Discours du 14 juin 1960 du général de Gaulle sur l'évolution vers l'indépendance des TOM

14 juin 1960
17m 47s
Réf. 00125

Notice

Résumé :

Le 14 juin 1960, le général de Gaulle s'adresse au peuple français pour dresser le bilan de son action depuis son accès au pouvoir en juin 1958. L'extrait présente deux des trois questions fondamentales abordées : la politique économique et sociale engagée pour le redressement national et la transformation de la communauté française avec l'accès à l'indépendance des États africains et malgache qui la composent.

Date de diffusion :
14 juin 1960
Personnalité(s) :

Éclairage

Le président français s'adresse au peuple le 14 juin 1960 pour dresser le bilan du mandat qui lui a été confié depuis deux ans. Après avoir présenté les difficultés auxquelles le pays devait faire face lors de son accession au pouvoir, le général de Gaulle s'attache à souligner l'effort de redressement entrepris pour fournir un cadre institutionnel stable et moderniser la France afin d'en faire une grande puissance mondiale adaptée à son temps. Il exalte la « grande et forte politique » nationale mise en œuvre sur le plan économique et social : industrialisation, modernisation de l'agriculture, développement de l'indépendance énergétique, politique de la natalité, réformes hospitalière et de la protection sociale, effort dans le domaine de l'enseignement et de la formation.

Après ce premier point de politique intérieure, de Gaulle aborde la deuxième question fondamentale qui se pose à cette date : la transformation de la communauté par l'accès à l'indépendance des États qui la composent et les nouveaux liens entre ces États et la France. L'année 1960 est en effet marquée par les indépendances successives des anciennes colonies françaises d'Afrique et de Madagascar. Les territoires sous tutelle de l'ONU sont les premiers : le Cameroun proclame son indépendance le 1er janvier, puis le Togo le 27 avril 1960. C'est ensuite au tour des républiques membres de la communauté. La Fédération du Mali, qui regroupe depuis janvier 1959 le Sénégal et le Soudan, a initié le mouvement en revendiquant officiellement le 12 décembre 1959, lors du VIe conseil exécutif de la communauté à Saint-Louis, son droit d'accéder à l'indépendance aux termes d'accords négociés avec la France. Ces accords de transfert sont paraphés le 4 avril 1960 et la Fédération du Mali proclame son indépendance le 20 juin sous la présidence de Modibo Keïta et la vice-présidence de Mamadou Dia. Dès le 3 juin, les chefs d'État du Conseil de l'Entente (organisation de coopération régionale rassemblant le Dahomey, le Niger, la Haute-Volta et la Côte d'Ivoire, après l'échec d'une large fédération occidentale) remettent au président français une demande de transfert des compétences communes.

C'est dans ce contexte que de Gaulle présente la décolonisation menée comme une réponse à « l'idéal » français du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, et comme une politique pragmatique destinée à éviter l'enlisement dans des guerres coloniales et inscrite dans le courant international en faveur de l'émancipation des peuples. Le ton paternaliste et les termes glorifiant l'œuvre coloniale employés lors de la conférence de presse du 10 novembre 1959 pour ménager les nostalgiques de l'empire laissent ici place à un impératif appuyé de réalisme. L'allocution du 14 juin est restée célèbre à plus d'un titre, notamment par l'ironie employée dans cette partie du discours à l'égard des coloniaux qui conservent une vision archaïque, inadaptée au monde actuel : « Il est tout à fait naturel que l'on ressente la nostalgie de ce qui était l'empire, comme on peut regretter la douceur des lampes à huile, la splendeur de la marine à voile, le charme des équipages. Mais quoi ? Il n'y a pas de politique qui vaille en dehors des réalités ! ».

Cette politique réaliste qu'entend mener de Gaulle conduit à une transformation de la Communauté instituée en 1958, car les États membres en sortent lors de leur accès à l'indépendance, conformément à la Constitution. L'architecture communautaire doit laisser place à « un libre et amical ensemble », c'est-à-dire fonctionnant hors de la structure institutionnelle dans le cadre d'accords de coopération et de défense entre chaque État africain et malgache et la France. Pour le général de Gaulle, ce grand ensemble informel est destiné à promouvoir le rayonnement de la politique française sur la scène internationale, entre les deux blocs et le courant afro-asiatique.

