Conférence de presse du 4 février 1965

04 février 1965
01h 15m 21s
Réf. 00105

Notice

Résumé :

Conférence de presse donnée au palais de l'Elysée le 4 février 1965. Dans le décor et avec le cérémonial habituel, le général de Gaulle prononce une courte formule de bienvenue, puis aussitôt il invite l'assistance à l'interroger. Après une boutade sur la santé du chef de l'Etat, les questions posées portent sur quatre grands chapitres : la politique des revenus, la réforme du système monétaire international, la crise de l'ONU, la question du devenir de l'Allemagne et de son éventuelle réunification, enfin les relations avec la Grande Bretagne.

Type de média :
Date de diffusion :
04 février 1965
Type de parole :

Éclairage

La guerre d'Algérie terminée, les conférences de presse du général de Gaulle ont désormais pour objet d'exposer à l'opinion française comme à l'opinion internationale les vues de la France sur les grands problèmes du moment, sans que ceux-ci revêtent le caractère d'urgence nationale qu'avait revêtu la guerre d'Algérie. Chacune d'entre elles apparaît donc comme la réponse du Général aux grands débats nationaux et internationaux. La conférence de presse du 4 février 1965 aborde ainsi quatre questions importantes

La première porte sur la "politique des revenus" annoncée par le général de Gaulle dès le "Plan de stabilisation" de 1963 et dont il définit le sens et la philosophie. Récusant à la fois le "laissez faire" du capitalisme libéral et le totalitarisme de l'économie étatisée, il caractérise la "politique des revenus" comme le contrôle exercé par l'Etat, dans le cadre du Plan, sur la répartition des richesses nationales entre la consommation, l'investissement, les dépenses de fonctionnement et d'équipement et sur la répartition des revenus entre les divers secteurs d'activité et les diverses catégories sociales, sans viser à la parité, mais en tentant d'atteindre l'équité. C'est donc un modèle social qui ne remet pas en cause l'initiative individuelle et la liberté d'entreprise, mais qui, au nom de l'intérêt général, entend corriger à la marge les inégalités sociales, sans aboutir à un nivellement autoritaire, que propose le général de Gaulle.

Le second sujet abordé porte sur les critiques françaises du système monétaire international et sur le rôle qu'y joue le dollar. En effet depuis 1964, la France a commencé à convertir en or une partie de ses réserves en dollars, ébranlant ainsi la fiction d'un système monétaire fondé sur la convertibilité d'une monnaie américaine valant en théorie 35 dollars l'once d'or et permettant aux Etats-Unis d'émettre des dollars pratiquement sans contrôle, acceptés au même titre que l'or dans les échanges internationaux. Or, revenant sur l'historique du système monétaire international, de Gaulle montre que la convention sur laquelle il était fondé ne possède plus de réelle validité depuis que le stock d'or des Etats-Unis est désormais inférieur à la quantité de dollars qu'il est supposé garantir. Aussi considère-t-il que les Etats-Unis s'endettent gratuitement vis-à-vis de l'étranger en comblant leur déficit par l'émission de dollars non gagés. La France préconise donc le retour à un système monétaire international fondé sur l'or, ce qui aboutirait à minorer la prépondérance des Etats-Unis dans l'économie internationale.

La troisième question est l'occasion pour le général de Gaulle de préciser sa position à l'égard de l'ONU qui subit une véritable crise du fait du refus de certains pays (dont l'URSS et la France) de participer au financement des opérations militaires à Chypre et au Congo votées par l'Assemblée générale des Nations-Unies, à la suite de quoi les Américains ont proposé que l'URSS soit privée de son droit de vote à l'Assemblée générale. Après avoir brossé un large tableau historique des origines de l'Organisation internationale, de Gaulle expose que la Charte de l'ONU a été violée par le fait que la décision d'intervention militaire relevait du Conseil de sécurité et non de l'Assemblée générale, que le secrétaire général (il s'agit du suédois Hammarskjöld) s'est attribué un pouvoir excédant ses compétences et que l'ONU est intervenue dans les affaires intérieures du Congo. Ainsi justifie-t-il par ces entorses le refus de la France de payer sa part des dépenses d'une opération qu'il juge illégale. Et pour mettre fin à la crise, il ne voit pas d'autre solution que le retour aux principes de la Charte des Nations-Unies.

Enfin, interrogé sur la question allemande en rapport avec les relations Est-Ouest, de Gaulle plaide pour qu'elle soit résolue dans un cadre européen afin de faire en sorte qu'elle devienne un élément de paix et de progrès, permettant ainsi sa réunification autour de la République fédérale, grâce à une évolution de la Russie renonçant à la contrainte totalitaire qu'elle exerce sur son peuple comme sur ses satellites. C'est donc dans le cadre d'une Europe allant de l'Atlantique à l'Oural où les Six du Marché Commun joueraient un rôle moteur que le Général voit l'avenir allemand, tout en admettant que la réalisation de ce dessein est renvoyée à un avenir lointain.

Serge Berstein

Transcription

Charles de Gaulle
Bonjour Mesdames et Messieurs, je suis ravi de vous voir. Dans notre monde qui est en gestation, et pour notre pays à qui sa stabilité permet une continuité politique dans une réunion comme la nôtre aujourd'hui, je pense que ce ne sont pas les questions du jour, de l'heure, de la minute qu'il y a lieu de traiter. Il s'agit surtout des questions principales sur lesquelles je vous demande, Mesdames et Messieurs, de me poser les questions que vous voudrez et auxquelles suivant la tradition, je tâcherai de répondre, je vous en prie.
