Allocution du 19 avril 1963

19 avril 1963
20m 59s
Réf. 00086

Notice

Résumé :

Avant l'ouverture de la session parlementaire de printemps, le général de Gaulle s'adresse aux Français. Il commence par rappeler les vertus de l'effort, nécessaire au progrès. Il évoque ensuite le problème de l'adhésion de l'Angleterre au Marché Commun, et enfin la question de l'arme atomique française.

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Date de diffusion :
19 avril 1963
Type de parole :

Éclairage

L'allocution du 19 avril 1963 constitue un rappel jugé nécessaire par le général de Gaulle des objectifs du régime de la Vème République face aux critiques qui, la guerre d'Algérie terminée, fusent contre le pouvoir du Général. La plus redoutable est d'ordre social et elle ébranle le pouvoir du Général dont la cote de confiance tombe (pour la première et la seule fois de sa présidence) au-dessous de 50% d'opinions favorable : il s'agit de la grande grève des mineurs qui débute le 1er mars après le refus de la direction des Charbonnages de France d'accepter une augmentation de salaires de 11% demandée par la CGT, la CFTC et Force ouvrière. Elle s'alimente d'un malaise d'une profession qui se sait condamnée par l'évolution de la consommation énergétique et les conclusions du plan Jeanneney de 1960 prévoyant la fermeture des mines non rentables. Elle va durer jusqu'au 5 avril, provoquant l'épuisement des réserves de charbon, cependant que les mineurs, appuyés par un large mouvement de solidarité de la population et le soutien de l'épiscopat, durcissent le mouvement et que par contagion des débrayages se produisent dans le secteur public, à EDF-GDF, à la SNCF, à la RATP, à Air France. Après avoir joué l'usure du mouvement, le gouvernement pousse la direction des Charbonnages à céder sur toute la ligne, accordant l'augmentation de 11% des salaires, une quatrième semaine de congés payés et l'ouverture de négociations sur l'avenir de la profession. Mais, à l'occasion de la crise de vives critiques ont été adressées à la politique nucléaire de la France, accusée de provoquer des dépenses inutiles qui interdisent de pratiquer une politique sociale, comme à la politique européenne du Général qui a clairement rejeté en mai 1962 l'idée d'une Europe supranationale et signifié en janvier 1963 une fin de non-recevoir à la demande d'adhésion du Royaume-Uni au Marché commun.

Devant ce qui lui apparaît comme une remise en cause de sa politique, le Général considère qu'il est temps de reprendre les choses en main en réaffirmant les grands axes de son action. C'est à cette fin que vise son allocution du 19 avril. Il y rappelle l'essor économique et la prospérité retrouvée de la France, soulignant l'importance des taux de croissance et admettant que les fruits doivent en être équitablement répartis. Mais il juge que les légitimes revendications des diverses catégories doivent s'opérer dans l'ordre et la discipline pour éviter un retour de l'inflation qui compromettrait l'effort national et qu'il appartient à l'Etat d'y veiller. Cet appel à l'effort et à la discipline vaut aussi à ses yeux pour la politique extérieure. Refusant de se résigner au statut diminué de la France par rapport aux deux Grands, il entend que le pays retrouve une marge d'action au niveau mondial, ce qui exclut que la France se dissolve dans une construction européenne qui abolirait les souverainetés nationales et qu'elle admette que l'Angleterre participe à celle-ci tant qu'elle ne rompra pas ses liens privilégiés avec les Etats-Unis. De même la France doit-elle dans l'alliance atlantique conserver son indépendance et disposer de l'arme nucléaire, d'autant que rien ne prouve qu'en cas d'attaque de l'adversaire, les Etats-Unis frapperaient directement l'Union soviétique avec des armes atomiques au risque d'un anéantissement réciproque, la doctrine de la " riposte graduée " qui prévaut désormais aux Etats-Unis impliquant au contraire que ne soient utilisées que des armes conventionnelles, qui feront de l'Europe occidentale et centrale un simple champ de bataille dont les pays européens fourniraient l'infanterie. Ce qui explique que la France doit avoir ses moyens propres de frapper un adversaire qui l'attaquerait. Et rappelant le refus de l'artillerie lourde en 1914, celui du corps cuirassé et de l'aviation d'attaque en 1940, de Gaulle conclut que la France ne se laissera pas démunir de moyens de défense.

