Entretien avec Michel Droit

07 juin 1968
55m 33s
Réf. 00143

Notice

Résumé :

Le 30 mai, une immense manifestation s'est déroulée sur les Champs-Elysées, et des manifestations analogues ont eu lieu en province pour soutenir l'action du gouvernement du général de Gaulle pendant les évènements de Mai. Alors que le mouvement de grèves s'arrête progressivement dans le pays, le chef de l'Etat s'entretient avec Michel Droit. Le journaliste lui demande d'éclairer les Français sur la journée décisive du 29 mai, où il a quitté Paris. Le Général évoque ensuite la manifestation du 30 mai. Puis il rend compte de son voyage en Roumanie, avant de revenir sur la crise en France, dont il admet qu'elle n'était pas prévue par le gouvernement. Il accuse l'"entreprise totalitaire" communiste d'avoir récupéré le mouvement de la "faction révolutionnaire" et en analyse les conséquences. Il souligne que le gouvernement a su faire face, et est resté parfaitement cohérent autour du Président de la République, ce qui amène Michel Droit à lui demander d'éclairer les raisons de la permutation Debré - Couve de Murville. Le général de Gaulle analyse la société actuelle en faisant un historique de l'évolution "mécanique"de la société, qui apporte plus de bien-être, mais de telle sorte que l'individu n'a pas prise sur son destin. Entre le communisme et le capitalisme, il propose la voie de la participation. Questionné sur l'Université, de Gaulle suggère là aussi la participation, et admet que l'institution est à réformer. Il conclut en affirmant que si l'Assemblée Nationale actuelle est dissoute, c'est qu'elle en avait la vocation, parce que la majorité était incertaine. C'est ainsi que, dans un premier temps, il substitue des élections législatives au Référendum annoncé le 24 mai.

Type de média :
Date de diffusion :
07 juin 1968
Type de parole :
Conditions de tournage :

Éclairage

Les derniers jours de mai 1968 ont vu tout à la fois la crise parvenir à son summum et le général de Gaulle reprendre en main la situation. L'impuissance des solutions proposées par le pouvoir politique pour arrêter la crise, qu'il s'agisse de l'annonce du référendum le 24 mai ou des avancées sociales promises aux syndicats par le Premier ministre le 27 mai, pousse l'opposition à réclamer le pouvoir sous la forme d'un gouvernement provisoire aux contours flous. Le 29 mai, la disparition de l'Elysée du général de Gaulle dramatise la crise et donne lieu aux hypothèses les plus folles. Son retour d'Allemagne le 30 mai est le signal de la reprise en main. Appuyé par plusieurs centaines de milliers de ses partisans qui reconquièrent la rue, à Paris sur les Champs-Elysées comme en province, il prononce une allocution radiodiffusée. Voyant dans les événements la preuve d'un complot communiste, il annonce sa décision de maintenir en place le Premier ministre dont l'opposition demandait le départ, déclare dissoute l'Assemble nationale et annonce de nouvelles élections, menaçant de prendre les pouvoirs exceptionnels que lui offre la constitution en cas de poursuite des troubles. De fait, l'agitation, sans disparaître totalement, se calme progressivement, les forces politiques se consacrant à la préparation des élections prévues pour les 23 et 30 juin 1968.

C'est dans ce contexte que le Général paraît à la télévision le 7 juin pour un entretien avec le journaliste Michel Droit afin de livrer aux Français son analyse des événements

-La première question porte sur les raisons de sa disparition le 29 mai (on sait maintenant qu'il s'est rendu auprès du Général Massu, commandant des forces françaises en Allemagne). Dans sa réponse, de Gaulle avalise la thèse du découragement et de la tentation du retrait, bien que certains observateurs se demandent s'il n'a pas souhaité dramatiser la situation et inquiéter les Français afin de provoquer chez eux une réaction de soutien. Quoi qu'il en soit, il affirme que c'est la manifestation des Champs-Elysées et la crainte d'abandonner la France à la subversion qui l'ont fait renoncer à un possible retrait.

-Les questions suivantes portent sur l'attitude du gouvernement qui n'a ni prévu, ni maîtrisé la crise et sur l'opportunité du voyage présidentiel en Roumanie durant les événements. Si de Gaulle ne s'attarde guère sur ce dernier point, affirmant la nécessité de ce voyage, il épilogue longuement sur des événements dont l'origine incombe à des groupuscules anarchisants, mais dont l'exploitation réside à ses yeux dans la volonté du parti communiste de conserver le monopole de la revendication et de tenter d'instrumentaliser la crise pour se débarrasser de lui et prendre le pouvoir. Aussi rend-il hommage aux forces de l'ordre qui ont résisté sans verser le sang et au gouvernement qui a tenu bon et s'est efforcé de résoudre la crise sociale par les accords de Grenelle.. Ce qui conduit naturellement l'interlocuteur du Général à l'interroger sur la signification du remaniement ministériel et en particulier de la permutation entre le ministre des Finances (Michel Debré) et celui des Affaires Etrangères (Maurice Couve de Murville), question que le Général élude en signalant la qualité des hommes.

En revanche, il s'attarde longuement sur les leçons à tirer d'un crise dont il juge qu'elle est due aux bouleversements apportés par les étourdissants progrès scientifiques et techniques et la modification spectaculaire des conditions d'existence quotidienne qui abreuvent l'homme de biens matériels, mais lui ôtent la maîtrise de son destin. Pour réformer la société, de Gaulle qui récuse à la fois le communisme et le capitalisme propose la solution de la participation, laquelle suppose la collaboration de tous dans l'intérêt collectif et ne doit remettre en cause l'autorité, gage d'efficacité, ni dans l'Etat, ni dans l'entreprise. Il y voit une révolution véritable ne résidant ni dans l'agitation ni dans la gesticulation, mais dans la profonde transformation d'états de choses obsolètes, périmés ou indignes. Et à la question de savoir pourquoi il n'a pas réalisé plus tôt la participation, de Gaulle répond allusivement en évoquant les résistances à ce projet, mettant implicitement en cause son entourage politique (Georges Pompidou, Michel Debré, Valéry Giscard d'Estaing), les milieux d'affaires, mais aussi les syndicats qui y voient une utopie ou un faux-semblant.