Journaliste
Monsieur le Président de la République, comment envisagez-vous pour 1965 le rapport de la France avec l'Union Soviétique, notamment sous l'angle du problème de la réunification de l'Allemagne ? Et comment envisagez-vous également les rapports entre la France avec les pays communistes de tendances diverses, d'Europe et d'Asie ? Monsieur le Président je voudrais respectueusement vous poser une question qui vous concerne personnellement, directement mais qui pour des raisons affectives et politiques intéressent les Français, la question est la suivante : comment vous portez-vous ?
Charles de Gaulle
Je vais vous répondre tout de suite. Je ne vais pas mal mais rassurez-vous un jour je ne manquerai pas de mourir.
Journaliste
Permettez-moi de compléter la question de notre confrère. Qu'est-ce que vous considérez dans la conjoncture internationale actuelle, comme les meilleurs chemins pour arriver à la réunification de l'Allemagne ? Quelles sont de votre avis les chances réelles pour résoudre ce problème d'une manière efficace et équitable ? Monsieur le Président en changeant une partie de ses avoirs en dollars contre de l'or, la France a provoqué des remous qui eux-mêmes ont mis en lumière certains défauts du système monétaire international. Etes-vous partisan de réformer ce système et si oui, comment ? Encore en ce qui concerne la question allemande Monsieur le Président, où vont vos préférences, soit dans le sens de la confrontation directe avec Moscou dans le cadre des anciennes puissances victorieuses de la deuxième guerre, ou dans le dialogue direct avec le pays de l'Est et de l'Europe y compris la Russie. Mon Général que pensez-vous de la crise aux Nations Unies ? Mon Général où en est la politique des revenus et le gouvernement compte-t-il ou ne compte-t-il pas en hâter la mise en place ? Quelles sont les perspectives des relations futures entre la France et les pays Arabes, de l'Afrique du nord au Proche-Orient ? Mon général pouvez-vous préciser votre politique en ce qui concerne les investissements étrangers en France et très particulièrement les investissements américains ?
Charles de Gaulle
Et bien voilà tout l'ensemble des sujets qui vous préoccupent et qui préoccupent, je crois bien, le monde entier. Pour ce qui est plus spécialement de la France, vous avez parlé de la politique des revenus, je vais en parler à mon tour. Il a été question aussi du système monétaire international actuellement pratiqué, de ce que nous en pensons ici. Il a été posé plusieurs questions relatives à la situation du monde par rapport au problème de l'Allemagne. Et en particulier la politique de la France à cet égard. On a parlé également de la situation des Nations Unies, je crois que je n'ai rien oublié, ce sont bien là les sujets qui dans l'ensemble sont proposés pour que nous les traitions. Alors si vous voulez bien, je vais parler d'abord de la politique économique et sociale française, pour autant qu'on l'appelle aujourd'hui la politique des revenus. Sous l'impulsion de la machine, l'économie moderne est en perpétuel changement. C'est vrai de sa structure puisqu'à un rythme accéléré les diverses branches se créent, se concentrent, progressent alors que d'autres reculent ou disparaissent. C'est vrai du produit global de l'activité du pays. C'est vrai de ce que les particuliers font de leur propre revenu suivant qu'ils consomment ou qu'ils thésaurisent ou qu'ils investissent dans des entreprises, dans des logements, dans des équipements. C'est vrai dans ce que l'Etat prélève sur le produit de l'activité du pays, prélève par l'impôt de ce qu'il emprunte et de ce à quoi il consacre ses ressources. Et d'autre part les connexions extérieures sont telles aujourd'hui que ce qui arrive à l'étranger influe inévitablement sur ce qui se passe au-dedans. Et puis que dire des guerres et des bouleversements qui dans certain pays anéantissent les moyens humains, les matériels de production tandis que d'autres y trouvent l'occasion d'accroître les leurs. Bref, on peut dire que le caractère même de notre civilisation mécanique c'est que l'ensemble des bénéfices qui résultent de l'avance, de la science, de la technique, des capacités ou bien des progrès de l'infrastructure, de l'outillage, les échanges, cet ensemble est perpétuellement variable dans son total et dans sa répartition. Il est vrai que le développement, grâce au moyen qui emploie notre époque, le développement tend généralement à s'accroître plutôt qu'à se réduire. Mais cette expansion même est sujette à maints avatars, tantôt elle est rapide, et tantôt lente, tantôt elle est entraînée par la surchauffe comme on dit. ou bien arrêtée par la crise, tantôt on constate dans certaines branches un développement excessif et dans d'autre un progrès insuffisant. Alors cela comporte beaucoup de saccades, d'irrégularités, de profits abusifs ou de retards injustifiés, par conséquent ça fait autant de sujet de querelles et de difficultés dans les sociétés, aussi les Etats sont-ils de plus en plus portés partout à encadrer et à guider leur économie nationale. Avant de le faire, ils trouvent devant eux deux doctrines opposées et dont chacune est simple et terrible. Le "laisser faire, laisser passer" qui a été appliqué à l'économie depuis l'aurore du machinisme a sans nul doute, grâce au bénéfice, à l'esprit d'entreprise, à la libre concurrence, donné au développement une impulsion puissante. Mais se "laisser faire, laisser passer" a entraîné également de rudes secousses et une somme énorme d'injustice. D'autre part le système communiste mis en vigueur dans certains pays, dont une catastrophe nationale avait balayé les structures et qui, bien que doté de grandes ressources naturelles, végétait sous des méthodes égoïstes et archaïques ; le système communiste, dis-je, a réussi en employant la contrainte implacable et la propagande forcenée à construire un appareil massif de production, surtout en ce qui concerne les mines et l'industrie lourde, mais c'est au prix d'immenses épreuves, de gigantesque gaspillage, de l'écrasement des individus auxquels ne sont jamais laissé ni le choix, ni la liberté. Et puis dans certaines activités qui impliquent les forces spontanées des personnes et l'adaptation à des demandes multiples et changeantes comme par exemple la fabrication des objets de consommation ou l'agriculture, ou la distribution, ces activités-là sous le régime communiste sont évidemment déficientes. Il faut qu'il y ait un profit pour l'initiative. Alors, il en résulte en dehors des rassemblements et des mouvements obligatoires et spectaculaires de masse, une vie sans cesse menacée ou tout au moins morose, incolore, et sans saveur. On a pu croire naguère, il y en a encore qui croient quelquefois que l'un ou l'autre de ces systèmes excessifs