La campagne à l’épreuve de l’industrialisation et du paternalisme : le cas Doré-Doré
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Résumé
Entre paternalisme et industrialisation des campagnes, l’histoire de la société Doré-Doré illustre parfaitement les transformations d’une société rurale, ainsi que la mise en œuvre d’une politique sociale complexe par un patronat soucieux de contrôler et conserver ses salariés. Une trajectoire qui s’étale sur deux siècles, et dont l’empreinte dans le paysage et les mémoires est toujours vivace.
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Date de publication du document :
08 déc. 2021
Date de diffusion :
26 nov. 2011
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Contexte historique
ParProfesseur agrégé d’histoire-géographie au collège Elsa Triolet à Thaon-les-Vosges
Les premiers pas de ce qui deviendra la société Doré-Doré (DD) datent de la fin des années 1810 et ont pour cadre Fontaine-les-Grès, un village aubois de la Champagne crayeuse, à une vingtaine de kilomètres au nord-ouest de Troyes. Selon un schéma classique, ils sont le fait d’un artisan, Jean-Baptiste Doré : il s’improvise négociant auprès des paysans du secteur qui produisent de la bonneterie (bas puis chaussettes) durant la période hivernale en complément de leurs revenus agricoles. Il est leur intermédiaire pour acheter la matière première et vendre leurs productions à Troyes. C’est une forme de proto-industrialisation typique de la première moitié du XIXe siècle durant lequel la production textile s’articule entre des ateliers ruraux dispersés et des marchands-fabricants, période qui précède la création des premières manufactures.
La construction d’une usine à Fontaine-les-Grès ne met pas fin - et c’est une originalité - au vaste réseau d’ateliers familiaux des communes voisines. Elle est agrandie à plusieurs reprises et continue de fournir aux ateliers à domicile du coton (issu de filatures de Lille, Troyes, des Vosges et de Normandie), des machines et, parfois, du financement. En 1914, DD emploie 1 000 personnes dont 325 travaillent dans l’usine. En 1931, le directeur André Doré explique le fonctionnement : à l’usine, on trouve la direction et la comptabilité, les entrepôts de coton, les ateliers d’apprêt (finition) et les services d’expédition, la construction et l’entretien des machines ; dans les ateliers familiaux, c’est la phase de fabrication à proprement parler : l’ouvrier façonnier à domicile, recrute son personnel lui-même et travaille sous le contrôle d’un contremaître de l’usine. En 1950, cette organisation perdure et on trouve encore des ateliers familiaux jusqu’à Bar-sur-Aube, à près de 70 km de Fontaine-les-Grès.
Cet écosystème industriel explique que la commune ne connaisse pas une forte croissance démographique : jusqu’à la Grande Guerre, elle compte entre 400 et 500 habitants puis, durant la période 1920-1960, la population double, sans jamais toutefois dépasser le millier d’habitants. Il ne s’agit donc pas d’une ville-usine comme à Thaon-les-Vosges où l’implantation d’une immense teinturerie et blanchisserie entraîne une mutation radicale de la commune qui passe de 600 à 7 300 habitants entre 1870 et 1914.
D’un point de vue social, si les salaires versés par DD demeurent longtemps inférieurs à ceux perçus par les ouvriers troyens, la politique paternaliste mise en œuvre par André Doré (1908-1958), débutée avant 1914 mais qui prend toute sa dimension dans l’entre-deux-guerres, offre de nombreuses compensations. Alimentée par le catholicisme social de son promoteur, elle se traduit par la mise à disposition des salariés de DD de prestations sociales, d’équipements et de services à bas coût. Dès avant les lois du Front populaire, chaque salarié a ainsi droit à une semaine de congés payés, à condition de ne pas cumuler plus de deux semaines de maladie dans l’année. De même, la mutuelle Amicale DD fournit des secours – allocations familiales et retraite – alors que la loi de 1930 sur les assurances sociales n’est pas encore votée.
Par ailleurs, la direction cherche à attirer commerçants et artisans qui, en échange de conditions d’accès privilégiées, fournissent des prestations à un prix inférieur à celui du marché. On aménage ainsi une Familia (épicerie, mercerie, légumes, laitage), un ensemble étable-abattoir-boucherie, une boulangerie, un coiffeur ou une pompe à essence. Parallèlement, DD finance la construction de 226 logements sur la commune pour ses salariés, avec des loyers généralement inférieurs de 60 % à ceux du marché, et entreprend la mise en œuvre d’équipements collectifs : jardins ouvriers, pensions pour les jeunes célibataires (Popote pour les garçons, Sainte-Marthe pour les filles), dispensaire.