Invité par Michel Droit à évoquer les domaines de la participation au-delà du monde industriel auquel elle s'applique naturellement, il montre qu'elle peut s'étendre au monde agricole par l'intermédiaire de la coopération, mais s'étend surtout sur son application à l'Université, foyer initial de la crise de mai. Il la voit fonctionner à un double niveau, celui de la participation à la gestion de l'Université de tous ceux qui y travaillent, mais aussi dans la participation des formations universitaires aux besoins de la société, à l'échelle nationale comme à l'échelle régionale.

La dernière question porte enfin sur les leçons politiques à tirer de la crise. De Gaulle justifie sa décision de dissoudre l'Assemblée nationale par l'étroitesse de la majorité issue du scrutin de 1967 qui permet à quelques élus de faire peser une hypothèque sur les décisions gouvernementales (allusion à l'opposition larvée de quelque élus républicains-indépendants proches de Valéry Giscard d'Estaing). Aussi lance-t-il un appel à renforcer les appuis du régime lors des futures législatives pour renforcer la République, laissant entendre que le référendum sur la participation évoqué dans l'allocution du 24 mai sera organisé à une date ultérieure.

Serge Berstein

Transcription

Michel Droit
Mon général, il y a 2 ans et demi, vous aviez accepté de venir à trois reprises, lors de la campagne pour le second tour des élections présidentielles, vous aviez accepté de venir à trois reprises, répondre devant les caméras, aux questions que je vous avais posées. A ce moment-là, j'avais essayé de vous poser, à peu près, toutes les questions que la majorité des Français, qu'ils se soient apprêtés à voter pour vous ou pour votre adversaire, aurait aimé vous poser, s'ils s'étaient trouvés en votre présence. Evidemment, je ne les avais certainement pas posées toutes, car en ce genre d'affaire, on ne peut pas être exhaustif, surtout lorsqu'on ne dispose que d'un temps limité. Mais enfin je crois, sincèrement que, j'avais posé à peu près l'essentiel de ces questions. Aujourd'hui, la situation est bien différente. La France vient de connaître une crise intérieure, politique et sociale, sans précédent absolument, depuis le début du siècle. Et ce soir, puisque vous avez accepté de revenir devant les caméras, je voudrais, une fois encore, vous poser, essayer de vous poser, la plupart des questions, disons, qui brûleraient les lèvres à la plupart des français s'ils se trouvaient en face de vous. Les premières de ces questions, le premier groupe de questions est d'ordre assez personnel, mais enfin, il touche directement tout ce que nous venons de vivre. Je crois que tous les observateurs sont d'accord, les deux journées, jusqu'ici décisives, de cette crise, ont été celles où vous avez pris personnellement l'initiative des opérations. C'est-à-dire : la journée du mercredi 29 mai, où vous avez quitté Paris, et celle du jeudi 30 mai, où vous êtes rentré à Paris pour vous adresser au pays. Alors ce que je voudrais vous demander, mon Général, est ceci : pourquoi avez-vous quitté paris le 29 mai, qu'y avait-il alors exactement dans votre esprit, lorsque vous avez dit : "j'ai envisagé toutes les éventualités". Que cela voulait-il dire exactement ? Et est-ce que cela pouvait aller jusqu'à votre départ, votre retraite définitive ? Et enfin au terme de quelle analyse, êtes-vous arrivé aux conclusions que vous avez fait connaître aux français, le jeudi 30 mai, au soir ?
Charles de Gaulle
Oui, le 29 mai, j'ai eu la tentation de me retirer, et puis en même temps j'ai pensé que si je partais, la subversion menaçante allait déferler et emporter la République. Alors, une fois de plus, je me suis résolu. Vous savez, depuis quelque chose, comme 30 ans que j'ai affaire à l'histoire, il m'est arrivé, quelques fois, de me demander si je ne devais pas la quitter. Ce fut le cas, par exemple, en septembre 1940, après Dakar, où avec mes compagnons, ayant essuyé le feu des forces françaises qui tiraient sur les français libres, alors que l'ennemi était à Paris, j'ai douté qu'on ne pourrait jamais y retourner contre l'envahisseur de la France. Ça a été le cas à Londres, en mars 1942, où devant une dissidence à l'intérieur de la France Libre, dissidence dont le gouvernement britannique avait été le complice, sinon l'instigateur, je suis allé dans un coin de la campagne anglaise, en faisant savoir à Londres, que je ne poursuivrai pas mon entreprise aux côtés de la Grande-Bretagne, si mes conditions n'étaient pas acceptées. Ce fut le cas en 1946, quand, submergé par le torrent stérile des partis sur lequel je n'avais pas de prise, et ne pouvant plus agir à la place où j'étais, je l'ai quitté. Ce fut le cas en 1954, quand je voyais le Rassemblement que j'avais formé, qui était en train de disloquer, et qu'alors je l'ai laissé, et que je suis rentré chez moi. Ça a été le cas, le soir du 1er tour de l'élection présidentielle, où une vague de tristesse a failli m'entraîner au loin. Alors, le 29 mai, je me suis interrogé moi-même, et puis le 30 mai, ayant dit au pays ce que j'avais à lui dire, et ayant reçu sa réponse sous la forme de l'immense marée humaine, de la Concorde, des Champs-Elysées et ensuite de tous les cortèges magnifiques qui se sont produits dans tant de villes, j'ai compris que mon appel avait donné le signal du salut et je me suis senti consolidé dans ma résolution par la volonté des Français.
Michel Droit
Ça vous a vraiment ému que le peuple français réagisse comme cela ?
Charles de Gaulle
Est-il besoin que je le dise ?
Michel Droit
Mon Général, vous avez parlé de tous les départs auxquels vous avez songé ou les départs que vous avez faits, mais je dois dire qu'il y a eu un départ, récemment, qui a beaucoup étonné les français, c'est lorsque, alors que la crise était déjà déclenchée, et alors que, il y a un an, au moment de la crise du Moyen-Orient, vous aviez remis, différé, votre voyage en Pologne, vous soyez, cette fois, parti pour la Roumanie. Ça, ça a beaucoup étonné les Français, qui étaient en crise déjà.
