes manières : elle est géographique, politique et aujourd’hui, davantage parabolique comme nous pourrions le dire d’un miroir qui réfléchirait avec netteté ce vers quoi il est tendu. La trentaine d’archives qui composent ce parcours illustrent explicitement cette symbolique qui renvoie au désir réciproque de dons et de dialogues, au fond d’une rencontre qui s’est élaborée au cours des années et que l’élan créatif des acteurs comme de l’écoute bienveillante des institutions ont fini par transformer en une invitation à se connaître et à se reconnaître au travers de pratiques culturelles innovantes et audacieuses, de la recherche d’un langage commun comme d’événements ou de lieux à partager. Et s’il y a un secteur d’activité humaine qui abolit les frontières plus qu’elle ne les longe, c’est celui de la culture.
# 1. Culture populaire
La culture populaire s’inscrit dans les calendriers profanes et religieux. Influencées par les pays limitrophes dont la Belgique et les Pays-Bas, les fêtes se succèdent au rythme du calendrier qu’il soit religieux ou profane. Il en va ainsi, du traditionnel corso fleuri à Esch-sur-Alzette où une foule compacte se presse pour voir passer ces défilés costumés, majorettes et fanfares. Comme de la présentation annuelle de Saint-Nicolas, protecteur de la Lorraine et des enfants, faisant aussi l’objet d’un culte important au-delà du territoire.
Selon un autre niveau de croyance, Sainte-Barbe, patronne des mineurs, est célébrée avec dévotion à Crusnes, ville située à une dizaine de kilomètres d’Esch-sur-Alzette et connue pour son église dévorée par la corrosion. Bien que repeinte en gris par les amis de l’association de Sainte-Barbe, la rouille ne dort jamais. Et cette fête traditionnelle, plus importante que Noël
selon les locaux, est l’occasion de se remémorer les tragédies, de remuer le passé bruyamment en « pétant les boites », de rendre hommage aux victimes de la mine et à l’exemplarité des ouvriers.
Le temps ne modifie pas seulement l’espace, il le qualifie et fait émerger d’autres formes d’expression. Aujourd’hui, les corsos acquièrent une dimension créative sans dénaturer la mémoire des lieux et des hommes. On peut citer l’exhibition phénoménale créée par la compagnie L’Homme Debout dont la performance artistique exprime encore plus profondément ce qu’il reste de la culture des hommes de fer, des mineurs comme des ouvriers. Lorsqu’Angelo dit le Piot défile, cette marionnette de 7,50 mètres, fabriquée par 800 personnes et écoliers du cru, donne l’impression de sortir des profondes entrailles d’Esch-Belval.
Parmi les autres activités qui vont prendre une place essentielle dans la consolidation du tissu social et culturel, la circulation par-delà la frontière, le sport et plus précisément « le sport pour tous » s’inscrit comme fondateur de la mémoire collective et nourrit encore aujourd’hui les conversations ordinaires. Qu’il soit pratiqué comme un amusement après une journée épuisante de travail ou comme profession au sens plein du terme, il reste foncièrement un objet de passion et de divertissement comme le rappelle son origine étymologique. Le desport est fait pour le « plaisir physique ou de l'esprit » avant d’être une discipline destinée à sensibiliser une société du début du XXe siècle à l’importance de l’hygiénisme corporel et spirituel. Il est un lieu de passage entre le temps contraint, des obligations par exemple et le temps semi-contraint, des loisirs. Au lendemain de la Révolution industrielle, le cyclisme s’est imposé comme l’une des disciplines les plus emblématiques et populaires. À cet égard, il n’est pas surprenant qu’il se soit développé particulièrement dans ce territoire transfrontalier dans lequel les ouvriers, en grande majorité originaires d’Italie, se reconnaissaient au travers de valeurs communes avec les héros sportifs : proximité avec la terre, extraction modeste, exigence et dur à la peine. Les forçats de la route
, comme les a qualifiés Albert Londres en 1924, sont adulés dans les usines et les mines. Ainsi, la création du Tour des Mines au tournant des années 1960 manifeste de cela. Les efforts déployés par les champions expriment à l’extrême les difficultés quotidiennes au travail. Sur un vélo, on ne triche pas et l’acclamation du public relève d’une forme d’hommage au dépassement de soi et à l’accomplissement de toute une vie.
D’autres disciplines se sont également imposées glorieusement dans la région : la gymnastique, l’athlétisme, la boxe bien entendu, la course de côte de façon plus marginale, comme à Ottange mais surtout le football particulièrement fédérateur et générateur d’envie d’ailleurs. Le football associatif a été autant un mode de s’inscrire profondément dans le lieu pour affirmer un lien identitaire solide qu’une promesse de mieux vivre. Evidemment, comme pour toute activité hyperconcurrentielle, les réussites ont été contrastées et les déceptions bien cruelles. Pour autant, bien plus qu’un loisir ou un divertissement, le football devient un engagement de vie que chacun s’approprie à sa façon. C’est une manière d’entrer sans détour dans une vie sociale et adulte tout en gardant une part d’insouciance volée par une vie professionnelle commencée trop tôt. C’est aussi un mélange de cultures, presque de classes au demeurant, puisqu’on pouvait voir se côtoyer dans une même équipe, des ouvriers et des étudiants (peu en vérité), des Français natifs du territoire de parents français ou étrangers et des immigrés.