Les activités de loisirs pratiquées par les employés au sein de sociétés indépendantes sont regroupées dans un organisme chargé de les gérer, le Foyer Jeanne d’Arc qui deviendra Foyer social DD. On y pratique le sport, la musique, le théâtre ou la photographie. Un cercle, financé à moitié par l’entreprise, met à disposition la presse, une bibliothèque puis la TSF. Dans cette même lignée, la firme fait construire un stade, un cinéma et une salle de spectacles dans laquelle, comme le note l’historien Jean-Louis Humbert, « chaque événement important (anniversaires de l’entreprise, hommages à André Doré, fête du travail...) est l’occasion d’une “fête de famille” facilitant les rapports entre les employés et leur patron ».
Cette omniprésence de l’entreprise se lit clairement dans le paysage de la commune. Outre les logements et les magasins, on trouve la patte de la famille Doré dans le jardin d’enfants, l’école communale, une église, la voirie et, bien sûr, la mairie dont le premier magistrat est, entre 1908 et 1931, Philippe Saint-Ange Doré.
Cet écosystème périclite progressivement à partir des années 1960 : la concentration de la production, et sa diversification avec des pulls, ne peuvent empêcher la lente dégradation de la situation. Même le paternalisme ne résiste pas aux premiers mouvements sociaux en 1971 menés par une section de la CFDT. Entre 1970 et 2001, face à la concurrence des pays à bas coûts de production, le nombre de salariés passe de 1 700 à 560. DD est cédée en 2003 à Gallo, une société italienne spécialisée dans le chaussant haut de gamme.
Éclairage média
ParProfesseur agrégé d’histoire-géographie au collège Elsa Triolet à Thaon-les-Vosges
Ce long reportage du 26 novembre 2011 sur France 3 Reims propose une plongée dans l’univers de Doré-Doré, une entreprise textile auboise spécialisée dans la bonneterie dont le siège se situe dans le village de Fontaine-les-Grès, à mi-chemin entre Troyes et Romilly-sur-Seine. Sa réalisation se fait dans un contexte particulier puisque le propriétaire de la marque, l’Italien Guiseppe Colombo, PDG de la société Gallo, vient d’annoncer la fermeture définitive du site et le transfert de l’activité près de Brescia.
Très peu d’images d’archives sont utilisées pour illustrer le propos, à l’instar de deux plans du village à un demi siècle de distance (1908-1958) illustrant l’emprise des constructions menées par la famille Doré (développement du bâti au nord de la route principale, création d’un réseau viaire, etc.). Remarquons aussi une vue aérienne de l’usine dans les années 1950 reconnaissable à sa cheminée en briques, ses toits à sheds, son réservoir d’eau, mais également à ses bâtiments plus récents ainsi qu’à son étonnant petit jardin à la française. Filmées en 1986, des images des ateliers montrent une main-d’œuvre très féminisée, attachée à la confection de bas. Enfin, l’usine qui apparaît à l’écran à plusieurs reprises, avec son enseigne composée de deux « D » entrecroisés, est celle qui a fermé ses portes à la fin de l’année 2011.
De manière significative, le premier document montré à l’image est un cliché d’André Doré, dirigeant de l’usine de 1908 à 1958, promoteur d’une véritable politique paternaliste commencée avant la Grande Guerre et déployée dans les années 1920-1930. Le reportage est d’ailleurs largement centré sur cette politique sociale de Doré-Doré, fondée sur la conception catholique et familiale qu’avait André Doré de ses relations avec ses salariés, mais qui ne cachait pas ses objectifs économiques : attirer et conserver une population nombreuse et juvénile en lui octroyant les facilités de la ville à la campagne. Une politique qui connaît son apogée à la fin des années 1960 - avec, à titre d’exemple, ce prix obtenu en 1968 d’« entreprise la plus sportive de France ». Par contre, on observe que le reportage n’aborde pas la contrepartie de ce paternalisme : le refus de l’implantation de syndicats et le silence sur les revendications salariales… jusqu’au premier conflit de 1971.
Ce silence est partagé par d’anciens salariés de l’usine (Françoise et Georges Boudes, Roger Demougeot et Jean Roux) qu’on suit dans le village à la découverte des édifices construits par la société DD : logements, usine, église Sainte-Agnès construite par André Doré en mémoire de sa fille décédée, stade, salle des fêtes désaffectée (où trônent d’anciennes publicités de la marque), mairie-école communale, pension Sainte-Marthe des filles, pension des garçons « La Popotte » transformée en restaurant, épicerie la Familia. On notera l’omniprésence du nom Doré ou du logo DD dans le village. Ces témoignages, souvent empreints de nostalgie et d’admiration pour l’œuvre des Doré, qualifiés tour à tour de catholiques, humanistes, socialistes et paternalistes, sont complétés par les propos de l’historien Jean-Louis Humbert et de Véronique Barrois, fille du dernier PDG de la dynastie Doré. Au-delà du caractère parfois hagiographique du reportage, ce dernier montre à quel point une symbiose a pu exister entre une entreprise, des hommes et un territoire.
Transcription
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