Charles de Gaulle
En partant pour la Roumanie, je ne renonçais pas à mes fonctions, je les exerçais. Il y avait un voyage, un voyage très important, pour le développement des rapports entre l'est de 'Europe et l'ouest. C'est-à-dire pour la paix du monde. Et j'ai balancé dans mon esprit s'il fallait ex abrupto, du jour au lendemain, renoncer à m'y rendre. Alors que en France, la situation était, encore pour moi, insaisissable. Et que par conséquent, oui, j'ai risqué pendant 5 jours, pour servir le pays, j'ai risqué quelque chose par mon absence. Remarquez que je n'étais pas absent, j'ai communiqué avec Paris, jour par jour, heure par heure, mais enfin il est vrai que je n'étais pas à l'Elysée. Au total, quand on fera le bilan de cette histoire là, je pense que le voyage en Roumanie, pour ce qui est de l'intérêt national, et l'intérêt de la paix internationale, aura finalement été essentiel. On n'a pas idée de ce que la France est, en dehors de chez elle, et en particulier de ce qu'elle est, en Roumanie.
Michel Droit
Mon général, il y a une chose, depuis le déclenchement de cette crise, qui a énormément frappé l'opinion, c'est de ne pas avoir prévu cette crise, de ne pas l'avoir senti venir. Mais je crois que ce qui a encore davantage frappé l'opinion, c'est de constater que l'Etat, que le gouvernement, pas plus qu'elle-même, ne l'avait sentie venir, cette crise. Et pas davantage d'ailleurs que l'opposition, que les syndicats, que les organisations politiques. Mais enfin, c'est un fait que le gouvernement dont la tâche est de prévoir, n'avait pas prévu cette crise. Alors ce chaos énorme, ce choc énorme, comment vous, mon Général, l'expliquez, vous ? Comment est-ce que vous, vous l'expliquez à vous-même ? Et qu'est-ce que votre gouvernement a fait, non pas pour le prévoir, puisqu'il apparaît qu'il ne l'avait pas prévu, mais pour essayer de l'endiguer, d'y faire face, d'en tirer les conséquences ?
Charles de Gaulle
Dans l'Etat d'incertitude où se trouvait la Nation, vous vous rappelez, on disait qu'elle s'ennuyait
Michel Droit
Ah oui, oui, c'est ça, je me souviens.
Charles de Gaulle
En dépit, et peut-être à cause des progrès immenses qui ont été accomplis depuis 10 ans, de la paix qui est complètement rétablie, et d'une situation internationale incomparable, eh ben, en effet, une explosion s'est produite. Et elle s'est produite, bien sûr dans le milieu où ça devait se produire, c'est-à-dire dans le milieu universitaire. Alors là, cette explosion a été provoquée par quelques groupes, quelques groupes qui se révoltent contre la société moderne, contre la société de consommation, contre la société mécanique. Qu'elle soit communiste à l'est, qu'elle soit capitaliste à l'ouest, des groupes qui ne savent pas du tout d'ailleurs par quoi il la remplacerait, mais qui se délectent de négation, de destruction, de violence, d'anarchie, qui arborent le drapeau noir. Par contagion, à partir de là, il s'est produit la même chose dans certaines usines. Et naturellement là aussi, parmi les jeunes. Mais alors, l'entreprise communiste totalitaire, inquiète et furieuse à Paris, comme dans d'autres conditions elle l'est à Moscou et ailleurs, inquiète et furieuse de voir cette fraction révolutionnaire se dresser, en dehors d'elle et contre elle, a décidé tout à coup de noyer le tout dans la grève généralisée. En utilisant des piquets et des équipes préparées de longue main, en conséquence. Et ça était la paralysie ruineuse du pays. De cette paralysie, l'entreprise totalitaire dont je parle a successivement voulu tirer deux avantages. Le premier, c'était de ressaisir le monopole de la revendication. Et d'obtenir, ce qu'elle a obtenu, une amélioration apparente, de la rémunération des ouvriers, des enseignants, etc..., dont ensuite elle se vanterait vis-à-vis des travailleurs. Je dis : une amélioration apparente. Parce que les chiffres d'augmentation de salaire, ça ne signifie absolument rien, si l'économie et les finances françaises ne peuvent pas les supporter, à moins de recourir à l'inflation, qui coûte plus cher à chacun que ce qui lui est accordé. Et en outre, ce qui a été alloué, 10, 12%, 13%, c'est ce qui, de toute façon, aurait été obtenu en 68 et en 69, dans une situation économique et monétaire favorable, que tout annonçait favorable. Mais sans mettre en péril la compétitivité de la France au point de vue international. Et le deuxième avantage, qu'ensuite l'entreprise totalitaire a voulu obtenir, et pour lequel elle a déclenché à ce moment-là de vastes manifestations de rue, pour mettre en condition de crainte et de résignation la population toute entière, cet avantage, c'était d'obtenir que la République abdique dans la personne de son Président. Et ainsi d'accéder au pouvoir avec une transition et quelques figurants. Et il faut bien dire, il faut bien dire, que la stupeur passive de l'opinion, et la conjuration des complicités ont été telles qu'on s'est demandé un certain moment si notre pays n'allait pas sans réagir glisser au néant. Vous savez comme dans la légende allemande, où l'enfant au bras de son père s'abandonne au roi des aulnes et à la mort. Dans cette crise gigantesque, qu'a fait mon gouvernement ? Ben d'abord, il s'est trouvé aux prises avec l'anarchie universitaire et avec les cortèges brise-tout, d'étudiants et d'autres éléments, qui dressaient des barricades, qui lapidaient la police, qui allumaient des incendies partout, eh bien mon gouvernement est resté maître de la rue, en limitant les blessures. Et je dois dire à ce sujet, je dois dire très haut, que les forces de l'ordre public ont fait, et ont fait très bien leur devoir tout entier. Ensuite, en vue de mettre un terme à la grève généralisée, le gouvernement a réuni autour du Premier Ministre, les représentants de tous les syndicats et de tout le patronat, et ça a abouti aux conclusions unanimes du 27 mai. Mais en dépit de ces conclusions unanimes du 27 mai, le fait est que l'entreprise totalitaire en question a voulu néanmoins obtenir que je m'en aille et ainsi prendre le pouvoir. Et c'est alors que j'en ai appelé au peuple, et que sa réponse a été ce que l'on sait, par les manifestations éclatantes, et aussi par le déclenchement de la reprise du travail. Moi je constate que pendant tout ce temps-là, le gouvernement est parfaitement cohérent autour du Président de la République. Et je ne sais pas dans quel régime un tel exemple aurait été donné.