Enfin, le sport est perçu comme une usine à rêves. Comment ne pas évoquer des figures aux destins exceptionnels comme Michel Platini, natif de Jœuf et génial chef de file d’une génération extraordinaire issue de la région (Patrick Battiston, Bernard Zénier, Olivier Rouyer, etc.) qui a ouvert la voie et convaincu que la réussite était possible pour tous.
Sans oublier d’autres héros venus du Luxembourg (Nico Braun) pour renforcer le football Club de Metz, créé en 1932. Carlo Molinari, né à Villerupt, en fut le légendaire Président. Homme de volonté et de solidarité …et un peu de superstition, il amena son équipe à la victoire de la coupe de France en 1984 et 1988.
# 2. Culture rouge
Le rouge ne flambe pas uniquement dans le ciel des cités ouvrières par la grâce des fumées des usines. C’est une couleur qui n’est pas dans la nuance mais dans la lutte et les revendications. Du moins, sa symbolique l’associe à une volonté d’imposer un pouvoir visible. La culture rouge, quant à elle, exprime plutôt une résistance, une volonté de se faire entendre pour des catégories de populations qui n’ont traditionnellement pas droit à la parole. Comme ce fut le cas lors d’une étape du Tour de France bloqué par des manifestants du bassin de Longwy au cri de Longwy vivra
. Quand le sport est un moyen de prendre le pouls d’une société, de l’écouter et de se faire entendre.
Rappelons qu’en russe, rouge (krasnoï) est assimilé au beau, à l’exemple de la place Rouge à Moscou traduit en « belle place ». Il s’agit d’une couleur politique qui a tissé un réseau social dans le territoire et a encouragé des rapprochements diplomatiques spécifiques à une certaine époque. Une manière d’entente qui va au-delà de relations amicales et culturelles, mais qui atteste d’une forte dimension idéologique sous l’influence du Parti Communiste. Les manifestations du 1er mai relèvent de cette tradition de contestations et de convergence des luttes. La journée internationale du travail prend un sens plein dans le territoire. En 2004, il a vu défiler côte-à-côte les syndicats allemands, français et luxembourgeois à Dudelange.
L’autre richesse indéniable que révèle ce territoire est sa jeunesse, importante en nombre, active et engagée qui s’imagine un avenir dans et en dehors de la Lorraine. C’est au fond un lieu d’expérimentations et d’initiations qui formera les individus. Pour certains, ils quitteront la Lorraine en en emmenant une partie avec eux.
Né en 1978 en plein cœur des luttes ouvrières, Le slogan sidérurgiste Longwy vivra
s’exportera bien au-delà des frontières et des murs des usines pour être une musique, un cri qui vient de l’intérieur, comme le chante Bernard Lavilliers, qui viendra à intervalles réguliers soutenir les combats et les ouvriers. Comme en 1991, sur le site sidérurgique d’Uckange. En revanche, rien ne prouve que la nostalgie de ses paroles soit encore partagée par le plus grand nombre, tellement les conditions de travail étaient rudes : C'est vraiment magnifique une usine, C'est plein de couleurs et plein de cris. C'est plein d'étincelles, surtout la nuit
.
# 3. Création et lieux culturels
Quiconque a passé sa jeunesse dans la Lorraine du Nord jusqu’aux limites de la frontière luxembourgeoise se rappellera de l’effervescence culturelle qui la caractérise, les concerts et festivals mémorables, les audaces artistiques.
Le site d’Esch-sur-Alzette est désormais devenu une place forte de la production cinématographique mondiale. A ce titre, il fédère, tel un vaisseau amiral, tous les projets culturels ambitieux.
Ce n’est donc pas fortuit si l’accomplissement contemporain des spectacles musicaux à résonnance internationale est ainsi symbolisé par ce lieu superlatif qu’est la Rockhal, inaugurée en 2005. Lequel est désormais à mille lieues de cette mythique petite salle de Rodange. Le Blue Note, qui connut ses heures de gloire au milieu des années 1980, en donnant des concerts exceptionnels (The Cure, The Cramps, Siouxsie and the Banshees, Joe Jackson, etc.).
Bien avant cela, l’aventure théâtrale est incarnée par la création du Théâtre Populaire de Lorraine (TPL) en 1963 par Jacques Kraemer et administré par Charles Tordjman en 1972. C’est une compagnie pensée comme un combat au même titre que d’autres, rapprochant communauté ouvrière et communauté artistique. Et qui, d’une certaine façon, a suscité des vocations (on compte aujourd’hui une cinquantaine compagnies théâtrales sur toute la Lorraine) et ouvert la voie à d’autres créations contemporaines dont on sent encore aujourd’hui l’influence.