rencontre chez nous une audience étendue. Que l'un ou l'autre pourrait un beau jour s'imposer à l'Etat et à la nation. Mais ce ne sont là que des imaginations. Sans doute paraît-il commode à certains tenants traditionnels d'une théorie qui était jadis consacrée de célébrer le mirage d'une économie qui n'aurait pas de règle, et sans doute aussi paraît-il expédient au champion de la subversion d'évoquer le chant des lendemains qui bercerait une société débarrassée des profits et des concurrences. Mais tout le monde sait qu'à moins d'un cataclysme qui remettrait tout en cause, nous ne nous livrerons plus à la discrétion effrénée du capitalisme libéral et personne ne croit que nous ne nous soumettrons jamais à la dictature écrasante du communisme totalitaire. Non. La voie que nous avons choisie n'est ni celle-ci, ni celle-là. Nous avons choisi de conduire, oui de conduire notre effort et notre progrès en vue du plus grand rendement, de la plus grande continuité, de la plus grande justice, ça veut dire que tout en laissant grande ouverte la carrière à l'esprit d'entreprise individuel ou collectif qui comporte le risque par le gain ou par la perte, nous appliquons l'action publique à orienter notre économie pour l'avance de la nation dans tous les domaines, et pour l'amélioration du sort des Français à mesure que s'accroît la richesse de la France. Pour se faire notre cadre c'est le plan qui détermine les objectifs à atteindre, les étapes et les conditions. Nos moyens, ce sont les lois, les règlements, l'information et aussi bien entendu le crédit, les impôts, les tarifs, les subventions. Notre politique c'est une action, une action qui adapte à mesure le revenu national aux besoins et aux progrès de la collectivité de chacune de ses branches économiques. Et de chacune de ces catégories sociales. La politique des revenus. Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir et bien nous, il y a longtemps que sans le dire, nous faisons la politique des revenus. Nous la faisions déjà quand il y a plus d'un demi-siècle, nous adoptions l'impôt général et progressif sur le revenu ou quand lors de la Libération nous instituions les assurances sociales, les allocations familiales, le salaire minimum garanti, nous la faisons à présent quand nous appliquons les lois de l'orientation agricole. Quand nous prélevons sur le revenu de la collectivité ce qu'il faut pour aider massivement la recherche, l'éducation, la santé, l'agriculture. Quand nous construisons chaque année des logements par centaine de mille. Quand nous aménageons ou bien dans l'ensemble ou bien par région l'infrastructure du pays. Quand nous élevons en proportion de l'augmentation du revenu national, la masse des rémunérations des fonctionnaires de l'Etat et les agents des services publics. Mais notre époque ne s'arrête pas, si bien que chaque jour qui passe nous engage plus avant dans la voie que nous avons prise. Il s'agit d'abord que l'augmentation du produit national, résultat du développement, soit distribuée entre la consommation, les investissements, les dépenses publiques de fonctionnement, l'équipement du pays, les prestations sociales, de telle façon, et j'oubliais, le règlement de nos dettes intérieures et extérieures, et l'aide que nous fournissons au dehors, de telle façon que cette augmentation du revenu soit répartie entre les postes qui commandent ou bien la vie présente ou bien le progrès d'avenir de la France. Encore faut-il naturellement que cette augmentation globale soit évaluée en concordance avec nos moyens, nos besoins, notre propre évolution, celle des pays qui sont le plus en rapport avec nous, et encore faut-il également que les ressources ainsi distribuées ne dépassent pas au total ce que le pays a gagné, faute de quoi ce serait l'inflation. C'est-à-dire tôt ou tard, la faillite. Mais cette programmation comme on dit qui se traduit par des pourcentages, il s'agit aussi qu'elle accentue sa portée sociale en s'appliquant aux totaux des diverses sortes de revenus et bénéfices industriels et commerciaux. Les salaires et traitements. Les gains des services, les revenus agricoles, les prestations sociales, naturellement, la parité dans le progrès n'est pas possible parce que les données relatives au différent cas ne sont jamais identiques. Et cette parité-là n'est même pas souhaitable parce qu'il serait désastreux de supprimer l'émulation. Mais ce qui importe, faute de déséquilibre, c'est que toutes les catégories avancent en même temps que l'ensemble de manière que chacune ait sa part. On comprend très bien que cette politique puisse à première vue indisposer, ou bien divers milieux qui se concentrent sur leurs affaires, sur leurs intérêts et qui se méfient par principe de l'intervention de la puissance publique dans la marche de l'économie, ou bien certains organismes professionnels habitués à concentrer leur action sur la revendication et qui redoutent à ce titre de voir leur rôle se réduire à mesure que la vie économique et sociale de la nation serait plus régulière, moins disparate, et par conséquent plus équitable. Mais la politique des revenus est trop conforme au mouvement de notre époque pour n'être pas la chose de tous. Bien sûr il appartient au pouvoir de la République, gouvernement et parlement, de décider de ce qu'elle est. Mais les avis et les débats à partir desquels elle doit être élaborée impliquent la coopération des éléments qui portent une responsabilité dans le domaine de la production, du travail ou de la technique. C'est pourquoi les commissions du plan, le conseil économique et social, les commissions de développement qui viennent d'être instituées dans les régions offrent suivant leur qualification particulière les cadres voulus pour de telles consultations. Vous le voyez au milieu des grandes secousses qui se sont produites et qui continuent d'avoir lieu d'un bout à l'autre du monde depuis que la machine repétrit nos sociétés, la France a maintenant arrêté les voies et les moyens de sa propre transformation. Nous savons bien qu'il nous reste beaucoup d'étapes à parcourir parce que le progrès n'a pas de limite. Mais on peut dire que chez nous la révolution s'accomplit régulièrement jour après jour parce qu'elle est admise dans les esprits et qu'elle figure dans la loi. Le Premier ministre, le ministre des finances et des affaires économiques ont déjà à maintes reprises exposé ce que je viens de dire. Et le commissaire général au plan l'a développé en ses rapports, vous le savez tous. Enfin à mon tour j'espère avoir pu répondre à la question que vous avez posée. Voilà pour la politique des revenus et ce qui s'y rapporte. Alors je voudrais que vous me reposiez votre question, il y en a eu deux je crois, au sujet du système monétaire international. Messieurs, je vous en prie.
