L'autre Congo

05 février 1965
26m 29s
Réf. 00095

Notice

Résumé :

Le reportage réalisé par Roger Louis pour Cinq colonnes à la une présente les différents visages de la République socialiste du Congo-Brazzaville, près d'un an et demi après la chute de l'abbé Fulbert Youlou, depuis l'orientation marxiste du régime et la surveillance policière exercée par la jeunesse révolutionnaire jusqu'aux conflits avec le Congo-Léopoldville dans le contexte de la guerre froide.

Type de média :
Date de diffusion :
05 février 1965
Source :

Éclairage

Le Congo-Brazzaville accède à l'indépendance le 15 août 1960 sous la direction d'un président qui n'a cessé de renforcer son pouvoir personnel depuis le « coup d'État constitutionnel » du 28 novembre 1958. Après avoir neutralisé ses opposants, le parti du Premier ministre Fulbert Youlou obtient la majorité des suffrages lors des élections législatives de juin 1959. L'abbé Youlou engage une centralisation du pouvoir autour du palais présidentiel, en s'entourant de conseillers français et africains qui doublent les services ministériels. Le système palatin est de plus en plus déconnecté de la société congolaise. Les oppositions se renforcent, associant les syndicats, les organisations de jeunesse et des hommes politiques déçus, tel que l'ancien membre du gouvernement Massamba-Débat, qui dénonce le régime néo-colonial de Youlou. Le pays doit faire face à des difficultés économiques croissantes, avec un chômage de masse. Or l'abbé Youlou rompt les négociations avec les syndicats, puis son annonce de constitution d'un parti unique cristallise les oppositions. Entre le 13 et le 15 août 1963, la révolution populaire conduit au renversement du président Youlou et à l'instauration d'une république socialiste, sous la présidence de Massamba-Débat. La France a refusé le sauvetage militaire de Youlou.

Le reportage de Roger Louis présente la République socialiste près d'un an et demi après les trois glorieuses. La rupture se manifeste sur le plan culturel par la revalorisation de la culture africaine, à travers le poème de Bernard Dadié (« Je vous remercie mon Dieu de m'avoir créé noir ») et les ballets traditionnels. Mais les nouvelles autorités congolaises s'opposent entre elles. D'un côté se trouvent les syndicalistes et les partisans d'un socialisme modéré ou bantou, tel Massamba-Débat qui explique l'orientation du pays par le souci de sortir de la dépendance économique à l'égard des puissances occidentales. De l'autre les tenants d'un « socialisme scientifique », une tendance plus radicale, l'emportent en 1964 dans le gouvernement de Lissouba. Les syndicalistes en sont écartés, tandis que le pouvoir et le parti unique, le Mouvement National Révolutionnaire, s'appuient sur leur mouvement de jeunesse, la JMNR. Ce « fer de lance » du régime socialiste est organisé en unités miliciennes. Le reportage montre la surveillance policière que la JMNR exerce sur la société congolaise. Certains membres des mouvements de jeunesse entrent au gouvernement, comme le ministre de la Jeunesse et des sports, André Hombessa. Ce dernier souligne dans son interview le rôle joué par la JMNR, qui exerce aussi des actions répressives. L'orientation marxiste du gouvernement se manifeste par la présence des puissances du bloc communiste, notamment la Chine populaire. Alors que le Congo-Brazzaville était sous Youlou la base arrière des pays occidentaux dans la crise congolaise voisine, son basculement politique redistribue les cartes des influences entre l'Est et l'Ouest en Afrique centrale. Si la radio de Brazzaville constituait le haut-lieu de la propagande contre le gouvernement de Lumumba en 1960, c'est maintenant de Léopoldville qu'est diffusée la propagande anti-communiste. En effet, l'ancien leader sécessionniste du Katanga a été appelé au pouvoir en 1964 à Léopoldville, pour mettre fin aux révoltes des lumumbistes. Le soutien apporté par la France à Tshombe lui permet en 1965 d'étendre son aire d'influence à l'ancien Congo belge, qui entre dans l'organisation commune africaine et malgache (OCAM). Le reportage souligne la surenchère entre les deux pays qui sont les lieux de confrontation entre l'Est et l'Ouest sur la scène africaine de la guerre froide. Ces conflits politiques dans et entre les deux États se doublent de difficultés économiques, avec le développement du trafic des ressources minières de l'ancien Congo belge, notamment les diamants du Sud-Kasaï qui servent à alimenter le réseau des mercenaires et fournissent des devises à Brazzaville.

