La traversée à hauts risques des frontières par des migrants dans les Hautes-Alpes

Les crises politiques et économiques, combinées à l’aspiration de nombreux jeunes africains à améliorer leurs conditions d’existence engendrent depuis plusieurs années ce que d’aucuns qualifient de crise migratoire, alors que d’autres soulignent qu’il s’agit plutôt d’une crise de l’accueil. Arrivés dans le Sud de l’Italie, notamment en provenance des côtes libyennes à l’issue d’un très périlleux voyage, les migrants continuent ensuite leur périple par voie ferrée vers le Nord et échouent à la gare de Vintimille. Le contrôle et la surveillance de la frontière franco-italienne ayant été substantiellement renforcés depuis 2015 sur le littoral méditerranéen, un premier itinéraire alternatif a consisté pour ces pauvres hères à s’engager dans la montagneuse vallée transfrontalière de la Roya pour pénétrer dans l’Hexagone. Ces tentatives de franchissement de la frontière et l’aide apportée par certains citoyens ont suscité des débats et controverses enflammés entre tenants d’une ferme lutte contre l’immigration clandestine et militants des droits humains. Ceci a par ailleurs largement été médiatisé tant à l’échelon local que national avec plusieurs points d’orgue, dont le procès, en janvier 2017, devant le tribunal correctionnel de Nice de l’agriculteur Cédric Herrou accusé d’aide à l’entrée, à la circulation et au séjour irréguliers d’étrangers (voir Un agriculteur de la vallée de la Roya est jugé pour avoir aidé des migrants). 

La présence policière ayant été considérablement accrue dans les Alpes-Maritimes, les migrants tentent, en 2017, de manière croissante de franchir la frontière franco-italienne par des points de passage plus septentrionaux situés dans le Briançonnais, tels le col de Montgenèvre culminant à 1850 m ou celui de l’Echelle, qui avec ses 1762 m se présente comme le moins élevé des Alpes occidentales. Sur le versant transalpin du col de l’Echelle, à une dizaine de kilomètres de marche, se trouve en outre la gare de Bardonèche (Bardonecchia), terminus de la ligne du Fréjus en provenance de Turin et à laquelle on peut aussi facilement accéder depuis Modane et la vallée de la Maurienne. Du coté français, le col ouvre sur la vallée de la Clarée et le village de Névache, d’où il faut encore parcourir une vingtaine de kilomètres à pied pour atteindre Briançon, ville de 12 000 habitants et sous-préfecture des Hautes-Alpes. Unis de 1343 à 1789 au sein de la République des Escartons, le Haut Piémont et le Briançonnais se vivent sur la longue durée comme un espace alpin transnational irrigué par de multiples mouvements migratoires et dynamiques de solidarité. Le col de l’Echelle constitue donc un lieu de passage successivement emprunté pour des migrants originaires de la péninsule italienne, de Yougoslavie ou de contrées extra-européennes.  

Cette traversée de plusieurs heures en haute montagne, effectuée en passant par un col non déneigé (et de ce fait fermé à la circulation automobile une partie de l’année), sujet aux avalanches et autres chutes de pierres, s’avère très dangereuse. D’autant que ces Erythréens, Soudanais, Maliens, Guinéens, Sénégalais, Ivoiriens, Nigérians ou Camerounais marchent souvent de nuit en baskets et avec des vestes extrêmement légères par des températures fortement négatives. Ceci les expose à avoir irrémédiablement les pieds et autres membres gelés, ce qui a conduit plus d’une fois à des amputations, comme par exemple en mars 2017 pour le jeune Malien de 27 ans Mamadou. Les bénévoles italiens ayant toutes les peines du monde à dissuader les impétrants de s’engager à pied sur les pistes de ski de la station de Bardonèche en direction du col de l’Echelle, des maraudes nocturnes sont organisées bénévolement du côté français par des professionnels de la montagne pour veiller à ce que ces malheureux ne s’égarent pas et se protègent du froid. A Névache le 17 décembre 2017, une marche ou « cordée solidaire » est organisée par ces guides, accompagnateurs et autres pisteurs-secouristes en présence de plus de trois cents personnes, dont Cédric Herrou, pour alerter sur les dangers que courent ces jeunes hommes totalement dépourvus d’expérience montagnarde et rappeler qu’en montagne comme en mer le secours est un devoir. 