Michel Droit
Cependant mon Général, après cette crise, vous avez, le premier Ministre a remanié le gouvernement. Et là, je crois qu'il faudrait que vous vous expliquiez, un petit peu, sur ce remaniement, sur ce qu'il a été. Car beaucoup de Français ont été incontestablement déçus par lui, parce que peut-être il s'attendait à ce que ce remaniement fut plus spectaculaire. Et je pense en particulier que la permutation qui s'est produite entre Monsieur Maurice Couve de Murville et Monsieur Michel Debré, l'un quittant les finances pour les affaires étrangères, l'autre quittant les affaires étrangères pour les finances, a été un peu, si vous voulez, l'arbre qui a empêché de voir la forêt. Et je crois qu'il faut expliquer les raisons de cette permutation. Je crois que c'est important, mon Général.
Charles de Gaulle
Il y a eu, en effet, un remaniement du gouvernement qui m'a été proposé par le Premier Ministre et que j'ai accepté. Qu'est-ce que vous voulez ? Dans une crise pareille, c'est assez naturel qu'on assure la relève des hommes, et c'est ce qui s'est fait. Et quant à cette mutation entre le ministre des affaires étrangères et le ministre de l'économie et des finances, quoi ? Ce sont deux personnalités éminentes qui sont parfaitement à leur place dans l'un ou l'autre domaine. Et j'ajoute que l'économie et les finances, d'une part, et les affaires étrangères d'autre part, aujourd'hui, ce sont des domaines qui sont étroitement imbriqués. Il n'y a pas d'économie nationale en dehors de la conjoncture internationale. Et il n'y a pas d'affaires étrangères qui ne soient en même temps économiques, le remaniement s'explique parfaitement bien. Et je le répète, ce qui est à remarquer, c'est qu'à aucun moment, le gouvernement ne s'est disloqué. Et je répète, dans aucun autre régime, cela ne serait sans doute arrivé.
Michel Droit
Mon Général, tout ce qui vient de se passer, et continue de se passer d'ailleurs, comporte évidemment un grand nombre d'aspects négatifs, notamment sur le plan de l'économie française est particulièrement dramatique, à l'approche de l'échéance du 1er juillet où sera mis en application le Marché Commun. Mais cela comporte aussi, comme toutes les crises de ce genre, un certain nombre d'aspects positifs. Il est évident que doit sortir de cette crise une grande mutation de la société, qui d'ailleurs était nécessaire et indispensable. Vous même avez prononcé, le 24 mai, le mot " mutation ", mais enfin vous l'avez prononcé sans beaucoup vous expliquer sur lui. Vous l'avez prononcé de façon un peu, un peu abstraite. Est-ce que vous pourriez dire ce soir très clairement ce que vous entendez par mutation ?
Charles de Gaulle
Comment, voilà une société, je parle de la société française, voilà une société dans laquelle la machine est la maîtresse absolue, et la pousse à un rythme accéléré dans des transformations inouïes. Une société dans laquelle, tout ce qui est d'ordre matériel, les conditions du travail, l'existence ménagère, les déplacements, l'information, etc, tout cela qui n'avait pas bougé depuis l'Antiquité, change maintenant, de plus en plus rapidement et de plus en plus complètement. Une société qui, il y a 50 ans, était agricole et villageoise, et qui, à toute vitesse, devient industrielle et urbaine. Une société qui a perdu en grande partie, les fondements et l'encadrement sociaux, moraux, religieux qui lui étaient traditionnels. Une société qui, en l'espace d'une génération, a subi 2 guerres épouvantables et qui vit maintenant dans une Europe coupée en deux, et au milieu d'un monde qui est bouleversé par la fin des empires, par l'avènement d'une foule d'Etats nouveaux, dont les peuples frappent à la porte de la prospérité, et d'un monde qui est agité dans ses profondeurs. Le drame d'hier, en Amérique, en est un exemple. Agité dans les profondeurs par les conflits absurdes et dangereux en Asie, en Afrique, en Amérique. Une société qui, actuellement, dispose d'une information dont les moyens sont colossaux, qui agissent à chaque minute, et qui s'emploient, essentiellement, vous le savez bien, contre toute autorité, à commencer, s'il vous plaît, par la mienne. Et qui tape, sans relâche, et presque exclusivement, sur le sensationnel, le dramatique, le douloureux, le scandaleux. Une société enfin, qui sait qu'au-dessus de sa tête est suspendue, en permanence, l'hypothèque nucléaire de l'anéantissement. Comment ? Est-ce qu'on pourra imaginer que cette société là soit placide et soit au fond satisfaite, elle ne l'est certainement pas. Il est vrai que, en échange si l'on peut dire, de tous ces soucis, de toutes ces secousses, qu'elle nous apporte, la civilisation mécanique moderne répand parmi nous, des biens matériels en quantité, en qualité croissante, et qui certainement élèvent le niveau de vie de tous. Il n'est pas douteux qu'un Français, en moyenne, un Français, d'aujourd'hui, mange, se vêt, se chauffe, se loge, se soigne mieux que son aïeul. Que son travail est moins pénible, qu'il a à sa portée des moyens de déplacement et d'information, tout à fait, nouveaux. Et en même temps, il est vrai que la technique et la science, qui se développent parallèlement à l'industrie et aussi vite