Bénédicte Brunet-La Ruche

Transcription

Journaliste
Qu’est-ce que vous allez faire avec ça ?
(Musique)
Intervenant 1
Je vous remercie, mon Dieu, de m’avoir créé Noir. Je suis content de la forme de ma tête, faite pour porter le monde. Content de la forme de mon nez qui doit humer tout le vent du monde. Satisfait de la forme de mes jambes, prêtes à parcourir toutes les étapes du monde. Je vous remercie, mon Dieu, de m’avoir créé Noir, d’avoir fait de moi la somme de toutes les douleurs. Je suis quand même content de porter le monde, content de mes bras courts, de mes bras longs, de l’épaisseur de mes lèvres. Je vous remercie, mon Dieu, de m’avoir créé Noir. Le blanc est une couleur de circonstance, le noir, la couleur de tous les jours. Et je porte le monde depuis l’aube des temps.
(Musique)
Journaliste
Ce poème à la gloire de la race noire et ces ballets traditionnels de l’autre Congo – c’est-à-dire celui de Brazzaville – figurent à toutes les représentations culturelles qui sont données sur le territoire de l’ancienne colonie française. Depuis la révolution, c’est-à-dire depuis les trois jours d’août 1963 – qu’on appelle ici les Trois Glorieuses –, et qui virent le renversement de l’abbé Fulbert Youlou, le Congo Brazzaville cherche sa voie. Le camp militaire porte toujours le nom de celui contre lequel fut dirigée la révolte. Le nouveau régime s’affirme socialiste. Il est un des premiers, en Afrique, à avoir reconnu la Chine de Pékin, dont il reçoit une aide financière et dont l’influence est réelle. Il est également un de ceux qui manifestent une réserve marquée à l’égard des Etats-Unis, du fait de sa politique envers le Congo d’en face. Il conserve des rapports étroits avec la France, dont l’influence demeure prépondérante. Quinze mois après la révolution, le Congo cherche son deuxième souffle et croit l’avoir trouvé en confiant à la jeunesse le soin de défendre et de faire progresser le régime socialiste. Cette jeunesse, dotée de pouvoir effectif de police, a pris son rôle très au sérieux. Un peu trop même. Elle fouille les voitures, contrôle les allers et venues, surveille les actes des Africains et des non-Africains, établit des rapports sur les fonctionnaires, et surveille même son responsable suprême, Monsieur Ombessa, ministre de la Jeunesse et des Sports.
(Musique)
Ombessa
Je suis responsable des jeunes, mais les jeunes me surveillent. Ils veulent pas que, lorsqu’ils ont placé confiance en moi, qu’un jour, je puisse les trahir. Et tous les jours, je suis surveillé. C’est, si vous voulez, une espèce de jalousie de garder ce qu’ils veulent. Je ne sais pas si je me fais comprendre. Oui, mais ça n’est pas un esprit de suspicion automatiquement. C’est simplement qu’ils voudraient pas que ceux en qui ils ont placé confiance, puissent les trahir. En tout cas, s’ils les trahissent, sur ce point-là, ils sont sans pardon, ils les élimineraient, enfin ils les écarteraient sans doute.
Journaliste
Le Congo Brazzaville se débat au milieu de difficultés économiques considérables. Il n’a pas la richesse de son grand voisin et homonyme, et ses habitants ont un revenu moyen de l’ordre de 8 000 anciens francs par an. Partant de cette constatation, son président de la République, Monsieur Massamba-Débat, explique sa position.