Journaliste
Monsieur le Président, en changeant une partie de ses avoirs en dollars contre de l'or la France a provoqué les réactions qui elles-mêmes ont fait apparaître certains défauts du système monétaire international actuel. Etes-vous partisan de réformer ce système, et si oui, comment ? Ma question, Monsieur le Président, s'enchaîne avec la précédente. Pourriez-vous préciser votre politique en ce qui concerne les investissements étrangers en France et particulièrement les investissements américains.
Charles de Gaulle
Bien je vais tacher d'expliquer ma pensée sur ces points. A mesure que les Etats d'Europe occidentale qui ont été ruinés et décimés par les guerres recouvrent leur substance, la situation relative qui était la leur tend à apparaître comme inadéquate et même souvent comme abusive et dangereux. Rien là d'ailleurs dans cette constatation qui implique de leur part et à plus forte raison de la part de la France, rien d'inamical à l'égard d'aucun pays et en particulier, vis-à-vis de l'Amérique. Mais le fait que ces Etats-là veuillent chaque jour davantage agir par eux-mêmes, dans tout domaine des relations internationales, procède du mouvement naturel des choses. Il en est ainsi du système monétaire qui est mis en pratique, des rapports monétaires si vous voulez qui sont en pratique dans le monde depuis que les épreuves subies par l'Europe lui ont fait perdre l'équilibre. Je parlais naturellement du système monétaire international qui est apparu au lendemain de la première guerre mondiale et qui s'est établi à la suite de la seconde. On sait que ce système à partir de la conférence de Gênes en 1922, ce système attribuait à deux monnaies, la Livre et le Dollar, le privilège d'être tenus pour équivalant à de l'or dans les échanges extérieurs. Il est vrai que la Livre fut dévaluée en 1931 et que le Dollar le fut en 1933. Et on avait pu croire à ce moment-là que le privilège, ce privilège insigne, cet avantage insigne de ces deux monnaies se trouvait compromis. Mais l'Amérique surmontait sa grande crise et puis après, la deuxième guerre mondiale ruinait les monnaies de l'Europe occidentale en y déchaînant l'inflation. Comme ensuite presque toutes les réserves du monde se trouvaient alors détenues par les Etats-Unis, et que, ils étaient les fournisseurs universels et que par conséquent ils avaient pu maintenir la valeur de leur monnaie. Il pouvait paraître naturel que les Etats fissent entrer indistinctement des dollars ou de l'or dans leur réserve de change. Et que les différences dans les balances des paiements fussent réglées par transfert de crédit ou de signe monétaire américain aussi bien que le métal précieux. Et ce système monétaire international, ce Gold Exchange Standard, a été par conséquent admis pratiquement depuis lors. Mais il se trouve qu'il ne correspond plus de la même façon aux réalités d'à présent. Et que par conséquent il comporte des inconvénients qui vont en s'alourdissant. Comme cette question qui intéresse le monde doit être considérée avec sérénité et avec objectivité, ce que permet de faire la conjoncture actuelle qui ne comporte à cet égard rien qui paraisse ni très pressant, ni très alarmant, c'est le moment de le faire. Remarquons que les conditions qu'avaient suscité le Gold Exchange Standard se sont profondément modifiées. Les monnaies des Etats de l'Europe occidentale ont été restaurées à tel point que les réserves d'or que ces Etats possèdent, mettons ces six Etats, les six, le total de leur réserve d'or équivaut à celui des Américains. Et il le dépasserait même si ces Etats voulaient convertir en or tous les dollars qu'ils ont à leur compte. Alors, cette espèce de valeur transcendante qui était reconnue au dollar a perdu sa base initiale qui était la possession par l'Amérique de la plus grande partie de l'or du monde. Mais en outre, le fait que beaucoup d'Etats acceptent par principe des dollars au même titre que de l'or pour les règlements des différences qui existent à leur profit dans la balance des paiements américaine, ce fait entraîne les Américains à s'endetter et à s'endetter gratuitement vis-à-vis de l'étranger car ce qu'ils lui doivent, ils le lui payent tout au moins en partie avec des dollars qu'il ne tient qu'à eux d'émettre et non pas avec de l'or qui a une valeur réelle, qu'on ne possède que pour l'avoir gagné, et qu'on ne peut transférer à d'autres sans risque et sans sacrifice. Mais aussi par-là, cette sorte de facilité unilatérale qui est attribuée à l'Amérique, contribue à faire s'estomper l'idée que le dollar est un signe impartial et international des échanges alors qu'il est un moyen de crédit approprié à un Etat. Evidemment il y a d'autres conséquences à cette situation. Il y a en particulier le fait que les Etats-Unis, faute d'avoir réglé en or tout au moins totalement, les différences négatives de leur