qu'elle, obtiennent en s'unissant à elle des résultats saisissants. La locomotive, le téléphone, l'électricité, ça avait été bien. L'auto, l'avion, la radio, c'était mieux. La fusée, la télé, le moteur atomique, le laser, la greffe du coeur, c'est magnifique. Bref, la civilisation mécanique, qui nous apporte, encore une fois, beaucoup de malheur, nous apporte aussi une prospérité croissante et des perspectives mirifiques. Seulement voilà, elle est mécanique. Ce qui veut dire, qu'elle enlace l'Homme. Quel qu'il soit et quoi qu'il fasse. Qu'elle l'enlace, dans une espèce d'engrenage, et d'engrenage qui est écrasant. Et si bien, ça se produit d'ailleurs pour le travail, ça se produit pour la vie de tous les jours, ça se produit pour la circulation, ça se produit pour l'information, pour la publicité, etc... Si bien que tout s'organise et fonctionne d'une manière automatique, standardisée. D'une manière technocratique, et de telle sorte que l'individu, par exemple, l'ouvrier, n'a pas prise sur son propre destin comme pour les fourmis, la fourmilière. Et pour les termites, la termitière. Naturellement, ce sont les régimes communistes qui en viennent là surtout, et qui encagent tout et chacun dans un totalitarisme lugubre. Mais le capitalisme, lui aussi, d'une autre façon, sous d'autre forme, empoigne et asservit les gens. Comment trouver un équilibre humain pour la civilisation, pour la société mécanique moderne ? Voilà la grande question de ce siècle.
Michel Droit
Mon général, cette société que vous venez de définir, tout le monde veut la changer. Tout le monde veut la changer selon des procédés très différents, et souvent divergents. Tout le monde veut la changer, y compris les gens, d'ailleurs, qui n'en ont ni les moyens, ni la responsabilité. Vous, en tant que Chef d'Etat et pour la société française, vous avez la responsabilité de la changer et vous en avez les moyens. Alors, est-ce que vous pourriez expliquer, évidemment très brièvement, c'est un immense sujet, enfin, est-ce que vous pourriez expliquer de façon très claire, de quelle façon vous entendez promouvoir en France, ce changement de la société ? Expliquer de façon très concrète, de façon à ce qu'on n'ait pas besoin de se livrer à une exégèse de vos paroles, comme vous le savez, ça arrive quelquefois ?
Charles de Gaulle
Pour la mutation, dont vous me parlez, là naturellement, des réponses diverses et opposées, moi, j'en vois trois. J'en vois trois, essentielles. D'abord, il y a le communisme qui dit : créons d'office, le plus possible de biens matériels et répartissons les d'office de telle sorte que personne n'en dispose à moins qu'on ne l'y autorise. Comment ? Par la contrainte. La contrainte morale et matérielle, constante. Autrement dit, par une dictature qui est implacable et perpétuelle, même si, à l'intérieur d'elle-même, des clans différents s'en saisissent, tour à tour en se vouant aux gémonies. Même si, depuis que ce système est en vigueur, en certains endroits, ses chefs à mesure qu'ils se succèdent, se condamnent les uns les autres. Comme s'il était prouvé d'avance que chacun devrait échouer, à moins qu'il ne trahisse. Non. du point de vue de l'homme, la solution communiste est mauvaise. Le capitalisme dit : grâce au profit qui suscite l'initiative, fabriquons de plus en plus de richesse, qui, en se répartissant par le libre marché, élèvent, en somme, le niveau du corps social tout entier. Seulement voilà. La propriété, la direction, le bénéfice des entreprises, dans le système capitaliste, n'appartiennent qu'au capital. Et alors, ceux qui ne le possèdent pas se trouvent dans une sorte d'état d'aliénation, à l'intérieur même de l'activité à laquelle ils contribuent. Non. Le capitalisme du point de vue l'homme n'offre pas de solution satisfaisante. Il y a une troisième solution. C'est la participation, qui, elle, change la condition de l'homme au milieu de la civilisation moderne. Dès lors que des gens se mettent ensemble, pour une oeuvre économique commune, par exemple pour faire marcher une industrie, en apportant soit les capitaux nécessaires, soit la capacité de direction, de gestion et de technique, soit le travail, il s'agit que tous forment ensemble une société. Une société où tous aient intérêt à son rendement et à son bon fonctionnement, aient un intérêt direct. Ça implique que soit attribué de par la loi, à chacun, une part de ce que l'affaire gagne et de ce qu'elle investit en elle-même, grâce à ses gains. Cela implique aussi que tous soient informés, d'une manière suffisante, de la marche de l'entreprise, et puissent par des représentants qu'ils auront tous nommés librement, participer à la société et à ses conseils pour y faire valoir leur intérêts, leur point de vue et leur proposition. C'est la voie que j'ai toujours crue bonne. C'est la voie dans laquelle j'ai fait déjà quelques pas. Par exemple, en 1945, quand, avec mon gouvernement, j'ai institué les comités d'entreprise. Quand en 1959, et en 1967, j'ai, par des ordonnances, ouvert la brèche à l'intéressement. C'est la voie dans laquelle il faut marcher.
Michel Droit
Mon Général. Mais, nous savons très bien que vous ne concevez pas l'Etat, sans à la tête de cet Etat, une autorité suprême qui, au-delà de toutes les assemblées et à travers toutes les consultations, lorsque c'est nécessaire, décide et tranche. Est-ce que, à travers la participation, vous concevez toujours l'entreprise, comme ayant à sa tête, une autorité qui, lorsque c'est nécessaire, décide et tranche.
Charles de Gaulle
Dans l'Etat, il y a un Président et puis il y a un Premier Ministre. Dans toute entreprise, il faut un président et un directeur général, même quand quelquefois c'est le même personnage. Et ça n'est pas du tout contradictoire avec la participation. Je dirais même, au contraire. Dans une participation, dans une société à participation où tout le monde a intérêt à ce que ça marche, il n'y a aucune espèce de raison pour que tout le monde ne veuille pas que la direction s'exerce avec vigueur. Délibérer, c'est le fait de plusieurs, et agir, c'est le fait d'un seul. Et ce sera vrai dans la participation comme c'est vrai partout, et dans tous les domaines.