Le théâtre comme moyen d’exercer une résistance comme de s’engager en militantisme en privilégiant le lien tangible et profond avec le réel. A l’exemple, du spectacle Lumen-Lumina en 1997 joué par des comédiens amateurs et des environs et de Terre de feu à la Kulturfabrik d’Esch-sur-Alzette qui puisent dans la mémoire ouvrière comme une matière créative. Laquelle est appelée à se tordre et se transfigurer comme lors du festival transfrontalier « Clown in progress » partagé entre l’U4 à Uckange et la Kulturfabrik.
L’autre grande intuition du territoire reste le Festival du Film Italien de Villerupt, né en 1976, et qui rencontra un succès populaire immédiat. Programmé en novembre comme pour déchirer le voile de brouillard qui ne manque jamais de tomber à cette époque de l’année dans la région, 2021 fête la 44e édition d’une idée audacieuse qui a germé dans l’esprit d’un groupe de jeunes gens passionnés de cinéma (dont certains seront de l’aventure du film L’Anniversaire de Thomas au tournant des années 2000), fréquentant la Maison de jeunes et de la culture de la ville. Cet événement à la fois patrimonial et culturel pourrait faire l’objet d’une fresque à elle seule, tant elle s’inscrit dans la mémoire, et ce, dès le plus jeune âge. Il faut se rappeler que collégiens et lycéens pouvaient découvrir sans apprentissage particulier des œuvres aussi troublantes que celles de Marco Ferreri, Pier Paolo Pasolini, Federico Fellini, Ettore Scola ou Lina Wertmüller. Certains de ces grands artistes ont pu profiter d’une certaine douceur de vivre à Villerupt.
# 4. Langues du territoire
La langue est plus qu’un vecteur de communication. Elle est une revendication qui exprime l’appartenance à un territoire et à son histoire. Au sein de celui-ci, il existe une tension entre trois langues que le français domine très provisoirement en tant que langue véhiculaire. Cependant, luxembourgeois et allemand s’entendent plus volontiers aujourd’hui au travail, qu’à l’école et évidemment durant les moments de loisirs. A côté desquels, il serait injuste de négliger la circulation du francique, langue maternelle de la plupart des Luxembourgeois dont nous rappelons, ici, la devise Mir wëlle bleiwe wat mir sinn
(nous voulons rester ce que nous sommes).
# Conclusion
En guise de conclusion, il est important de faire une place importante au media de référence qu’est la télévision. En particulier de Télé Luxembourg, chaîne à rayonnement international (au sens strict) qui, au travers de ses contenus et de ses missions, a participé à consolider le lien social et culturel au sein du territoire qui occupe cette fresque. Créée le 23 janvier 1955, elle constitue une mémoire désormais rassemblée par le Centre National de l’Audiovisuel (CNA) basé à Dudelange. L’ensemble des items décliné dans ce parcours (les événements festifs, culturels et sportifs) est associé à des moments de télévision et de vie partagés par la population, qu’elle habite d’un côté ou de l’autre de la frontière franco-luxembourgeoise. A la suite, RTL Télévision s’est adapté à l’évolution des populations en expérimentant notamment des dispositifs en direction de catégories de la population : les enfants (L’école buissonnière), les femmes (Ram-Dames), communautaire (Buona Domenica, 1982), etc. Chacune de ces émissions contribua à composer une identité propre au territoire au travers de choix audacieux au regard de ce qui était produit par la télévision française de l’époque. En cela, cette télévision s’est en particulier construite sur une reconnaissance et la considération d’une population par-delà les frontières.
# Sélection bibliographique
- Karen Bretin-Maffiuletti, « Les loisirs sportifs en milieu de grande industrie : sport, patronat et organisations ouvrières au Creusot et à Montceau-les-Mines (1879-1939) », Le Mouvement Social, 2009/1 (n° 226), p. 49-66.
- Laurent Davezies, La République et ses territoires, Paris, Seuil, 2008, 96 p.
- Patrick Fridenson, « Les ouvriers de l'automobile et le sport », L’espace des sports-1, Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 79, septembre 1989, pp. 50-62.
- Fabrice Montebello, « Des stigmates à la vertu : l’émergence de la qualité italienne dans la Lorraine industrielle », dans Maria Luisa Caldognetto, Claudio Cicotti, Antoinette Reuter, Joseph Boggiani (dir.), Paroles et images de l’immigration. Langue, littérature et cinéma : témoins de la présence italienne au Luxembourg et dans la Grande Région, Luxembourg, Université de Luxembourg (UL), 2006, p. 265-281.
- Pascal Raggi, La désindustrialisation de la Lorraine du fer, Paris, Classiques Garnier, 2019, 506 p.
- William Richier, « Les jumelages entre Guerre froide et enjeux locaux », Philippe Buton, Olivier Büttner, Michel Hastings (dir.), La Guerre froide vue d’en bas, CNRS Editions, p. 131-149, 2014.