Alphonse Massamba-Débat
En ce qui concerne donc le Congo, c’est un pays qui est encore, si vous voulez, une colonie dans la mesure où l’on sait que tout ce qu’il y a comme structures économiques appartiennent non pas aux Congolais mais aux expatriés, qu’ils soient des Français, des Américains, des Belges, des Portugais, etc. Mais enfin, est-il que ce ne sont pas des Congolais. Lorsque vous êtes à Brazzaville ou à Pointe-Noire ou dans n’importe quelle ville du Congo, ce n’est pas une usine congolaise. Sans doute, elle portera le nom d’une usine congolaise, mais il n’y a aucun capital congolais dedans. Sans doute qu’on l’appellera Société congolaise de ceci ou de cela, mais il n’y a même pas un franc congolais dedans, ou tout au moins un franc qui appartienne aux Congolais dedans. Ce qui fait que le Congolais, le peuple congolais est en dehors, si vous voulez, du circuit commercial. Si en France, tout ce qu’il y a comme magasins, comme usines, comme sociétés appartiennent soit à des Anglais, enfin à des gens extérieurs et que le peuple français n’ait pas absolument du tout quoi que ce soit sur ces circuits économiques, quelle serait, à peu près, la réaction du peuple français ? Il s’agirait absolument de savoir si ce peuple français serait absolument d’accord ou aurait des oreilles tout à fait grandement ouvertes devant tous ceux qui viendraient leur chanter la théorie d’un capitalisme vraiment enchanteur, etc. Je crois que le peuple français ne serait pas prêt à l’accepter. Si réellement les Congolais avaient des capitaux, nous les orienterions vers le capitalisme. Parce que pour tous ceux qui ont des capitaux, il n’y a pas un système viable que le capitalisme. Mais pour ceux qui n’ont pas de capitaux, je ne sais pas exactement quel est le système qu’on peut nous recommander.
Journaliste
Alors, justement, à ce propos, j’ai fait remarquer au président Massamba-Débat que la plupart des Européens d’ici craignaient l’influence de la Chine et l’impact d’une propagande habile sur une population non préparée politiquement.
Alphonse Massamba-Débat
Là, évidemment, ça sent toujours le paternalisme que l’Afrique veut à peu près repousser dans ces périodes. Parce que l’Afrique se sent absolument suffisamment mûre pour savoir prendre ce qui lui convient et laisser ce qui ne lui convient pas. Mais dans la mesure où l’Europe voudrait plutôt nous dire que « Telle chose, ce n’est pas bien, ce n’est pas convenable, etc. Votre estomac est encore trop faible. » L’Afrique, elle, dit : « Mon estomac est assez solide. Mais de toute façon, solide ou pas, je vais essayer d’abord. Si j’ai des coliques évidemment, ce n’est que moi qui aurais des coliques. Ce n’est pas vous ».
Journaliste
Le Congo Brazzaville va-t-il attraper la colique ? C’est la question que tout le monde se pose ici. Et les trafiquants de diamants, autant sinon plus que tous les autres. Car le trafic de diamants est considérable. Au Beach, c’est-à-dire là où arrivent les bateaux qui viennent du Congo d’en face, il ne se passe pas de jours sans que des trafiquants accostent. On les trouve en ville où des diamantaires, venus d’Europe ou d’Amérique et représentants des plus grandes sociétés mondiales, les attendent. Voici ce qui se passe derrière les portes. Une main noire tend un petit paquet qui vaut des millions à deux mains blanches. Et l’expertise commence.