Michel Droit
Mon Général. Il y a vraiment une question qu'on a envie de vous poser. Cette participation à laquelle vous tenez tant, pour laquelle vous avez tellement, si je puis dire, milité déjà, pourquoi est-ce que vous ne l'avez pas faite plus tôt ?
Charles de Gaulle
Parce que, une pareille réforme, personne et moi non plus ne peut la faire tout seul. Et il faut que, elle soit suffisamment consentie et il faut que les circonstances s'y prêtent. Alors, c'est vrai, malgré les quelques pas que j'ai pu faire faire dans cette direction, jusqu'à présent nos structures et nos milieux et en particulier ceux du travail ont résisté à ce changement-là. Seulement, il y a eu maintenant une secousse, et une secousse terrible, qui a dû ouvrir les yeux de beaucoup de monde, si bien que parce que c'est juste, parce que c'est vital, et parce que maintenant, grâce à cette secousse, les circonstances s'y prêtent, on doit pouvoir marcher carrément dans cette voie là. Et il faut le faire, et quant à moi, j'y suis très résolu.
Michel Droit
C'est vrai, vous venez de dire, vous venez de dire que certains milieux et notamment ceux du travail s'étaient jusqu'ici toujours opposés à la participation. Il est évident que les travailleurs ou, tout au moins, ceux qui parlent en leur nom, ont toujours plus ou moins considéré, que la participation dont vous parliez, c'était, si vous voulez bien m'excuser l'expression, c'était du vent. C'était du bluff. Or vous, telle que vous la définissez, on a l'impression que c'est au contraire une sorte de révolution. Evidemment, ce qu'on se demande tout de suite, c'est ceci : la participation, est-ce que c'est du vent, c'est du bluff ? Ou est-ce que c'est vraiment une révolution ?
Charles de Gaulle
Si une révolution, c'est des exhibitions et des tumultes, bruyants, scandaleux et pour finir sanglants, alors non. La participation ce n'est pas une révolution. Mais, si une révolution, ça consiste à changer profondément ce qui est, notamment en ce qui concerne la dignité et la condition ouvrière, alors certainement, c'en est une. Et moi, je ne suis gêné du tout, dans ce sens là, d'être un révolutionnaire. Comme je l'ai été, si souvent, en déclenchant la résistance, en chassant Vichy, en donnant le droit de vote aux femmes et aux africains. En créant à la Libération, par les comités d'entreprise, par les nationalisations, par la sécurité sociale, les conditions sociales toutes nouvelles, en invitant le peuple et en obtenant de lui qu'il nous donne des institutions valables. En lui constituant une monnaie qui soit à la fin des fins, solide. En réalisant la décolonisation, en changeant un système militaire périmé, en un système de dissuasion et de défense moderne, en obtenant le commencement de la Libération des français du Canada, en entamant un processus d'union de l'Europe par le rapprochement du l'est, du centre et de l'ouest, en favorisant l'avènement des pays sous-développés, oui, tout cela c'était révolutionnaire. Et chaque fois que j'agissais dans ces différents domaines, eh bien, je voyais se lever autour de moi, une marée d'incompréhension, de griefs, et quelquefois de fureur, c'est le destin. Si bien qu'un de mes amis, car j'en ai tout de même quelques uns, en évoquant devant moi cette marée, un jour évoquait aussi un tableau primitif, je m'en souviens. Un tableau primitif qui représentait, me disait-il, une foule qui était menée par les démons vers l'enfer, tandis qu'un pauvre ange lui montrait la direction opposée. Et de cette foule, tous les poings étaient levés, non pas du tout contre l'ange, non pas du tout contre les démons mais bel et bien contre l'ange. Alors mon ami disait : ben, ce tableau pourrait être complété par un autre où on verrait cette foule, au moment où elle va tomber dans le gouffre, s'arrachant au démon malfaisant et à la fin des fins courant vers l'ange. C'est de la peinture, symbolique et figurative. Mais tout de même, là dedans, il y a peut-être quelque chose de vrai.
Michel Droit
Mon Général, quand vous parlez de la participation, ça touche évidemment surtout la société industrielle. Mais il n'y a pas de mutation possible et générale de la société, sans une mutation également du monde agricole, des paysans.
Charles de Gaulle
Il y a une mutation agricole colossale qui se produit en France, tout le monde y assiste. Une mutation dans les structures, une mutation dans le mode de vie, une mutation dans la production, une mutation dans la coopération. Il s'institue partout des sociétés de participation paysanne. Evidemment, ça ne se passe pas sur le même plan, dans les mêmes conditions que pour l'industrie. C'est tout naturel, mais ça a lieu et dans le même sens. Cette mutation est en cours. D'après ce que l'on pense, et je le pense aussi, il faut encore dix ans, pour qu'elle ait vraiment abouti. Dix ans dans la vie d'un peuple, ce n'est pas grand chose, vous le savez, et dans dix ans, on verra que c'est une réussite française.
Michel Droit