Bénédicte Brunet-La Ruche

Transcription

Charles (de) Gaulle
Il était une fois un vieux pays tout bardé d’habitudes et de circonspection. Naguère, le plus peuplé, le plus riche, le plus puissant de ceux qui tenaient la scène. Il s’était, après de grands malheurs, comme replié sur lui-même. Tandis que d’autres peuples allaient croissant autour de lui, il demeurait stationnaire. A une époque où la puissance des Etats dépendait directement de leurs valeurs industrielles, les grandes sources de l’énergie lui étaient chichement mesurées. Il avait peu de charbon, il n’avait pas de pétrole, son industrie était frappée de routine, son agriculture restait figée. D’autre part, sa population ne s’accroissait pas, comptant même, en certaines années, moins de naissances que de décès. Dans le doute et l’amertume que cette situation lui inspirait vis-à-vis de lui-même, les luttes politiques, sociales, religieuses ne laissaient pas de le diviser. Enfin, deux Guerres mondiales l’ayant décimé, ruiné, déchiré, beaucoup, dans le monde, se demandaient s’il parviendrait à se ressaisir. Or ce peuple, la France, s’est ressaisi. Déjà, dans le mouvement national qui marqua la Résistance, il y avait une volonté vigoureuse de renouveau. Après la Libération, une forte impulsion fut donnée. Et, par la suite, malgré maintes traverses, la tendance ne cessa pas d’être tournée vers l’expansion. Mais les lourdes séquelles d’un passé de stagnation continuaient à peser sur la nation. Et surtout, quelle que fût la valeur des hommes, l’impuissance de l’Etat vouait le pouvoir à être toujours précaire et toujours contesté. Il y a deux ans, nous nous trouvâmes, soudain, au bord de la guerre civile. Sans doute l’occasion de cette crise était-elle l’affaire d’Algérie, succédant à l’aboutissement humiliant de celle d’Indochine et exigeant une action nouvelle. Mais nous nous trouvions, en même temps, dans nos territoires d’Afrique noire, en présence du grand mouvement qui soulève ce continent. Et puis, comme tout se tient, l’arrêt des échanges extérieurs, l’épuisement de notre crédit, la ruine de notre monnaie, conséquences de l’inflation que l’on ne parvenait pas à endiguer, menaçaient, d’un instant à l’autre, de nous précipiter au gouffre. C’est alors que le pays reconnut la nécessité d’une grande et forte politique. Il fallait d’abord assurer la vie de la nation en établissant, sur une base solide et stable, la production, les échanges, les finances, la monnaie, le niveau de vie. Je sais quel sacrifice coûta, notamment aux Français modestes, le coup d’arrêt donné à la facilité. Mais l’équilibre a été rétabli. La récession a été évitée. Et maintenant, l’activité reprend dans des conditions assainies. Il va de soi que ce n’était pas tout. Car d’autre part, en Afrique noire et à Madagascar, la route ouverte, et raisonnablement ouverte, aux élans empêcha que ceux-ci n’entraînent des suites qui auraient été catastrophiques. Et en Algérie, la décision de la France, jusqu’alors paralysée par des partis pris contraires et par des chimères opposées, fut prise et proclamée. Devant cet ensemble cohérent de résolutions politiques, et en présence de la confiance exemplaire dont la nation donnait la preuve, le monde entier reconnaît que, chez nous, l’ordre et le progrès ont retrouvé toutes leurs chances. Mais pour quoi faire ? Pour faire beaucoup. Car il s’agit de transformer notre vieille France en un pays neuf, et de lui faire épouser son temps. Il s’agit qu’elle en tire la prospérité, la puissance, le rayonnement. Il s’agit que ce changement soit notre grande ambition nationale. Etant le peuple français, il nous faut ou bien accéder au rang d’un grand Etat industriel ou bien nous résigner au déclin. Notre choix est fait. Notre développement est en cours. Il vise, tout à la fois, au progrès de la puissance française et à celui de la condition humaine. Nos plans prévoient qu’il s’accomplira, pendant les prochaines années, au rythme de 5 ou 6 % par an, élevant d’environ 4 % annuellement le pouvoir d’achat moyen. Encore peut-on imaginer que le marché commun des Six accélérera ce développement. Cela veut dire que, dans vingt ans, la France, à moins de catastrophe, sera deux fois plus prospère qu’elle ne l’est à présent. Cela veut dire aussi qu’un jeune couple, à qui un bébé est né ce matin, a toutes chances de voir ce petit garçon, quand il sera père à son tour, se trouver deux fois plus à l’aise que ses parents ne le sont aujourd’hui. Mais si nous vivons à l’époque industrielle, cela n’empêche que l’agriculture doive demeurer une branche essentielle de l’activité française. Puisque nous avons l’avantage de pouvoir nous nourrir de ce que produit notre sol, puisque nous avons ce qu’il faut pour être le pays du beau blé, de la viande de choix, du lait pur, du bon vin, nous ne laisserons pas tarir cette grande valeur économique, sociale et nationale. Françaises, Français, vous avez, sous les yeux, ce qui est fait pour promouvoir la France. Naturellement, c’est à la doter des sources d’énergie qui lui manquaient que, d’abord, nous nous appliquons. Le point où nous sommes parvenus justifie amplement nos peines. Charbon en large suffisance, pétrole français ou africain qui, dans cinq