(Bruit)
Journaliste
Tous ces diamants sont importés en fraude. Ils proviennent, en majorité, de la région de Bakwanga, le centre diamantaire de l’ex-Congo belge. Ils ont été soit volés, soit ramassés par les habitants de la région dans la zone qui entoure le terrain exploité. Ils ont été revendus aux trafiquants à bas prix, et ils ont fini par aboutir ici, malgré toutes les ruses et malgré tous les contrôles des policiers d’en face. Beaucoup de trafiquants les avalent. Et il arrive qu’il faille les opérer d’urgence lorsqu’ils sont à Brazzaville. Certains en passent, de cette façon, plus d’un kilo chaque fois. Les diamantaires font leur travail officiellement. Et le gouvernement du Congo Brazzaville prélève les taxes à l’exportation lorsque ces derniers font leurs expéditions en Europe. Les chiffres officiels indiquent que 10 milliards d’anciens francs de diamants ont été ainsi exportés l’an dernier, alors que le Congo ex-français n’en produit pas un seul. C’est le premier poste de tous les produits exportés. Mais ces chiffres sont certainement très inférieurs à la réalité. Environ 600 trafiquants font, sans arrêt, l’aller et retour entre Bakwanga et Brazzaville. Les sommes qui sont en jeu sont tellement énormes que, pratiquement, ils ont pu s’assurer de toutes les complicités nécessaires en face, en profitant de l’anarchie qui y règne. Cette Cadillac mystérieuse appartient au principal responsable de cet étrange commerce. C’est un Africain, dangereusement puissant. Il prélève son pourcentage au passage sur toutes les opérations. Il est même propriétaire de l’immeuble qui abrite l’ambassade de Chine populaire. Mais de Léopoldville, qu’on peut voir ainsi à la jumelle de Brazzaville, ne parviennent pas seulement que diamants. Les ondes de la radio d’en face traversent aussi le fleuve.
Intervenant 2
Ce n’est un secret pour personne. A Brazzaville, la viande de bœuf est remplacée par les boîtes de conserve importées tout droit de Pékin, lesquelles boîtes sont distribuées aux pauvres chômeurs qui sont les gens en face. Nos frères Congolais de Brazzaville, non habitués à cette viande de conserve préparée à la sauce chinoise, crèvent par dizaine chaque jour. Quant à la mortalité infantile, elle est montée en flèche et dépasse de loin celle qui y régnait avant la colonisation française. Plutôt que de développer l’économie et donner à chacun son pain quotidien, les politiques ailleurs, d’en face, ont dépensé tous leurs fonds à l’entretien des instructeurs chinois qui entraînent les rebelles congolais à la chinoiserie. C’est, là, une déformation intellectuelle des autorités du Congo Brazzaville depuis leur découverte du monde, soi-disant, socialiste.
Journaliste
A ces attaques, Brazzaville riposte avec la même violence. Et dans cette guerre des ondes, elle dispose d’un atout : la télévision. Il y a 300 récepteurs en tout et pour tout à Brazzaville. Et beaucoup d’entre eux sont publics, distribués par le gouvernement pour une réception collective.
(Bruit)
Journaliste
La tension entre les deux Congo était telle, la semaine dernière, que le ministre de l’Information de Brazzaville parut à la télévision pour faire une déclaration qui n’excluait pas l’hypothèse d’un conflit militaire.
Ministre (de l') Information
Que ferait notre pays dans le cas où Monsieur Tshombe déclencherait effectivement des hostilités ? La petite commune que nous sommes se battrait. Elle se battrait et blesserait à mort le géant d’en face. Ce serait David contre Goliath. Et tant pis s’il faut que la troisième guerre mondiale parte des rives du Congo. Et tant pis s’il faut que les Américains fassent de notre Brazzaville la sœur cadette d’Hiroshima.
