Conférence de presse du 10 novembre 1959 du général de Gaulle sur la décolonisation

10 novembre 1959
11m 31s
Réf. 00124

Notice

Résumé :

Alors que certains États membres de la communauté française manifestent leur volonté d'accéder à l'indépendance, le général de Gaulle présente dans la conférence de presse du 10 novembre 1959 la politique de décolonisation qu'il entend conduire en Afrique et à Madagascar.

Date de diffusion :
10 novembre 1959
Source :
Personnalité(s) :

Éclairage

Après le référendum du 28 septembre 1958, douze des treize territoires africains et malgaches se sont prononcés en faveur de la Communauté française. Ils choisissent alors de se constituer en républiques membres de cette Communauté. Seule la Guinée a voté non et est devenue immédiatement indépendante.

Dès 1959, plusieurs États membres manifestent leur volonté d'accéder à l'indépendance, dans le cadre d'un accord négocié avec la France, ce qui doit entraîner leur sortie de la Communauté comme cela est prévu par la constitution. La Fédération du Mali, qui rassemble depuis janvier 1959 le Sénégal et le Soudan, exprime cette résolution lors du Ve conseil exécutif des 10 et 11 septembre 1959 à Paris. Cette demande est formulée officiellement le 11 décembre 1959 lors du conseil exécutif qui s'ouvre à Saint-Louis et elle entraîne dans son sillage celles des autres États membres. L'architecture des relations franco-africaines au sein de la Communauté est dès lors appelée à se transformer.

Avant même la tenue du VIe conseil exécutif, le général de Gaulle exprime lors de la conférence de presse du 10 novembre sa position à l'égard de l'évolution attendue des États africains et malgache vers l'indépendance. Dans ce discours empreint de paternalisme, qui rend hommage à l'action coloniale, de Gaulle vise tout d'abord les nostalgiques de l'empire. Il fonde la politique qu'il entend promouvoir en Afrique sur une vision pragmatique de la situation. L'ensemble du continent est engagé dans la marche vers les indépendances, et la France doit accompagner ce mouvement inéluctable et soutenu par toutes les puissances mondiales. Mais de Gaulle vise également les « cartiéristes » (du nom du journaliste Raymond Cartier qui avait écrit en 1956 un article dans Paris-Match « La Corrèze avant le Zambèze ») qui souhaitent le désengagement financier de la France en Afrique pour se recentrer sur la politique intérieure et européenne. Pour le président français, il convient de maintenir un grand ensemble franco-africain dans lequel la France apporte son aide au développement des nouveaux États en contrepartie de leur soutien à la politique internationale de la France dans le contexte de la guerre froide. Cette politique de décolonisation « maîtrisée » en Afrique subsaharienne a été à l'origine de la Communauté de 1958. De Gaulle entérine lors de la conférence de presse le caractère évolutif de cette Communauté, avec la possibilité pour tout État membre d'acquérir son indépendance et de sortir du cadre institutionnel. La Communauté, selon lui, doit se poursuivre au-delà des indépendances, sous une forme plus informelle, mais en conservant la philosophie d'un contrat garantissant l'aide française en contrepartie de la coopération africaine au rayonnement géopolitique de la France. Les deux anciens territoires placés sous mandat de l'ONU, le Cameroun et le Togo, n'avaient pu intégrer la Communauté française du fait de leur statut. En accédant en janvier et en avril 1960 à l'indépendance, ces « bons partenaires » sont dès lors appelés à s'associer à la future communauté « rénovée » et à étendre ainsi le « pré carré » français. De Gaulle achève sa présentation par une relecture politique et personnelle du choix fait par la Guinée en 1958. Le refus du pays dirigé par Sékou Touré d'intégrer la Communauté s'explique selon lui par le fait qu'il avait basculé dès cette époque dans le bloc communiste (« La Guinée était déjà en fait une république démocratique populaire ») et dans le groupe afro-asiatique, « rêvant d'utiliser ce tremplin pour réunir comme [ses dirigeants] disent, peut-être pour dominer l'Afrique »). Cette analyse gaulliste est surtout destinée à présenter la Guinée comme un contre-modèle et à mettre en valeur la voie française de la décolonisation entre les deux Grandes puissances et le groupe afro-asiatique.