Dans cette optique d’humanité, l’intercommunalité de Briançon a mis à la disposition au sein de la sous-préfecture un refuge d’accueil d’urgence (où est assurée une permanence médicale) géré par des bénévoles. Avec près de 2000 individus ayant passé le col sur la seule année 2017 (soit six fois plus que l’année précédente), l’afflux est tel certains jours que la vingtaine de places disponibles est insuffisante même si tous sont in fine accueillis et que personne ne dort dehors. Malgré leur bonne volonté et leur ténacité, les élus locaux se sentent oubliés par les services de l’État, alors que, sur un autre plan, ils ont dès le début accompagné la politique gouvernementale de relocalisation dans d’autres villes françaises des migrants de la jungle de Calais. Dès septembre 2015, Briançon se déclare en effet, par délibération de son conseil municipal, « Ville solidaire pour l’accueil des réfugiés » et en novembre voit le jour, à l’arrivée d’une vingtaine de Soudanais, d'un centre d’accueil et d’orientation (CAO), complété l’année suivante par un centre d’accueil de demandeurs d’asile (CADA).

Toutefois la majeure partie des migrants arrivés d’Italie reprennent leur route, après quelques jours de repos, pour se diriger vers les grandes villes du pays où d’aucuns savent pouvoir compter sur l’appui d’un proche. D’autres individus, interceptés par les forces de l’ordre, avant d’avoir pu atteindre Briançon, sont par contre immédiatement renvoyés en Italie, y compris ceux se déclarant mineurs, à propos desquels les associations rappellent que la préfecture est théoriquement dans l’obligation de procéder à l’examen précis de leur situation avant tout refoulement. En outre en octobre 2018, lors de l’une de ces reconduites, les gendarmes français pénètrent en territoire italien à Clavière sans avoir obtenu au préalable l’autorisation des autorités transalpines. Révélée par le quotidien La Repubblica, l’affaire fait grand bruit en Italie et le ministre de l’Intérieur nationaliste Matteo Salvini ne manque pas de l’instrumentaliser à son profit. Quelques mois plus tard, en avril 2018, ce sont d’autres militants d’extrême droite, appartenant au groupuscule Génération identitaire, qui choisissent le col de l’Échelle pour faire un coup médiatique en déployant sur le flanc de la montagne une imposante banderole hostile au passage clandestin d’individus par ces hauteurs et en érigeant une frontière symbolique faite de grillages de chantier en plastique (voir Les militants de Génération Identitaire au col de l'Échelle), ce qui leur vaudra une condamnation en justice. Au-delà de ces dérisoires gesticulations devant les caméras, le mois suivant le drame tant redouté survient, puisque le corps inanimé « d’un homme à la peau sombre » est retrouvé par un promeneur sur le versant italien du col de l’Echelle. Ce décès s’ajoute à deux autres constatés quelques jour plus tôt près du col de Montgenèvre.

Bibliographie

• Anne-Marie Granet-Abisset, « Une mémoire transfrontalière : les escartons du Briançonnais », Hommes et Migrations, n° 1313, 2016, p. 126-130.  
• Carolina Kobelinsky, Stefan Le Courant (dir.), La mort aux frontières de l'Europe : Retrouver, identifier, commémorer, Neuvy-en-Champagne, Le Passager Clandestin, 2017.
• Catherine Wihtol de Wenden, « Crise des migrations ou crise des politiques d’asile et ses effets sur les territoires d’accueil », Hommes & migrations, 1323, 2018, p. 23-29.