Journaliste
Immédiatement après cette déclaration, nous nous sommes rendus à Gamboma, petite ville située en pleine brousse, à 400 kilomètres à l’est de Brazzaville, pour mener notre enquête sur le conflit qui oppose les deux Congo. Tshombe accuse, en effet, les dirigeants de Brazzaville d’entretenir dans cette ville des camps de rebelles, qui seraient formés par des moniteurs chinois. Au début de la semaine dernière, les autorités de Léopoldville affirmaient que les rebelles, venus de Gamboma et de Bouanga, avaient attaqué la petite ville de Bolobo située de l’autre côté du fleuve, y avaient tué trois Européens, et aient été retournés à Gamboma en emmenant 50 otages. Tshombe avait même envisagé d’aller détruire ces camps par une attaque militaire, d’où la tension extrême entre ces deux pays. Nous avons pu obtenir l’autorisation de nous rendre dans cette région et d’enquêter, en toute liberté, sur cette affaire. En arrivant à Gamboma, j’ai interrogé successivement le préfet, un des cinq Européens qui habitent là-bas et un sous-préfet. Monsieur le Préfet, vous connaissez les raisons de notre visite ici, j’imagine ?
Le préfet
Oui, j’ai été déjà informé par le ministre de l’Intérieur.
Journaliste
Bon. Est-ce que vous êtes d’accord pour que nous puissions mener notre enquête de journaliste sur tout votre territoire ?
Le préfet
Oui, oui, je suis très d’accord.
Journaliste
Je lui ai demandé s’il y avait des camps.
Le préfet
Nous n’avons pas de camps de formation de militaires, de CNL. Mais ce que nous avons, nous avons des réfugiés qui sont dans les ilots sur le Congo. Mais nous n’avons pas de camp d’entraînement comme on le dit.
Journaliste
On dit également qu’il y a des Chinois en quantité importante dans la région. Est-ce qu’il y a des Chinois ?
Le préfet
Je crois que la population de Gamboma ne connaît pas les Chinois. On n’a jamais vu les Chinois ici. Les Chinois ne sont jamais passés par ici.
Journaliste
Est-ce que vous croyez que s’il y avait ou s’il y avait eu des camps de rebelles effectivement dans la région, vous l’auriez su ?
Européen
Ça se saurait quand même, puis ça se verrait, quoi. Donc nous, on circule en brousse, on ne voit absolument rien.
Journaliste
Vous n’avez absolument rien… rien remarqué ?
Européen
Je n’ai rien marqué, non ! Non, vraiment pas, non je suis même très étonné de vous voir venir, enfin de voir votre arrivée ici.
Journaliste
Alors, comment expliquez-vous les accusations portées par le Congolais à Léopoldville ?
Européen
… Vous me posez une… Je ne comprends pas, je vois pas ce qu’il y a pu y avoir du tout, parce que…
Journaliste
Dans les accusations que lance Monsieur Tshombe contre le Congo Brazzaville, il dit que, je ne sais plus combien d’otages ont été emmenés du Congo Léo vers le Congo Brazzaville, c’est-à-dire dans votre région. Est-ce que vous croyez que c’est possible ?
Sous (-) Préfet
Non, non, ce n’est pas possible du tout. Ce n’est pas possible. D’autant plus que nos hommes ne vont plus là-bas. Même à [Ngambou Manou], nous n’avons pas de militaires. Nous avons juste quatre gendarmes. Alors nos quatre gendarmes ne suffisent pas pour traverser la rivière puis aller l’autre côté, et faire la guerre, puis prendre les otages et amener [58] hommes.
Journaliste
Est-ce que vous n’avez pas peur, malgré tout, que de l’autre côté, il y ait une attaque de la part du Congo Léo contre votre rive ?
Sous (-) Préfet
J’ai vu qu’à présent, nous, à Gamboma, c’est vrai que c’est la population du quartier qui a peur. Mais nous, l’administration, nous sommes tranquilles. On ne s’en fait pas, on attend.
Journaliste
Une heure à peine après cette phrase rassurante, le village était en ébullition. Nous n’avons pas très bien compris ce qui se passait tout d’abord. Des femmes couraient en tous sens, des baluchons et des malles sur la tête, et semblaient fuir un danger invisible. Des hommes discutaient. Puis nous avons vu sortir des fusils et des armes de toutes sortes, au milieu d’une pagaille qui ressemblait fort à une panique.
(Bruit)
Journaliste
Le sous-préfet lui-même portait un fusil de chasse et paraissait très excité.