paiement, contrairement à la pratique qui était naguère adoptée, et en vertu de laquelle les Etats étaient amenés à prendre, et au besoin avec rigueur, le cas échéant, les mesures voulues pour établir leur équilibre, les Etats-Unis dis-je, subissent d'année en année des balances déficitaires non point certes que le total de leurs échanges commerciaux sont à leur défaveur. Leurs exportations de matières dépassent leurs importations. Mais c'est aussi le cas pour les dollars dont les sorties dépassent toujours les entrées. Alors il se crée en Amérique par le moyen de ce qu'il faut bien appeler l'inflation, des capitaux qui sous la forme de prêts en dollars accordé à des Etats ou à des particuliers sont exportés au dehors, et bien entendu cette augmentation de la circulation fiduciaire américaine rend moins rémunérateurs les placements à l'intérieur des Etats-Unis. D'où chez eux une propension croissante à investir à l'étranger. De là il en résulte pour certains pays une sorte d'expropriation de telle ou telle de leurs entreprises. Il faut bien dire que cette pratique a longtemps favorisé et favorise encore dans certaine mesure l'aide multiple et considérable que l'Amérique prête à beaucoup de pays. Et dont nous avons nous-même, en d'autres temps, largement bénéficié. Mais les circonstances ont changé et c'est pourquoi la France préconise que le système lui aussi soit changé. Que cesse cette sorte de déséquilibre fondamental qui est désormais un fait. La France l'a préconisé, comme vous le savez, à la conférence monétaire de Tokyo. Etant donné les conséquences que pourrait avoir une crise qui surviendrait dans un pareil domaine, nous pensons qu'il faut prendre à temps les moyens de l'éviter. Nous estimons nécessaire que les échanges internationaux soient établis comme c'était le cas avant les grands malheurs du monde sur une base monétaire indiscutable et qui ne porte la marque d'aucun pays, en particulier. Quelle base ? En vérité on ne voit pas qu'il puisse y avoir réellement de critère, d'étalon autre que l'or. Et oui l'or qui ne change pas de nature, qui peut se mettre différemment en lingot, en barre, en pièce, qui n'a pas de nationalité, qui est tenu éternellement et universellement pour la valeur inaltérable et fiduciaire par excellence du reste. Quoi que, au milieu des immenses épreuves que nous avons tous traversé, quoi qu'on ait pu imaginer, ou dire, ou écrire, ou faire, le fait est, qu'aujourd'hui encore aucune monnaie ne vaut, sinon par relation directe ou indirecte, réelle ou supposée avec l'or. Naturellement on ne peut pas obliger aucun Etat à faire ce qu'il doit faire à l'intérieur de lui-même. Mais dans les échanges internationaux la loi suprême, la règle d'or, c'est bien le cas de le dire, qu'il faut remettre en honneur et en vigueur, c'est l'obligation d'équilibrer d'une zone monétaire à l'autre par entrée et sortie effective de métal précieux, les balances de paiement qui résultent de leurs échanges. Certes, la fin sans rude secousse du Gold Exchange Standard qui est la restauration de l'étalon or ainsi que la mesure complémentaire et transitoire qui serait indispensable en particulier, l'organisation du crédit international, sur cette base nouvelle, tout cela doit être examiné posément entre Etats. Et en particulier entre ceux des Etats auxquels leur puissance économique et financière confère une responsabilité particulière. D'ailleurs les cadres appropriés à ces études et à ces négociations existent déjà. Le fond monétaire international qui a été institué en vue d'assurer la solidarité des monnaies, de l'assurer autant que faire se peut, le fond monétaire international est certainement un endroit très convenable pour de telles négociations. Le Comité des dix, qui comme vous le savez, se trouve composé indépendamment des Etats-Unis et de l'Angleterre d'une part, de la France, de l'Allemagne, de l'Italie, de la Belgique et des Pays-Bas, d'autre part du Japon, de la Suède et du Canada, le Comité des dix préparerait les propositions nécessaires et enfin il appartiendrait aux six Etats qui paraissent en voie de réaliser une communauté économique de l'Europe occidentale, il leur appartiendrait d'élaborer entre eux et de le faire valoir au dehors, le système solide qui serait conforme au bon sens et qui répondrait à la puissance économique et financière renaissante de notre ancien continent. La France pour sa part est prête à contribuer activement à cette grande réforme qui s'impose dans l'intérêt du monde entier. Monsieur, vous m'avez demandé quelque chose sur les Nations Unies. Car, on m'a demandé des nouvelles de ma santé, on m'a demandé aussi de celles des ...
Journaliste
Oui, Monsieur le Président, la crise des Nations Unies ayant pris une telle acuité, je voulais vous demander quelle est votre opinion sur cette crise et quelle mesure vous préconiseriez pour la résoudre ?