Serge Berstein

Transcription

Charles de Gaulle
Pour être prospères, maîtres de nous-mêmes et puissants, nous Français avons fait beaucoup, il nous reste beaucoup à faire, car le progrès exige l'ordre, l'indépendance n'est pas pour rien, la sécurité coûte cher. C'est bien pourquoi l'Etat qui a pour rôle et pour raison d'être de servir l'intérêt général n'a pas droit au laisser aller. Cela est clair tout d'abord dans le domaine économique et social. Actuellement, il est vrai, notre pays est en plein essor, ayant rétabli ses finances, ses échanges, sa monnaie, il accomplit quant à son développement des progrès rapides et saisissants. Tous les chiffres, tous les signes démontrent que en particulier la condition des Français ne cesse de s'améliorer. Le terme même de rattrapage souvent employé aujourd'hui en est la meilleure preuve, car si certains qui se croient en retard veulent attraper le peloton, c'est bien évidemment parce qu'il a pas mal avancé. Mais il n'y a pas d'ascension qui dure sans une marche régulière et une montée méthodique, il nous faut un plan et qu'il soit effectivement observé. Ce plan nous l'avons, il a été commencé, bâti avec le concours des représentants de toutes les activités nationales, il a fait l'objet d'une loi, il aboutit en 4 années dont l'une est déjà passée et la seconde commencée, à un accroissement de 24% de notre expansion. Et une fois prélevée sur ce total les investissements nécessaires au progrès futur, à 20% d'amélioration du niveau de vie de français, s'ajoutant au 10% qui ont été atteint au cours des trois années antérieures. Mais le devoir des pouvoirs publics est de faire en sorte que soit respectées les limites et les règles, faute de quoi tout serait compromis, alors qu'au contraire s'ouvre devant la nation et spécialement devant sa jeunesse les plus vastes perspectives d'activité et de fraternité. Naturellement chaque personne et chaque profession désire pour ce qui les concerne obtenir davantage encore. Naturellement chacun de ce qui sont directement intéressés à telle ou telle de nos grandes entreprises, l'enseignement, le logement, l'agriculture, l'hospitalisation, l'aménagement du territoire, les communications etc, etc... voudrait que dans la branche particulière qui le touche, on aille plus vite qu'on ne va. Et de crier "des sous, des sous !" ou bien "des crédits, des crédits !" , mais les sous et les crédits ne sauraient être alloués que si nous les possédons, que si l'équilibre entre nos rémunérations et nos prix, nos ventes et nos achats, nos recettes et nos dépenses ne s'en trouve pas bouleversé. Si notre pays ne tombe pas dans l'inflation, c'est-à-dire dans un désordre qui arrêterait l'expansion, ruinerait la masse des citoyens et mettrait notre existence à la merci de l'étranger. Ce n'est pas à dire qu'à mesure que nous montons, il n'y ait pas à effectuer à l'intérieur du revenu national, des aménagements commandés par la justice ou par le rendement. Le pourvoir a l'obligation d'assurer non pas la parité qui ne saurait exister, étant donné la complexité et la diversité de la société moderne, mais la part de chacun dans le progrès général. Comprenons bien cependant, que notre époque nous contraint à des disciplines inhérentes à cette vaste transformation. Comme celle-ci se heurte parfois à des habitudes d'antan, il n'est pas surprenant, mais il est certainement fâcheux que se produisent chez nous, comme ailleurs, des tâtonnements ou des erreurs. Cela vient d'être le cas avec la grève des charbonnages, mais justement ce qui s'est passé et qui a tout à la fois ralenti quelque peu l'ensemble de notre production coûtait vraiment trop cher aux mineurs et en outre fait peser une incertitude sur