Sous-préfet
Il paraît qu’un villageois de là-bas est venu en vélo pour avertir la sous-préfecture que l’armée de Tshombe est là.
Journaliste
Donc, l’armée de Tshombe aurait attaquait le Congo Brazzaville ?
Sous-préfet
Le Congo Brazzaville, déjà, oui.
Journaliste
Ils seraient à combien de kilomètres d’ici ?
Sous-préfet
A 50 kilomètres, au village Obaba.
Journaliste
En imaginant… Combien de temps faudrait-il pour qu’ils viennent ici ?
Sous-préfet
Il faut deux heures environ.
Journaliste
Deux heures ?! Et de quoi vous disposez comme armes dans la ville ?
Sous-préfet
Presque pas, sauf des armes de chasse. Des armes de chasse seulement. Comme je vous ai dit, nous avons quatre gendarmes, c’est tout. Ils ont un peu d’armement là-bas.
Journaliste
On a l’impression que toute la ville est au courant maintenant de ça ?
Sous-préfet
Toute la ville est au courant. Tout le monde fout le camp dans la brousse, oui. Tout le monde prend la brousse.
Journaliste
Mais s’ils arrivent, ils arriveront de quel côté alors ?
Sous-préfet
Ils arriveraient là. De ce débarcadère-là.
Journaliste
Et pratiquement, vous n’avez que vous-mêmes à opposer aux soldats ? Il n’y a que vous ?
Sous-préfet
Oui, c’est moi et le préfet, c’est tout. Et puis les quatre gendarmes.
Journaliste
Nous avons vraiment pensé, un moment, que Tshombe avait mis sa menace à exécution, de détruire le camp. Qu’est-ce que vous allez faire alors maintenant ? Quels ordres vous allez donner ?
(Bruit)
Préfet
… Attends…
Journaliste
Vous croyez que vous allez pouvoir lutter contre les gars ? Vous croyez que vous allez pouvoir vous battre contre les soldats avec ces armes-là ? Pourquoi, hein ? Pourquoi ?
(Bruit)
Journaliste
Les jeunes qui étaient autour ne voulaient pas qu’il parle. Et au fur et à mesure que le temps s’écoulait, l’excitation gagnait les hommes. Et la panique s’emparait des femmes qui fuyaient vers la brousse. Près de 2 000 femmes et enfants ont ainsi quitté le village. Le seul poste radio lançait des messages affolés à Brazzaville.
(Bruit)
Journaliste
Puis, tous les hommes valides se sont portés vers la rivière pour accueillir les ennemis éventuels qui, suivant les informations, devaient remonter son cours. Nous avons tous attendu longtemps, et rien ne s’est produit.
(Bruit)
Journaliste
Pour en avoir le cœur net, et aussi pour poursuivre notre enquête, nous avons décidé alors de rejoindre le fleuve Congo, situé à 80 kilomètres de là, en empruntant la seule piste existante qui traverse une région de marécages.
(Bruit)
Journaliste
Cette piste débouche sur les berges du Congo, juste en face de Bolobo, d’où, d’après monsieur Tshombe, les otages auraient été emmenés.
(Bruit)
Journaliste
Après la voiture, nous avons emprunté une pirogue pour parcourir le fleuve. Il y a à peu près une demi-heure que nous voguons dans cette pirogue, sur ces marécages. Et nous nous dirigeons maintenant vers le fleuve Congo qui se trouve un peu plus loin là-bas. Le fleuve Congo, vous le savez, c’est la frontière entre le Congo Brazzaville et le Congo Léopoldville. Je ne sais pas ce que nous allons rencontrer. Il est possible que ce soit dangereux, car dans l’état de tension qui règne entre les deux pays, une embarcation qui navigue au milieu du Congo se dirigeant, comme nous le faisons, vers une île où nous espérons rencontrer des réfugiés d’en face, c’est toujours suspect. Bref, nous allons bien voir ce qui va se passer. Cela dit, je suis déjà à peu près persuadé que l’enquête que nous menons n’aboutira pas. Pourquoi ? Parce que lorsque nous sommes arrivés, à midi, dans la petite ville de Bouanga, où on m’avait dit que le camp se trouvait, j’ai eu la surprise de voir qu’un délégué du bureau politique, que j’avais vu à Brazzaville, se trouvait déjà là, et qu’il haranguait, avant notre arrivée, les gens du village. Donc, il est fort probable que nous ne trouverons rien, s’il y a quelque chose à trouver encore une fois. Cela dit, je me rends compte, maintenant, qu’il est pratiquement impossible de trouver quoi que ce soit ici. Ces marécages, dans lesquels nous sommes maintenant, s’étendent sur à peu près 15 kilomètres. C’est un fouillis inextricable. Et bien malin serait celui qui pourrait s’y retrouver, dans cette affaire.