Charles de Gaulle
Je m'en vais remonter assez loin parce que l'idée des Nations Unies est une idée ancienne. Naturellement elle est sortie de la guerre parce que la guerre enfante tout, comme disaient les Grecs de l'antiquité. Et c'est de la première guerre mondiale qu'a été sortie la Société des Nations, que la France, l'Angleterre, les Etats-Unis aussi et leurs alliés avaient décidé d'instituer de manière à tâcher grâce à la coopération des pays pacifiques, à empêcher plutôt le retour des malheurs qui avaient déchiré le monde. Par la suite l'Amérique avait décidé de s'abstenir d'en faire partie. Mais aussi longtemps que les données qui étaient à la base de la situation du monde étaient celles qu'avait fixé le traité de Versailles, la société des Nations avait pu exister et fonctionner. En s'exaltant de ses propres principes, surtout quand il s'agissait de condamner théoriquement la guerre. Mais on allait voir que les hommes étant les hommes, les Etats étant les Etats, on avait visé trop haut, à mesure que le Japon impérialiste, l'Allemagne nazie, que l'Italie fasciste, s'en prenaient à l'ordre établi, et qu'il s'agissait non plus seulement de parler mais d'agir à leur encontre, la Société des Nations manifestait son impuissance de la réunion de tant de calculs, de réserves, de craintes, d'intérêts divers, ne pouvait en effet sortir l'action. L'action, c'est-à-dire la détermination, l'engagement, le risque. Alors la deuxième guerre mondiale mit en faillite l'institution de Genève et on vit ses principaux membres en venir aux mains, répartis qu'ils étaient entre deux camps opposés. Et cependant l'idée, l'idée d'offrir à toutes les nations du monde la possibilité de se rencontrer sur le pied d'égalité, de discuter entre elles les affaires de l'univers, de formuler à leur sujet le sentiment moyen des peuples, de concentrer les informations relatives à la situation matérielle, sociale, morale de beaucoup de pays, et de mettre en vigueur les concours qui leurs sont utiles ou nécessaires pour leur développement. Cette idée-là réapparaissait avant même que les canons se soient tus avec Roosevelt, Churchill, Staline, Chang Kai Chek, j'ai eu l'honneur d'arrêter le projet, la Charte qui devait être adoptée à San Francisco par cinquante et un Etats. On sait qu'en vertu de cette constitution, les Nations Unies comprenaient un conseil chargé de veiller à la sécurité générale, et même d'engager au besoin, les moyens propres à les faire respecter, et aussi une assemblée dont les délibérations se traduiraient par des recommandations. Le droit d'agir étant réservé au conseil. Celui-ci parmi ses onze membres devait comprendre les cinq puissances victorieuses chacune ayant droit de veto. Un conseil économique et social, une cour de justice ajoutée à ses deux grandes instances et un secrétaire général avaient mission de faire fonctionner pratiquement l'organisation. Enfin, la charte prévoyait que l'Organisation des Nations Unies ne devrait pas intervenir dans les affaires intérieures d'un Etat. Cette charte était raisonnable au sein de l'assemblée, elle rendait normale et permanente la réunion de presque tous les Etats du monde en un espèce de forum d'où pourrait se dégager une opinion internationale. Et qui en même temps conférait à chacun de ses membres et notamment à ceux qui venaient d'accéder à la souveraineté, à l'indépendance, leur conférait en vertu de leur égalité qui régnait entre eux, une dignité hautement reconnue et alors au sein du conseil pouvaient se rencontrer et même peut-être collaborer au maintien de la paix, cinq puissances auxquelles leur politique, leur économie, leurs armes, et leur influence attribuaient une responsabilité mondiale. Ces dispositions étaient à mon sens conformes à la prudence. Naturellement il n'en sortait pas un gouvernement ni un parlement du monde, car ce gouvernement et ce parlement du monde ne sauraient à notre siècle exister que dans des rêves. Mais étant donné les réalités et avant tout la rivalité engagée entre les Etats-Unis et la Russie Soviétique par toute la terre au milieu d'un nombre de plus en plus élevé d'Etats, cette charte, sans prétendre imposer ce qui ne pouvait pas l'être, ménageait aux Nations Unies l'équilibre et l'impartialité. On sait ce qui est arrivé sous la pression d'évènements qui étaient survenus en Corée, à Suez, en Hongrie et aussi de l'abus modéré fait par les Soviets de leur droit de veto, les Nations Unies se sont cru, se sont laissée aller à dépasser leur nature et leur possibilité, elles sont sorties de leur charte. Mais connaissant les attributions du conseil de sécurité on a vu l'assemblée générale, en 1950, s'arroger le droit de décider de l'emploi de la force, ce qui immédiatement a fait d'elle le champ des querelles et des rivaux. A la faveur du trouble ainsi créé, le secrétaire général d'alors fut amené à s'ériger à une autorité supérieure et excessive, poursuivant dans la voie des abus l'organisation, plus exactement l'assemblée générale prit sur elle d'intervenir dans la situation intérieure du Congo, d'y expédier des contingents militaires qui était fournis par des Etats souvent intéressés, quel Etat ne l'est pas ? Et aussi des missions politiques, économiques, administratives qui répondaient en fait à l'intention d'une grande puissance. Evidemment dans cette série d'atteinte à sa propre légalité, l'Organisation des Nations Unies a subi une profonde transformation qui lui fait perdre, il faut bien le reconnaître son unité, son prestige et ses possibilités de fonctionnement, d'où la crise dans laquelle elle est plongée. Je vous dirais franchement qu'à mon sens c'est en revenant à la prudence et à la charte que les Nations Unies peuvent retrouver leur équilibre. Au point où en sont les choses il faut évidemment que Washington, Moscou, Londres, Pékin et Paris s'entendent pour revenir au point de départ comme ils se sont naguères entendus pour fonder les Nations Unies. La France pour sa part est toute prête à aider à un tel accord et il lui semble que Genève serait le lieu le plus approprié pour une telle négociation entre les cinq, du reste ce serait aussi le lieu approprié pour telles ou telles autres négociations auxquelles vous pensez. La France souhaite en effet ardemment qu'on puisse sauver cette institution dans laquelle le monde a mis tant d'espoir pour aider à la solidarité de tous les hommes sur la terre. Voilà ce que je pense de la crise actuelle des Nations Unies. On m'a posé plusieurs questions sur l'Europe et en particulier par rapport à l'Europe, le problème allemand, la réunification de l'Allemagne. Je voudrais qu'on veuille bien me les répéter.
Journaliste
[inaudible] dans la conjoncture internationale comme la meilleure solution, le meilleur chemin pour arriver à la réunification de l'Allemagne. Et quelles sont de votre avis les chances réelles pour résoudre ce problème d'une manière efficace et équitable ? Comment envisagez-vous pour 1965 les rapports de la France avec l'Union Soviétique notamment sous l'angle du problème de la réunification de l'Allemagne et comment envisagez-vous également le rapport de la France avec les pays communistes de tendances diverses, d'Europe et d'Asie ?