Bénédicte Brunet-La Ruche

Transcription

Charles (de) Gaulle
Il est d'ailleurs très vrai que dans le cas où certains ne voudraient pas de notre aide, nous n’aurions aucune espèce d’avantage à vouloir la leur imposer.
Journaliste
… l'évolution politique. Il y a l’indépendance, l’association et d’autres formules. Je voudrais savoir quelle est votre position devant ce problème ?
(Silence)
Charles (de) Gaulle
Vis-à-vis des peuples que la France s’était attachés, il y a, à la base de sa politique, deux faits. Et je crois bien que ces deux faits sont aussi grands que la Terre. Le premier fait, c’est la passion d’autodétermination de libre disposition d’eux-mêmes, et, à leurs yeux, d’indépendance, qui anime ces peuples-là. C’est une sorte d’élément psychologique élémentaire, qui est d’autant plus actif qu’il trouve le concours du monde entier, y compris des pays qui étaient, hier, colonisateurs. Il est vrai que, pendant longtemps, l’humanité a admis – et je crois qu’elle avait parfaitement raison – l’humanité a admis que pour ouvrir à la civilisation des populations qui en étaient écartées, par les obstacles de la nature ou par leur propre caractère, il était nécessaire qu’il y eut pénétration de la part de l’Europe occidentale, malgré quelques fâcheuses péripéties. Où en seraient, aujourd’hui, l’Amérique du Nord, l’Amérique du Sud, l’Afrique, l’Océanie, une grande partie de l’Asie, si les explorateurs, les colons, les soldats, les missionnaires, les ingénieurs, les médecins de l’Occident n’y étaient pas venus en apportant les idées, l’action, l’organisation, la technique occidentales ? Oui, ces pays furent conquis, révélés et éveillés. Alors, maintenant, cela est acquis. Et d’un bout à l’autre de la Terre, chaque peuple prend conscience de lui-même et veut disposer de son destin. Et le second fait, qui est mondial lui aussi, c’est que ces populations, mises au contact avec le progrès, sont envahies d’un désir croissant de voir s’élever leur pauvre niveau de vie. Dans un monde où certains sont en pleine prospérité, on se résigne, de plus en plus difficilement, à ne pas manger à sa faim, à souffrir des intempéries, à périr dans les épidémies, à végéter dans l’ignorance. Et on veut avoir, à son tour, des terres bien cultivées, des mines, des usines, des routes, des chemins de fer, des ports, des avions, des bateaux, des écoles, des universités. Et comment les avoir sans le concours administratif, financier, économique, technique de ceux qui en ont les moyens ? Et alors, au fur et à mesure qu’on s’affranchit, on a besoin de l’aide des autres. Il n’y a là rien que de très humain, c’est-à-dire de très naturel et de très avouable. Alors, cela étant, quelle est l’attitude de la France à l’égard des populations qu’elle gouvernait hier encore, et pour autant que celles-ci ne veuillent pas faire partie [d’elle-même], ce qui est vrai pour quelques-unes. Il y a des gens, chez nous, il n’en manque pas, qui répugnent à l’évolution. Soit par nostalgie d’un passé qui, d’ailleurs, a comporté beaucoup d’efforts et de mérites, je l’ai dit. Ou bien par méconnaissance des actuelles réalités, ou bien pour des raisons d’intérêts particuliers qui sont d’ailleurs, souvent, respectables. Ceux-là voudraient que l’on fasse comme si ce qui est n’était pas. Ils voudraient que l’on continue de traiter, en termes d’empire, des populations qui sont emportées par l’exaltation de la liberté. Si cette attitude était celle de la France, y a pas de doute, étant donné les courants, y a pas de doute que ça amènerait, pour elle et pour tout le monde, des difficultés de plus en plus graves. D’ailleurs, les changements inéluctables se feraient tout de même. Et ils se feraient mal, dans de mauvaises conditions