Mon Général, nous pourrions évidemment évoquer encore beaucoup d'aspects des problèmes économiques qui se posent actuellement à la France, votre gouvernement vient d'annoncer une aide, par exemple, aux petites et moyennes entreprises, très nécessaires, une aide financière, une aide bancaire, car ces petites et moyennes entreprises ont été et seront encore plus, très touchées par la crise, encore plus touchées par la crise et leur trésorerie souvent mise à sec par cette crise. Donc cette aide financière et bancaire est très importante. Mais je voudrais que nous arrivions maintenant au chapitre des étudiants. En effet, le premier détonateur de cette crise, incontestablement, cela a été les étudiants. Un détonateur souvent excessif, souvent désordonné, mais toujours extrêmement, extrêmement sympathique parce que les étudiants, c'est la jeunesse et c'est l'avenir. Pourquoi est-ce que les étudiants ont été ce détonateur ? Eh bien essentiellement, parce qu'ils ont considéré, ils ont eu le sentiment qu'on ne les prenait pas au sérieux, et qu'on ne s'occupait pas d'eux, qu'on les laissait tomber un peu. Et évidemment, ils en ont été marris. Bien sûr, on pourrait citer beaucoup de chiffes, beaucoup de statistiques, sur ce qui a été fait pour la multiplication des locaux scolaires, pour ce qui a été fait pour l'accroissement du nombre des maîtres. Mais enfin les étudiants, et je crois qu'ils ont raison, ils voient très au-delà des chiffres. Ils voient leur avenir, ils voient leurs études, la mutation, la modernisation de leurs études, et puis surtout dans tout ce qu'on entreprend pour eux, et là encore ils ont raison, ils cherchent à voir l'esprit. Et jusqu'ici ils ont trouvé que cela en manquait souvent singulièrement, et ils pensent que cela n'aura vraiment de l'esprit que le jour où ils seront étroitement mêlés, associés, consultés pour tout ce qui est ou tout ce qui sera entrepris pour eux. Dans certains cas, cela a été fait déjà mais des cas, hélas, trop rares, et souvent trop limités. Donc ce que je voudrais là encore vous demander, mon Général, vous avez dit l'autre jour qu'il fallait changer l'université. Tout le monde est d'accord, il faut la changer. La vieille université, université qu'on pourrait appeler université de papa a vécu, vous êtes d'accord pour changer d'université. Comment, encore une fois, est-ce que vous comptez, dans les grandes lignes bien entendu, vous y prendre pour accomplir cette mutation essentielle, changer d'université, et là aussi encore une fois, pourquoi est-ce que vous n'avez pas commencé plus tôt ?
Charles de Gaulle
Dans cette crise qui s'est passée à l'université, il y avait deux choses. Il y avait d'abord, l'angoisse des jeunes, des étudiants, qui est infiniment naturelle, je viens, je crois de l'expliquer, dans la société mécanique, la société de consommation moderne. Parce qu'on ne leur offre pas ce dont ils ont besoin. C'est-à-dire : un idéal, un élan, un espoir. Et moi je pense que cet idéal, cet élan et cet espoir, ils peuvent et doivent les trouver dans la participation. Et puis il y a eu, la crise de l'université elle-même qui a étalé sa caducité, son impuissance à se réformer, et puis pour finir son effondrement, malgré la valeur intellectuelle, très grande, de beaucoup de ses maîtres. Il n'y a pas de doute que cette université est à reconstruire complètement. Au long des siècles, de l'ancien régime, nos facultés qui étaient réparties sur le territoire menaient une existence distincte et avaient des fortunes très diverses et souvent même d'ailleurs très agitées. Napoléon, aidé par Fontane a fait de tout ça un grand corps, dans un certain but et d'une certaine façon. Le but, c'était de faire accéder au sommet les plus élevés, au sommet théorique de la connaissance, un nombre assez restreint d'étudiants. Après quoi, l'élite ainsi dégagée se répartissait comme elle voulait, et à titre de pépinière d'hommes supérieurs. Et la façon, c'était des cours professés ex cathedra par des maîtres, et puis des examens qui aboutissaient à des diplômes, lesquels diplômes ne déterminaient pas du tout nécessairement, le détenteur, à une carrière précise et déterminée, et n'engageaient pas du tout les employeurs à le prendre. Tout ça est évidemment complètement dépassé. Alors sur quels principes faut-il reconstruire l'université ? Il s'agit de faire en sorte qu'elle ne vive plus pour elle-même en dehors des réalités. Il faut qu'elle corresponde aux besoins modernes de notre pays. Notre pays a des activités diverses, et parfaitement distinctes les unes des autres. Eh bien, il faut que l'université, et c'est ce que le pays lui demande, que l'université lui fournisse des élites adaptées à chacune de ces activités là. Ce qui veut dire : que chaque discipline universitaire, doit correspondre directement à un certain domaine pratique et qu'inversement ce domaine pratique assure des débouchés aux étudiants qui ont été formés dans cette discipline là. En plus, comme notre pays renaît à la vie régionale, il souhaite que les ensembles universitaires soient adaptés localement à cette vie régionale, et que par conséquent ils aient chacun son caractère particulier. Il va de soi que l'université doit être ouverte, devra être ouverte, à tous les étudiants qui ont des chances, et qui ont l'intention d'en suivre les cours, et d'en passer les examens. Mais que les autres, qui n'y sont que pour gaspiller leur temps et celui de leurs camarades soient accueillis ailleurs ou même commencent tout de suite leur vie active. Après tout, on peut être un homme de premier ordre sans être nécessairement licencié ou agrégé de l'université. mais aussi, je dirais presque surtout, il faut que la refonte et le fonctionnement de l'université se fassent avec la participation de ses maîtres et de ses étudiants. De tous ses maîtres et de tous ses étudiants. Autrement dit, qu'ils y soient tous directement intéressés. Et que leur mandataire soit désigné par tous. Et qu'on n'ait pas seulement à faire, comme c'est le cas, à des délégations de quelques groupes restreints, qui sont d'autant plus brillants, bruyants, violents, et anarchiques, et chimériques, qu'ils ne sont pas représentatifs de l'ensemble et que par dessus le marché, ils sont incapables de projets et de comportements constructifs. Voilà comment doit être faite l'université.
Michel Droit