Charles de Gaulle
Vous savez que dans les entretiens que j'ai eus l'honneur et la satisfaction d'avoir il y a quinze jours à Rambouillet avec Monsieur le chancelier Erhard, et qui nous ont permis d'ailleurs d'établir entre nous un contact marqué par une confiante amitié, dans ces entretiens on a naturellement considéré le problème de l'Allemagne, je ne vous dirais pas ce qui a été implicitement avancé de part et d'autre dans ces conversations sur ce sujet capital. Mais je puis indiquer quelles sont dans leur ensemble les vues de la France pour autant qu'elles aient pas déjà été exposées. Le problème allemand c'est le problème européen par excellence. Alors européen, figurez-vous depuis l'avènement de l'empire romain et que depuis que l'Europe historique a cessé de se limiter au bassin de la Méditerranée pour se porter sur le Rhin européen à cause de l'emplacement des germains au centre de notre continent, entre les Gaulois, les Latins et les Slaves ; européen parce que ce problème-là au long d'une très dure histoire a concentré en lui-même beaucoup de séquelles qui font que les peuples voisins de ce pays en perpétuel devenir éprouvent à son égard, de siècle en siècle, des rancoeurs et des appréhensions. Européen parce que le peuple allemand est un grand peuple en fait d'activité économique comme en matière de pensées, de sciences et d'arts. Et comme dans le domaine des capacités militaires et que l'Europe voit en lui une partie essentielle d'elle-même. européen parce que depuis toujours l'Allemagne ressent une angoisse et parfois une fureur que lui inspire sa propre incertitude quant à ses frontières, à son unité, à son régime politique, à son avenir international et qui font que son destin est considéré par l'Europe toute entière, comme d'autant plus inquiétant qu'il est indéterminé. Est-il besoin de dire que les évènements qui sont survenus pendant la première moitié ce de ce siècle ont rendu ce problème encore plus difficile et encore plus brûlant, déjà au lendemain de la première guerre mondiale et du fait de l'empire allemand, l'Europe avait subi à l'Ouest, à l'Est, au Nord, au Sud un gigantesque ébranlement, mais l'immense entreprise dominatrice du troisième Reich, l'invasion des ces armées d'une part jusqu'à la Manche, l'Atlantique, aux Pyrénées à l'Adriatique et sur les deux rives de la Méditerranée, d'autre part jusqu'à l'Arctique les abords de Moscou, le fond du Caucase, la Mer Noire, la Mer Egée, l'action de ses sous-marins sur tous les océans du globe, sa tyrannie établie sur douze Etats européens, son hégémonie sur quatre autres, la mort violente de quarante millions d'hommes, militaires et civils en conséquence de son action, en particulier l'extermination systématique de dix millions de détenus, tout cela avait causé tout autour de l'Allemagne de terribles blessures. Sans doute l'écrasement final du troisième Reich avait-il mis un terme à l'épreuve. Sans doute la subordination initiale imposée au vaincu et les faits accomplis dans ce qui était naguère la Prusse Orientale, la Posnanie et la Silésie, la fin de l'Anschluss autrichien et du protectorat sur la Tchécoslovaquie, la division organique du pays par la création des zones et par le statut de Berlin, avaient éloigné les craintes directes que de tout temps inspirait l'Allemagne, sans doute aussi la politique raisonnable et habile du gouvernement du chancelier Adenauer rassurait-elle à l'Ouest beaucoup d'esprits, mais les traces laissées par le drame n'en demeuraient pas moins très profondes. Pour tout dire, c'est de la circonspection, voire même quelque malaise qu'inspirait souvent à l'opinion de l'Europe occidentale l'expansion économique, le redressement militaire et la renaissance politique de la République Fédérale. Tandis que les régimes soviétisés de l'Est utilisaient la méfiance instinctive des populations à l'égard des Germaniques pour justifier la guerre froide contre le Monde libre soi-disant entraînée par les revanchards allemands. Ainsi le problème est de nouveau posé dans l'histoire. Pour la France tout se ramène à trois questions d'ailleurs étroitement liées. Faire en sorte que l'Allemagne devienne un élément certain de la paix et du progrès. Sous cette condition, aider à sa réunification, prendre la voie et choisir le cadre qui permettrait de l'accomplir. Il est vrai que, après la guerre mondiale, les choses n'ont pas été considérées tout de suite de cette manière, sous la pression des épreuves subies et des périls courus par les peuples de l'ancien continent, on a de maints côtés imaginé de prévenir leur tour de malheur en supprimant ce qui avait été la cause, à savoir la puissance germanique. De là les projets tendant à interdire la reconstitution d'un gouvernement central, de placer la Ruhr sous contrôle international et de tenir l'Allemagne désarmée ; et on sait que la France a d'abord et pour cause été portée vers cette conception. Mais, le fait que la confrontation du Monde libre et du Monde soviétique devenait la grande affaire, et que l'Allemagne était un enjeu modifiait nos perspectives. D'ailleurs au fond de leur malheur nos voisins Allemands ne nous semblant plus menaçant, beaucoup ressentait à leur égard et en dépit de tout, l'attrait élémentaire que mérite leur qualité et enfin et par-dessus tout, l'Union de l'Europe qui est une condition indispensable de son indépendance et de son développement exigeait la réconciliation et la coopération de l'Allemagne et de la France. Cependant, l'opposition entre l'Est et l'Ouest qui se déployait sur le sol de l'Allemagne ne pouvait pas manquer d'approfondir sa division politique et territoriale. Il est vrai que les Soviets ayant imposé par la force dans leur zone un régime de leur façon, donnaient à croire qu'un jour l'Allemagne pourrait être réunie sous un système du même genre. Mais l'alliance Atlantique, la réussite économique et sociale de la République Fédérale, la répulsion inspirée par le communisme à la population allemande toute entière rendait vaine cette prétention. Alors pour