Charles (de) Gaulle
Il était une fois un vieux pays tout bardé d’habitudes et de circonspection.
Naguère, le plus peuplé, le plus riche, le plus puissant de ceux qui tenaient la scène.
Il s’était, après de grands malheurs, comme replié sur lui-même.
Tandis que d’autres peuples allaient croissant autour de lui, il demeurait stationnaire.
A une époque où la puissance des Etats dépendait directement de leurs valeurs industrielles, les grandes sources de l’énergie lui étaient chichement mesurées.
Il avait peu de charbon, il n’avait pas de pétrole, son industrie était frappée de routine, son agriculture restait figée.
D’autre part, sa population ne s’accroissait pas, comptant même, en certaines années, moins de naissances que de décès.
Dans le doute et l’amertume que cette situation lui inspirait vis-à-vis de lui-même, les luttes politiques, sociales, religieuses ne laissaient pas de le diviser.
Enfin, deux Guerres mondiales l’ayant décimé, ruiné, déchiré, beaucoup, dans le monde, se demandaient s’il parviendrait à se ressaisir.
Or ce peuple, la France, s’est ressaisi.
Déjà, dans le mouvement national qui marqua la Résistance, il y avait une volonté vigoureuse de renouveau.
Après la Libération, une forte impulsion fut donnée.
Et, par la suite, malgré maintes traverses, la tendance ne cessa pas d’être tournée vers l’expansion.
Mais les lourdes séquelles d’un passé de stagnation continuaient à peser sur la nation.
Et surtout, quelle que fût la valeur des hommes, l’impuissance de l’Etat vouait le pouvoir à être toujours précaire et toujours contesté.
Il y a deux ans, nous nous trouvâmes, soudain, au bord de la guerre civile.
Sans doute l’occasion de cette crise était-elle l’affaire d’Algérie, succédant à l’aboutissement humiliant de celle d’Indochine et exigeant une action nouvelle.
Mais nous nous trouvions, en même temps, dans nos territoires d’Afrique noire, en présence du grand mouvement qui soulève ce continent.
Et puis, comme tout se tient, l’arrêt des échanges extérieurs, l’épuisement de notre crédit, la ruine de notre monnaie, conséquences de l’inflation que l’on ne parvenait pas à endiguer, menaçaient, d’un instant à l’autre, de nous précipiter au gouffre.
C’est alors que le pays reconnut la nécessité d’une grande et forte politique.
Il fallait d’abord assurer la vie de la nation en établissant, sur une base solide et stable, la production, les échanges, les finances, la monnaie, le niveau de vie.
Je sais quel sacrifice coûta, notamment aux Français modestes, le coup d’arrêt donné à la facilité.
Mais l’équilibre a été rétabli.
La récession a été évitée.
Et maintenant, l’activité reprend dans des conditions assainies.
Il va de soi que ce n’était pas tout.
Car d’autre part, en Afrique noire et à Madagascar, la route ouverte, et raisonnablement ouverte, aux élans empêcha que ceux-ci n’entraînent des suites qui auraient été catastrophiques.
Et en Algérie, la décision de la France, jusqu’alors paralysée par des partis pris contraires et par des chimères opposées, fut prise et proclamée.
Devant cet ensemble cohérent de résolutions politiques, et en présence de la confiance exemplaire dont la nation donnait la preuve, le monde entier reconnaît que, chez nous, l’ordre et le progrès ont retrouvé toutes leurs chances.
Mais pour quoi faire ?
Pour faire beaucoup.
Car il s’agit de transformer notre vieille France en un pays neuf, et de lui faire épouser son temps.
Il s’agit qu’elle en tire la prospérité, la puissance, le rayonnement.
Il s’agit que ce changement soit notre grande ambition nationale.
Etant le peuple français, il nous faut ou bien accéder au rang d’un grand Etat industriel ou bien nous résigner au déclin.
Notre choix est fait.
Notre développement est en cours.
Il vise, tout à la fois, au progrès de la puissance française et à celui de la condition humaine.
Nos plans prévoient qu’il s’accomplira, pendant les prochaines années, au rythme de 5 ou 6 % par an, élevant d’environ 4 % annuellement le pouvoir d’achat moyen.
Encore peut-on imaginer que le marché commun des Six accélérera ce développement.
Cela veut dire que, dans vingt ans, la France, à moins de catastrophe, sera deux fois plus prospère qu’elle ne l’est à présent.
Cela veut dire aussi qu’un jeune couple, à qui un bébé est né ce matin, a toutes chances de voir ce petit garçon, quand il sera père à son tour, se trouver deux fois plus à l’aise que ses parents ne le sont aujourd’hui.
Mais si nous vivons à l’époque industrielle, cela n’empêche que l’agriculture doive demeurer une branche essentielle de l’activité française.
Puisque nous avons l’avantage de pouvoir nous nourrir de ce que produit notre sol, puisque nous avons ce qu’il faut pour être le pays du beau blé, de la viande de choix, du lait pur, du bon vin, nous ne laisserons pas tarir cette grande valeur économique, sociale et nationale.
Françaises, Français, vous avez, sous les yeux, ce qui est fait pour promouvoir la France.
Naturellement, c’est à la doter des sources d’énergie qui lui manquaient que, d’abord, nous nous appliquons.