(Bruit)
Journaliste
Durant cinq heures, nous avons sillonné le marécage d’abord, puis le Congo ensuite, dans une sorte de no man's land, constellé d'îles, à la recherche soit des réfugiés, soit des camps.
(Bruit)
Journaliste
Au passage, nous avons rencontré des cabanes ou des huttes sur pilotis vides, qui auraient pu abriter n’importe qui.
(Bruit)
Journaliste
Puis, nous avons rencontré d’autres îles marécageuses où règnent surtout les crocodiles. D’autres huttes encore.
(Bruit)
Journaliste
Puis, enfin, des habitants. Des réfugiés peut-être, ou peut-être encore des rebelles. Ça fait combien de temps que vous êtes arrivés ?
Pêcheur
Deux jours.
Journaliste
Deux jours ? Et vous venez de où ?
Pêcheur
Nous venons de [France].
Journaliste
De Brazzaville ?
Inconnu 1
Non, non, de Gamboma.
Journaliste
De Gamboma ? Nous aussi, on vient de Gamboma.
Inconnu 1
De la sous-préfecture de Gamboma.
Journaliste
De la sous-préfecture de Gamboma. On était en train de rechercher des réfugiés venus du Congo Léopoldville. Est-ce qu’il y en a dans le coin ?
Pêcheur
Non, non, non.
Journaliste
En fait, il s’agissait de pêcheurs itinérants qui vont ainsi d’île en île avec leurs familles. C’est ce que j’ai compris au cours d’un dialogue embrouillé. Nous sommes repartis vers d’autres îles. Et brusquement, l’un des Africains qui nous accompagnaient s’excita à la vue d’une pirogue.
Inconnu 2
Quand ils arrivent à Bolobo, ce sont les gens qui prennent des commentaires déplacés. Non, mais on peut parler amicalement. Et l’autre là-bas, il voulait fuir.
Journaliste
C’était des gens de Bolobo. Donc a priori des ennemis qui venaient pêcher dans les eaux territoriales du Congo Brazzaville. Ils étaient effrayés d’avoir été surpris. Eux, peut-être, allaient pouvoir nous donner des informations. Est-ce que c’est vrai l’histoire des otages qui ont été emportés, comme dit Tshombe ? Demandez-lui.
Traducteur
[langue étrangère] Il dit que c’est pas vrai.
Journaliste
Mais qui est-ce qui est à Bolobo en ce moment alors ?
Traducteur
[langue étrangère] Ce sont des soldats du Congo Léo là-bas.
Journaliste
La discussion dura longtemps et ne nous apporta rien de plus. Quand nous sommes repartis, le soir tombait. A notre retour, nous avons fini par savoir ce qui avait provoqué la panique du village. Une simple barque qui avait refusé de s’arrêter, et sur laquelle les villageois, apeurés par les déclarations belliqueuses réciproques, avaient fini par tirer. La nouvelle, déformée, était remontée jusqu’à Gamboma. Le lendemain, 100 militaires venus de Brazzaville occupaient le village. Les 2 000 habitants qui avaient fui dans la brousse y sont encore aujourd’hui, au moment où je vous parle. Quant aux camps de rebelles, existent-t-ils ?