ans, couvrira nos besoins, gaz de Lacq peu à peu réparti, bientôt gaz du Sahara dont les réserves inépuisables sont susceptibles de transformer la vie de l’Algérie et d’influer sur celle de l’Europe. Electricité produite par l’hydraulique, en quantité deux fois plus grande qu’il y a dix ans. Energie atomique que des installations modèles ont commencé à fournir. L’accession de la France au rang d’un peuple qui, bientôt, trouvera, chez lui, force courant et carburant et en fournira les autres, est un des faits les plus saisissants de l’évolution mondiale. Et qui, pour notre indépendance, comporte des suites incalculables. A condition, bien entendu, qu’en même temps s’accomplisse l’équipement industriel qu’il nous faut à cet égard. Je n’affirmerai pas que tout soit encore pour le mieux. Pourtant, regardez, quels changements sont apportés, jour après jour, à l’appareil industriel français, quel effort y est déployé pour se reconvertir à mesure ; quelle part des profits s’est réinvestie en vue du développement ; quelle ambiance sociale meilleure, en attendant que l’association y règne dans nos entreprises. Et voici que se dessine, dans nos exploitations agricoles, l’aménagement des structures, des productions, du matériel, des ventes et des achats, qui, seul, peut mettre l’agriculture française au niveau des réalités, et que va d’ailleurs accélérer l’impulsion donnée par la loi. Enfin, constatez à quel rythme se développe notre infrastructure – réseaux routiers, chemins de fer, ports, aérodromes, distribution de l’eau. Il n’est pas un voyageur, un touriste, un campeur qui ne le voie de saison en saison. Mais ces développements matériels, à quoi serviraient-ils s’ils n’allaient de pair avec le développement des moyens humains ? Or, on sait que la natalité française a repris vigoureusement, que l’excédent moyen des berceaux sur les tombeaux approche de 300 000, et que cet investissement-là va influer puissamment sur l’économie du pays. On sait quelle sécurité les assurances sociales procurent aux Français, et par là, à notre activité. On sait que 300 000 logements sont construits chaque année, et contribuent directement au rendement du travail national. On sait le progrès du régime hospitalier, et de combien sont allégés, au profit de l’effort collectif, les souffrances et les soucis. Mais aussi et surtout, on sait quelle transformation profonde est en train de s’accomplir dans notre enseignement, tandis que, je dois le noter, la loi tente à y organiser la coopération de ce qui est public et de ce qui est privé, nous entendons porter le niveau des connaissances de toute notre jeunesse à ce qui correspond aux temps modernes : élargir le champ dans lequel l’activité générale puise les valeurs qu’il lui faut ;donner, à chaque enfant, une chance entière à son départ pour la vie active. Comme les chiffres peuvent être éloquents, je dirais par exemple, que le secondaire est destiné à recevoir bientôt 3 millions d’élèves, c’est-à-dire quinze fois plus qu’au début du siècle. Et que nos universités auront à accueillir, avant dix ans, 600 000 étudiants, alors que 30 000 seulement s’y inscrivaient en 1900. En vérité, si on veut se faire une idée de l’énorme prélèvement que la collectivité française s’impose sur les profits du présent, sur les résultats du présent, en vue de bâtir l’avenir, il n’est que de considérer l’emploi des deniers publics sur l’ensemble du budget de l’Etat. Tandis qu’à peine un quart est absorbé par le fonctionnement des services, et qu’un autre quart pourvoit à la Défense, le reste, c’est-à-dire la moitié, est principalement consacrée à des investissements matériels et humains, qui, tous, en fin de compte, vont au développement national et social de la France. Tandis que le génie du siècle change notre pays, il change aussi les conditions de son action outre-mer. Inutile d’énumérer les causes de l’évolution qui nous conduit à mettre un terme à la colonisation. Par le fait des progrès accomplis dans nos territoires, de la formation que nous donnons à leurs élites, et du grand mouvement d’affranchissement des peuples de toute la Terre, nous avons reconnu à ceux qui dépendaient de nous le droit de disposer d’eux-mêmes. Le leur refuser, c’eût été contrarier notre idéal, entamer une série de luttes interminables, nous attirer la réprobation du monde. Et tout cela, pour une contrepartie qui se fut inévitablement effritée entre nos mains. Il est tout à fait naturel que l’on ressente la nostalgie de ce qui était l’empire, comme on peut regretter la douceur des lampes à huile, la splendeur de la marine à voile, le charme du temps des équipages. Mais quoi ? Il n’y a pas de politique qui vaille en dehors des réalités. C’est en les prenant pour base, ainsi que le font comme nous, onze républiques africaines et la République algache, que nous constituons, avec elles, un libre et amical ensemble, pratiquant à l’intérieur de lui-même des relations étroites, nourries de culture française, soutenant le même idéal, prêt à une défense commune. Dans le grand trouble, dans les grands remous auxquels l’Afrique est en proie, et au milieu des courants qui divisent le monde, la Communauté nous renforce tout en servant la raison et la fraternité.