Visages et temporalité de l'immigration en Lorraine
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De la fin du XIXe siècle aux années 1960, la main-d’œuvre étrangère a représenté entre 35 et 66 % des salariés de l’industrie lorraine, celle des houillères, des mines de fer, de la sidérurgie et du textile. Au-delà de ce chiffre, l’histoire de l’immigration n’est pas linéaire, et répond aux respirations économiques du pays comme aux impératifs politiques.
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Date de publication du document :
08 déc. 2021
Date de diffusion :
16 juin 1993
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Contexte historique
ParProfesseur agrégé d’histoire-géographie au collège Elsa Triolet à Thaon-les-Vosges
Bien que terre frontalière et zone de passage, le recours massif à l’immigration est resté relativement limité en Lorraine jusqu’à la fin du XIXe siècle. Elle est alors constituée de voisins proches, Belges, Luxembourgeois et Allemands. À partir des années 1890, la forte croissance économique modifie la donne : le peuplement local ne peut plus subvenir aux besoins de la sidérurgie, des mines, du textile et même de l’agriculture. Dès lors, de nouveaux courants migratoires se mettent en place et à une nouvelle échelle. Les premiers appelés, dès les années 1880, sont les Italiens, essentiellement du Nord, déjà recrutés en masse par les Allemands : ils sont maçons, graniteurs, manœuvres, forment une main-d’œuvre masculine et saisonnière, et se concentrent dans des zones limitées, le Kreis de Thionville ou l’arrondissement de Briey par exemple. Progressivement, ils intègrent les effectifs des mines et de la sidérurgie.
Ni l’État ni le patronat n’organisent réellement cette immigration qui repose largement sur des réseaux personnels et informels. Certes, la loi sur les naturalisations de 1889 facilite l’accès à la nationalité française à travers la prééminence du droit du sol, afin d’accroître la main-d’œuvre tout en la contrôlant, surtout sur les frontières de l’Est. La question est cruciale car, si à cette date les Vosges ne comptent que 2,7 % d’étrangers, ces derniers constituent 12% de la population de Meurthe-et-Moselle.
Après la Grande Guerre, l’État décide d’encadrer davantage les flux. Il le fait d’abord en signant des accords bilatéraux avec les pays de départ et laisse le patronat s'occuper du recrutement via la Société générale d’Immigration (1920) dont le camp de transit de Toul centralise l’essentiel de l’immigration en Lorraine, en particulier celle des Polonais qui forment un quart des mineurs et ouvriers dans les zones du fer et du charbon. Par ailleurs, il met au point un outil de contrôle individuel avec la carte d’identité à l’usage des étrangers (1917) tout en facilitant l’acquisition de la nationalité française (1927). Derrière ce schéma global, on note cependant de sérieuses différences. Ainsi, dans les Vosges, les Italiens n’ont jamais eu à faire avec la SGI : l’essentiel des migrants est arrivé via le réseau familial et sans aucun contrat de travail, leur situation étant régularisée a posteriori. Enfin, à partir du milieu des années 1920, cette immigration italienne change de visage : les « hirondelles » se raréfient et les femmes sont plus nombreuses. En d’autres termes, la population se stabilise ; elle s’installe durablement. Parallèlement, à ces aux migrants économiques s’ajoutent de nombreux exilés et réfugiés politiques : Russes blancs, Arméniens, antifascistes italiens, juifs allemands ou républicains espagnols.
La crise des années 1930 remet en cause une partie des orientations prises dans la décennie précédente. La loi de 1932 sur la protection de la main-d’œuvre française met en place une politique de préférence nationale - qui encourage la venue de nombreux coloniaux nord-africains - et elle conduit à des licenciements massifs, à des reconduites aux frontières. Le gouvernement de Vichy prolonge cette politique protectionniste en ouvrant le chantier de révision des 485 000 naturalisations prononcées depuis 1927.
La reconstruction de l’après Seconde Guerre mondiale et la forte période de croissance des Trente Glorieuses ferment cette parenthèse et stimulent de nouveaux les besoins de main-d’œuvre, réactivant les flux migratoires. Comme toujours, ce sont les populations les plus pauvres qui migrent : Italiens du Sud, Maghrébins, Portugais du Nord et Espagnols. D’un point de vue institutionnel, dès 1945, l’État prend en main la question en créant l’Office national d’immigration et la carte de séjour. Il n’empêche cependant pas les entreprises de recruter directement à l’étranger comme le feront massivement les Houillères du bassin de Lorraine dans le sud marocain.