humaines. Et ils seraient contre elle, contre la France. A l’opposé, il y a d’autres gens qui pensent : « Oh ! Mais non seulement nous ne devons pas empêcher la séparation quand elle se présente, mais au contraire, nous devons nous en féliciter. Ces territoires nous coûtent beaucoup plus cher qu’ils ne nous rapportent. S’ils veulent nous quitter, qu’ils le fassent. Nos ressources, nos capacités trouveront à s’employer chez nous d’une manière beaucoup plus utile que chez eux. » Ceux-là, je ne crois pas qu’ils soient d’accord avec l’idée que la France se fait d’elle-même, ni avec l’idée que le monde se fait de la France. Nous avons toujours eu, ça nous est organique, une mission humaine et nous l’avons encore. Et il faut que notre politique soit conforme à notre génie.
(Silence)
Charles (de) Gaulle
Dans ce cas-là, c’est nous qui profiterions surtout de la sécession. Mais vis-à-vis des peuples qui souhaitent son concours, auxquels elle est attachée, et qui, peut-être, un jour lui rendront ce qu’elle leur aura prêté, vis-à-vis de ceux-là, la France est résolue à leur fournir l’aide qu’ils souhaiteront, dans la mesure où elle le pourra. Autrement dit, la politique de la France, à l’égard de ces pays, c’est de respecter et de reconnaître leur libre disposition d’eux-mêmes. Et, en même temps, de leur offrir de faire avec elle un ensemble dans lequel ils trouveront son concours, et dans lequel elle trouvera leurs participations à son activité mondiale. C’est là la base du contrat qui a été conclu depuis un an entre la République française, onze Etats africains nouveaux et la République malgache. Evidemment, à l’intérieur de ce contrat, des révisions sont possibles. Elles sont prévues par la Constitution. Elles sont possibles dès lors qu’elles s’accomplissent suivant les formes constitutionnelles. Et il faut, du reste, qu’il y ait un fondement, que ce fondement tienne, sans quoi on ne peut rien construire dessus. De cette Communauté, tous les Etats qui font partie y sont parce qu’ils l’ont voulu. Et tous, à chaque instant, peuvent s’en aller s’ils le veulent. Autrement dit, la Communauté, pour tout le monde, c’est l’indépendance effective et c’est la coopération garantie. Il y a deux Etats, le Cameroun et le Togo, qui, à leur tour, vont accéder bientôt à l’indépendance. Ils le font par d’autres voies que les Etats africains qui sont dans la Communauté. Ils le font par d’autres voies que ces Etats ont prises, parce qu’eux n’étaient pas sous la souveraineté de la France. Ils étaient sous sa tutelle en vertu d’un mandat international. Alors, c’est seulement l’année prochaine qu’ils vont avoir l’entière et libre disposition d’eux-mêmes. Si le Cameroun et si le Togo souhaitent, ce qui est possible, s’associer à la Communauté, je crois que celle-ci donnera satisfaction à ces deux bons partenaires. Alors, la Guinée ? La Guinée. Au moment de la décision, la Guinée était déjà, en fait, une république démocratique populaire, un régime totalitaire sous la dictature d’un parti unique. Ses dirigeants, rêvant d’utiliser ce tremplin pour réunir, comme ils disent, peut-être pour dominer l’Afrique, les dirigeants dont je parle ont refusé la Communauté. De leur part, c’était tout naturel. Voilà quelle est la politique de la France en ce qui concerne les Etats africains, qui étaient, hier encore, appelés au progrès par elle, et qui, s’ils le veulent, continueront de faire leur progrès avec elle. Si l’on admet, comme je le disais tout à l’heure, pour l’Algérie, qu’une politique, dans notre siècle, doit avoir comme un de ses buts principaux le bien de l’homme, je crois que cette politique de la France et des Etats de la Communauté, c’est la meilleure politique actuellement possible.