Le point où nous sommes parvenus justifie amplement nos peines.
Charbon en large suffisance, pétrole français ou africain qui, dans cinq ans, couvrira nos besoins, gaz de Lacq peu à peu réparti, bientôt gaz du Sahara dont les réserves inépuisables sont susceptibles de transformer la vie de l’Algérie et d’influer sur celle de l’Europe.
Electricité produite par l’hydraulique, en quantité deux fois plus grande qu’il y a dix ans.
Energie atomique que des installations modèles ont commencé à fournir.
L’accession de la France au rang d’un peuple qui, bientôt, trouvera, chez lui, force courant et carburant et en fournira les autres, est un des faits les plus saisissants de l’évolution mondiale.
Et qui, pour notre indépendance, comporte des suites incalculables.
A condition, bien entendu, qu’en même temps s’accomplisse l’équipement industriel qu’il nous faut à cet égard.
Je n’affirmerai pas que tout soit encore pour le mieux.
Pourtant, regardez, quels changements sont apportés, jour après jour, à l’appareil industriel français, quel effort y est déployé pour se reconvertir à mesure ; quelle part des profits s’est réinvestie en vue du développement ; quelle ambiance sociale meilleure, en attendant que l’association y règne dans nos entreprises.
Et voici que se dessine, dans nos exploitations agricoles, l’aménagement des structures, des productions, du matériel, des ventes et des achats, qui, seul, peut mettre l’agriculture française au niveau des réalités, et que va d’ailleurs accélérer l’impulsion donnée par la loi.
Enfin, constatez à quel rythme se développe notre infrastructure – réseaux routiers, chemins de fer, ports, aérodromes, distribution de l’eau.
Il n’est pas un voyageur, un touriste, un campeur qui ne le voie de saison en saison.
Mais ces développements matériels, à quoi serviraient-ils s’ils n’allaient de pair avec le développement des moyens humains ?
Or, on sait que la natalité française a repris vigoureusement, que l’excédent moyen des berceaux sur les tombeaux approche de 300 000, et que cet investissement-là va influer puissamment sur l’économie du pays.
On sait quelle sécurité les assurances sociales procurent aux Français, et par là, à notre activité.
On sait que 300 000 logements sont construits chaque année, et contribuent directement au rendement du travail national.
On sait le progrès du régime hospitalier, et de combien sont allégés, au profit de l’effort collectif, les souffrances et les soucis.
Mais aussi et surtout, on sait quelle transformation profonde est en train de s’accomplir dans notre enseignement, tandis que, je dois le noter, la loi tente à y organiser la coopération de ce qui est public et de ce qui est privé, nous entendons porter le niveau des connaissances de toute notre jeunesse à ce qui correspond aux temps modernes :
élargir le champ dans lequel l’activité générale puise les valeurs qu’il lui faut ;donner, à chaque enfant, une chance entière à son départ pour la vie active.
Comme les chiffres peuvent être éloquents, je dirais par exemple, que le secondaire est destiné à recevoir bientôt 3 millions d’élèves, c’est-à-dire quinze fois plus qu’au début du siècle.
Et que nos universités auront à accueillir, avant dix ans, 600 000 étudiants, alors que 30 000 seulement s’y inscrivaient en 1900.
En vérité, si on veut se faire une idée de l’énorme prélèvement que la collectivité française s’impose sur les profits du présent, sur les résultats du présent, en vue de bâtir l’avenir, il n’est que de considérer l’emploi des deniers publics sur l’ensemble du budget de l’Etat.
Tandis qu’à peine un quart est absorbé par le fonctionnement des services, et qu’un autre quart pourvoit à la Défense, le reste, c’est-à-dire la moitié, est principalement consacrée à des investissements matériels et humains, qui, tous, en fin de compte, vont au développement national et social de la France.
Tandis que le génie du siècle change notre pays, il change aussi les conditions de son action outre-mer.
Inutile d’énumérer les causes de l’évolution qui nous conduit à mettre un terme à la colonisation.
Par le fait des progrès accomplis dans nos territoires, de la formation que nous donnons à leurs élites, et du grand mouvement d’affranchissement des peuples de toute la Terre, nous avons reconnu à ceux qui dépendaient de nous le droit de disposer d’eux-mêmes.
Le leur refuser, c’eût été contrarier notre idéal, entamer une série de luttes interminables, nous attirer la réprobation du monde.
Et tout cela, pour une contrepartie qui se fut inévitablement effritée entre nos mains.
Il est tout à fait naturel que l’on ressente la nostalgie de ce qui était l’empire, comme on peut regretter la douceur des lampes à huile, la splendeur de la marine à voile, le charme du temps des équipages.
Mais quoi ?
Il n’y a pas de politique qui vaille en dehors des réalités.
C’est en les prenant pour base, ainsi que le font comme nous, onze républiques africaines et la République algache, que nous constituons, avec elles, un libre et amical ensemble, pratiquant à l’intérieur de lui-même des relations étroites, nourries de culture française, soutenant le même idéal, prêt à une défense commune.
Dans le grand trouble, dans les grands remous auxquels l’Afrique est en proie, et au milieu des courants qui divisent le monde, la Communauté nous renforce tout en servant la raison et la fraternité.