arriver à unir, à unifier l'Allemagne sous un système du même genre que le leur, il eut fallu au Soviet triompher dans un conflit mondial. Or, en dépit de la tension qu'ils entretenaient à Berlin ils se gardaient d'en ouvrir un. D'autre part, les Etats-Unis, dont Foster Dulles inspirait alors la politique, pouvaient penser qu'en renforçant massivement l'OTAN, on ferait reculer Moscou et qu'ainsi on pourrait rendre son unité à l'Allemagne. Mais ce n'était que là qu'un rêve, à moins qu'on ne fit la guerre, ce à quoi Washington, ni ses alliés n'étaient aucunement disposés. Il faut ajouter d'une grande partie de l'opinion universelle, tout en reconnaissant le caractère précaire de ce qu'il advenait de l'ancien Reich, et en désapprouvant les artifices brutaux du Mur et des barbelés, s'accommodait de la situation qui vaille que vaille n'empêchait pas la coexistence pacifique. Vingt ans ont donc passé déjà sans qu'ait été fixé le nouveau destin de l'Allemagne. Une pareille incertitude dans une pareille région du monde et à une pareille époque ne saurait certainement pas être tenue pour définitive. Sans doute, les choses peuvent-elles rester longtemps encore comme elles sont, sans provoquer demain, pas plus qu'elles n'en suscitaient hier, de conflagration générale, la dissuasion atomique réciproque suffisant à empêcher le pire. Mais il est certain que la paix réelle entre l'Est et l'Ouest et a fortiori des rapports féconds ne saurait s'établir tant que durent les anomalies allemandes, les incertitudes qu'elles suscitent et les souffrances qu'elles entraînent. Et il est vrai aussi que, faute qu'on se batte pour que l'un ou l'autre impose sa solution, et sans nier qu'il puisse y avoir intérêt à poser sans cesse la question devant la conscience des Nations, on ne résoudra pas le problème par la confrontation directe des idéologies et des forces des deux camps qui s'opposent dans l'univers. En vérité c'est seulement par l'entente et par l'action conjuguée des peuples qui ont été de tout temps, qui sont aujourd'hui, qui resteront principalement intéressés au sort de leur voisin germanique, c'est-à-dire les peuples européens, que peut être trouvée la solution d'une question qui est essentiellement européenne. Que ces peuples-là envisagent un jour d'examiner ensemble et puis de régler en commun et enfin de garantir conjointement ce qui doit être fait, voilà la seule voie qui puisse permettre et voilà le seul lien qui puisse maintenir une Europe en état d'équilibre, de paix et de coopération d'un bout à l'autre du territoire que lui attribue la nature. Assurément, la réussite d'une entreprise aussi vaste implique beaucoup de conditions. Il s'agit que la Russie évolue suffisamment pour voir son avenir non plus dans la contrainte totalitaire imposée chez elle-même et chez les autres, mais bien dans le progrès accompli en commun par des hommes et par des peuples libres. Il s'agit que les nations dont elle a fait ses satellites recouvrent la possibilité d'agir par elles-mêmes dans une Europe renouvelée. Il s'agit qu'il soit reconnu partout et d'abord par l'Allemagne que tout règlement dont elle serait l'objet impliquerait nécessairement celui de ses frontières et celui de ses armements par accord avec tous ses voisins, ceux de l'Est et ceux de l'Ouest. Il s'agit que les six Etats qui sont en train, espérons-le, de mettre sur pied la communauté économique de l'Europe Occidentale, que ces six Etats parviennent à s'organiser dans le domaine de la politique et dans le domaine de la défense de façon que devienne possible un équilibre de notre continent. Evidemment, tout cela ce sont des conditions très complexes et ce sont des délais très longs car en définitive, on ne peut aboutir si l'on veut réussir, on doit aboutir si l'on veut réussir à une Europe qui se trouve dans la concorde et dans la coopération depuis l'Atlantique jusqu'à l'Oural, en vue de développer ses immenses ressources et de jouer, elle qui est la mère de la civilisation moderne, de jouer conjointement avec l'Amérique sa fille, le rôle qui lui revient dans le progrès de deux milliards d'hommes qui en ont absolument besoin. Quel part pourrait prendre l'Allemagne dans l'ambition mondiale de notre ancien continent ainsi rajeuni ? Encore une fois, il lui faut des conditions très complexes, des délais très longs, mais quoi ? Le problème de l'Allemagne est si vaste qu'il a nécessairement de grande dimension et qu'il implique de grandes conséquences. En tout cas, la France, pour sa part, croit qu'il ne pourra pas être résolu autrement que par l'Europe elle-même parce qu'il est à la dimension de l'Europe tout entière. Et la France, pour sa part, a, à terme, sur ce continent cet objectif-là comme objectif essentiel de sa politique. J'espère vous avoir répondu. Je crois avoir épuisé vos questions Messieurs, Mesdames. Il n'en apparaît aucune autre.
Journaliste
[inaudible] au Moyen-Orient.
Charles de Gaulle
C'est une affaire qui est en évolution. Pour ce qui est de l'Afrique du Nord en évolution favorable, très favorable. Pour ce qui est de l'Orient, une évolution qui ouvre des perspectives fructueuses et je le crois intéressantes. Mesdames, Messieurs, je vous remercie de votre attention.
Journaliste
[inaudible]
Charles de Gaulle
Je voudrais dire un mot quoi qu'on ne m'ait pas posé la question, simplement pour exprimer combien j'ai été satisfait du contact que j'ai pu avoir avec le Premier ministre britannique dans ma visite à Londres où j'ai été rendre hommage au grand Churchill. Evidemment on s'est aperçu dans ce contact qu'il n'avait pas de montagne entre l'Angleterre et la France, il y a seulement un canal et encore avec un tunnel on pourrait, je crois, les rapprocher beaucoup. Probablement tous les problèmes qui sont communs à nos deux grands pays, pourront-ils être traités plus explicitement avec moi-même, avec le Premier ministre, avec les ministres français quand le Premier ministre britannique viendra à Paris, c'est ce que nous espérons bien. Je vous remercie de votre attention.