Encore une fois, la crise économique freine les migrations. En 1974, l’État interrompt l'immigration à l’exception du regroupement familial qui forme désormais la plus grande partie de l’immigration légale. Cette décision est un premier jalon suivi de législations visant à modifier l’accès au territoire et à la nationalité, dont la loi de 1986 portée par le ministre de l’Intérieur Charles Pasqua. A cette date, les étrangers représentent 7,7 % de la population lorraine, avec toujours de fortes variations entre la Moselle (9,6%) et la Meuse (3,4%). Par ailleurs, si les étrangers européens étaient majoritaires dans les années 1960, ce n’est plus le cas par la suite avec une importance croissante prises par les communautés maghrébines et turques qui s’inscrivent désormais dans le paysage lorrain.
Éclairage média
ParProfesseur agrégé d’histoire-géographie au collège Elsa Triolet à Thaon-les-Vosges
Le reportage diffusé le 16 juin 1993 au journal de France 3 Lorraine participe des débats qui animent le nouveau projet de réforme de la nationalité lancé en 1989 par le ministre de l’Intérieur Charles Pasqua afin de maîtriser davantage l’immigration légale et de lutter contre l’immigration clandestine (futures lois Pasqua I et II). Loin de présenter la venue d’étrangers comme un problème, il illustre leur apport dans le développement économique de la région.
A partir d’images d’archives en noir et blanc montrant une fête organisée, très certainement dans les années 1950 par des immigrés européens, le commentaire décrit brièvement les trois grandes vagues migratoires qui traversèrent la Lorraine, à la fois région frontalière et terre de passage. A une première vague (1895-1914) composée essentiellement d’Italiens et d’Allemands surtout installés dans le Pays Haut et en Moselle succède une seconde vague (années 1920-1930) marquée par la venue d’Italiens toujours, mais aussi de Polonais et de Nord-Africains, mouvement freiné par la Grande dépression. Après la Seconde Guerre mondiale, une troisième vague se déploie mais selon des horizons plus divers : aux Italiens s’ajoutent désormais Portugais, Espagnols, Algériens, Marocains et Tunisiens. Notons que, dans cette courte présentation, il n’est pas fait état de la situation allemande de la Moselle de 1871 à 1918. Autrement dit, la Lorraine est vue comme un ensemble cohérent sur toute la durée de cette séquence chronologique.
Interrogé, François Roth, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Nancy, rappelle que de nombreux étrangers n’ont fait que passer par la Lorraine mais que d’autres ont fait le choix d’y faire souche. Travaillant essentiellement dans les mines et la sidérurgie où ils constituent une main-d’œuvre indispensable, ils demandent progressivement la nationalité française et donnent aux patronymes lorrains des consonances italiennes ou polonaises. A l’appui, le reportage donne à voir des images de mineurs de fond. Ce faisant, le rôle de l’immigration dans le textile, le BTP ou même l’agriculture est totalement occulté, tant par les commentaires que par les images. De même, aucune information ne laisse entendre que le recrutement de nombreux étrangers, en particulier du Maghreb, a été effectué directement par les grands groupes industriels sous le regard bienveillant de l’État. Enfin, notons que l’immigré n’est présenté qu’à travers la force de travail qu’il peut apporter à l’économie lorraine et que son rôle syndical ou son apport culturel n’est pas traité.
Essayant de faire le point sur la situation contemporaine, le reportage rappelle que les étrangers - et non les immigrés qui ne sont ni distingués des précédents ni comptabilisés - représentent 6,7 % de la population lorraine. Des images de femmes voilées, d’un Africain, de devantures de restaurants et de magasins turcs et tunisiens suggèrent qu’une nouvelle forme d’immigration est en cours en Lorraine. Le changement ne semble plus seulement d’ordre géographique, mais aussi culturel. Notons qu’en 1993, date de réalisation du reportage, soit quatre ans après l’affaire du foulard de trois collégiennes de Creil, le sujet de l’« intégration » de l’islam à la République n’est pas encore une obsession politique française et que la question de l’identité n’est pas posée. A ce propos, il faut rappeler que les Lorrains n’ont pas toujours considéré les Italiens comme « assimilables » : perçus au gré de l’actualité comme des suppôts du pape ou de dangereux anarchistes, ils ont souvent été l’objet de railleries et de discriminations dont les fondements xénophobes ont pu, à certains moments, s’incarner dans la loi.
Transcription
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