Mon Général, pour terminer, je voudrais vous poser deux questions qui sont d'ordre plus politique, d'ordre plus intérieur. Les évènements que nous venons de vivre et dont nous ne sortirons d'ailleurs qu'au prix de très profondes réformes, notamment celles dont vous venez de parler, ont fait apparaître en France deux grandes forces. Tout d'abord, ceux qui ont provoqué et précipité l'événement avec, à côté d'eux, ceux qui ont essayé d'en profiter, même s'ils étaient souvent dépassés par lui, d'en profiter pour revendiquer directement ou indirectement par étapes, le pouvoir, et puis ceux, je crois, la grande masse des français qu'ils soient jusqu'ici, qu'ils étaient jusqu'ici d'accord avec vous et avec votre régime, votre politique ou non, mais qui en tout cas, sont tombés d'accord pour refuser de se voir imposer le pouvoir de la rue, et pour n'accepter qu'un pouvoir venant de la Nation. Alors, il y a donc ce partage de la France, ce clivage, comme on dit maintenant, comporte des aspects extrêmement dangereux, l'affrontement de deux blocs. Mais est-ce que vous ne pensez pas qu'il implique obligatoirement au lendemain des élections qui vont avoir lieu, l'extension des responsabilités gouvernementales, à des hommes qui jusqu'ici, sous la Vème République, ne les ont pas encore eues, mais qui sont d'accord, d'accord avec vous certainement, et avec ceux qui vous entourent, pour refuser justement de se voir imposer par la rue, le pouvoir, même s'ils n'ont pas jusqu'ici participé au pouvoir de la légalité. Ça c'est la première question. Et puis, la deuxième question, vous venez de dissoudre l'Assemblée Nationale, alors que jusqu'ici, elle n'avait jamais mis en minorité le gouvernement de Monsieur Pompidou. Je vous demanderai donc pourquoi vous avez dissous cette Assemblée Nationale, nous allons procéder à des élections législatives, à bulletin secret, alors que ce bulletin secret a été refusé tellement de fois à des français pour décider de leur travail, ces temps-ci, nous allons donc procéder à des élections législatives, à bulletin secret, qu'attendez-vous de ces élections ? Pensez-vous qu'elles vont changer quelque chose, notamment le parlement peut-être, enfin ? Et ce référendum dont vous avez parlé l'autre jour, que vous avez annoncé et qui a provoqué tellement de réactions, est-ce qu'il est remis à une date indéterminée ou au contraire, est-ce qu'on peut déjà prévoir à peu près à quelle date il aura lieu ?
Charles de Gaulle
Je vais commencer par répondre, si vous voulez, à votre deuxième question.
Michel Droit
D'accord mon général.
Charles de Gaulle
En effet, l'Assemblée Nationale a été dissoute mais je dirais, que depuis qu'elle a été élue, c'est-à-dire depuis l'année dernière, elle avait vocation d'être dissoute. En effet, il y avait dedans ce qu'on appelait une majorité mais qui en fait n'en était pas une, à deux ou trois voix près. Même quand, dans les motions de censure, elle recevait l'appoint infime et vacillant de quelques groupes ou de quelques groupuscules, et elle était, cette majorité d'ailleurs, hypothéquée par les jeux à l'intérieur d'elle-même, par les jeux personnels ou dissidents, de deux, trois, quatre ou cinq, qui encore une fois l'hypothéquaient. Quant aux autres, ceux qui n'étaient pas de la majorité, bien qu'ils se soient accordés souvent pour remporter des sièges, ils étaient absolument incapables de fournir une majorité quelconque, pour soutenir une politique quelconque, et à fortiori, pour soutenir une politique qui n'aurait pas été désastreuse pour le pays. Alors dans ces conditions, l'Assemblée Nationale devait être un jour ou l'autre dissoute. Là-dessus est arrivée la crise, la crise terrible, qui s'est passée d'ailleurs en dehors de l'Assemblée Nationale et qui se résout en dehors d'elle. Et cette crise devait amener la perspective pour le pays, de voir la République tomber, son président d'en aller, et un pouvoir qui ne procédait pas de l'Assemblée Nationale s'établir à sa place. Cela étant, il fallait, puisque la démocratie elle-même était en danger, était en cause, il fallait que le peuple tout entier fut consulté. C'est pour ça d'ailleurs que j'avais proposé d'abord un référendum. Et puis il se trouve que ce référendum qui était prévu pour le 16 juin ne peut avoir lieu matériellement, le 16 juin. Et puis il se trouve que de toute manière il faut dissoudre l'Assemblée Nationale, alors j'ai commencé par là. Et par conséquent, l'élection à l'Assemblée Nationale nouvelle aura lieu dans les moindres délais, c'est-à-dire le 23 juin.
Michel Droit
Avec le second tour, le 30 juin ?
Charles de Gaulle
Avec le second tour, le 30 juin. Je crois que jamais, au point de vue national, une consultation nationale n'a eu une telle importance nationale. Parce qu'en effet, tout, en vérité, tout en dépend, tout est en cause. Si les résultats sont bons, et dans la mesure où ils le seront, je crois que le sentiment public, s'étant ainsi manifesté, d'une manière massive, la République, la Liberté, seront assurées. Et que le progrès, l'indépendance et la paix auront gagné ; et si au contraire, les résultats sont mauvais, alors, tout ça c'est perdu. J'ajoute que si ces résultats sont bons, certainement, sur ces bases élargies, par le fait même, des perspectives élargies s'ouvriront pour le gouvernement, et aussi pour leurs rapports avec l'Assemblée Nationale nouvelle, c'est très certain.
Michel Droit
Oui. Alors là, mon Général, vous venez de répondre à la première partie de ma question. Est-ce que je peux me permettre de vous rappelez celle que je vous avais posée sur l'avenir de ce fameux référendum ?
Charles de Gaulle
J'ajoute, après avoir répondu à votre première question et pour compléter ma réponse, j'ajoute que le référendum aura lieu en son temps, et sous la forme qui conviendra. Pour le moment, il s'agit des élections. Et voilà pourquoi, j'appelle les Françaises et les Français à s'unir par leur vote, dans la République, autour de son Président. Parce que, n'est-ce pas, il faut que vive la République et que vive la France.
Michel Droit
Je vous remercie mon Général.