l'avenir de leur profession. Tout cela a contribué à faire voir combien il est nécessaire que notre collectivité s'adapte mieux qu'elle ne l'est aux conditions modernes de son, de sa vie et de son progrès. Cela implique tout d'abord que le gouvernement lui-même soit organisé dans ses conseils techniques et dans son administration pour étudier, pour apprécier, pour décider en plus complète connaissance de cause, quand il s'agit soit de mesurer ce qu'il peut être équitable de faire pour telle profession, soit de l'appeler à fournir ce qu'elle doit à la vie de la nation. Cela implique aussi que les syndicats, quelque explicables que soient les revendications professionnelles, s'affranchissent des sujétions et des griefs partisans et pratiquent l'esprit de la coopération nationale dans leur rapport avec les hommes qui sont responsables de l'intérêt public. Cela implique encore que notre Conseil Economique et Social où collaborent les représentants de toutes nos activités voit son rôle étendu, pour mieux éclairer par ses débats et ses avis, les décisions, les décrets et les lois qui incombent au pouvoir politique, exécutif et législatif. Mais par-dessus tout, cela implique que l'Etat tienne les rênes. Qu'il soit la force qui soulève la vague mais aussi la digue qui contient la marée, et que loin de laisser les ruisseaux de la démagogie se faire jour de tous les côtés, grossir, devenir des torrents irrésistibles jusqu'à ce que la maison soit engloutie par l'inondation, il mène le pays conformément aux règles et aux objectifs du plan vers une puissance et une prospérité accrue au profit de tous ses enfants. La République, pour être le progrès, ne peut être la facilité. Elle ne peut pas l'être non plus au dehors. Après la dernière guerre mondiale, notre pays a pu voir combien terriblement étaient diminuées sa puissance et son influence par rapport à celle des deux colosses du monde. Encore jusqu'à l'année dernière était-il divisé et paralysé par les séquelles d'une colonisation qui eut certes ses mérites et ses gloires, mais qui en notre temps n'est plus que vaine et périmée. Or, voici que, ressaisi par le génie du renouveau, en plein développement d'invention, de production, de démographie pourvu d'institution solide, dégagé des servitudes coloniales, il se trouve pour la première fois depuis un demi-siècle avec l'esprit et les mains libres. Aussi peut-il et doit-il, jouer dans le monde un rôle qui soit le sien. Cette politique n'est pas aisée, l'univers abonde en sirènes qui nous chantent les douceurs du renoncement, à moins que dépitées de nous voir rester insensible à leur séduction, elles ne lèvent, elle n'élèvent à notre égard un choeur bruyant d'invectives. Mais dans l'intérêt de tous comme dans le nôtre, et sans outrecuidance, notre navire suit sa ligne, il n'y a aucune chance pour que cédant à la facilité nous laissions s'abaisser la France. C'est pourquoi si l'union de l'Europe occidentale, Allemagne, Italie, Hollande, Belgique, Luxembourg, France, est un but principal de notre action au dehors, nous n'avons pas voulu nous y dissoudre. Tout système qui consisterait à transmettre notre souveraineté à des aréopages internationaux, serait incompatible avec les droits et les devoirs de la République française, et puis un pareil système se trouverait à coup sûr impuissant à entraîner et à diriger le peuple, à commencer par le nôtre dans des domaines où leur âme et leur chair sont en cause. Cette abdication des Etats européens, en particulier de la France, aurait inévitablement pour conséquence une sujétion extérieure. D'ailleurs, c'est pour éviter une telle inconsistance et de ce fait une telle dépendance que nous croyons que l'union de l'Europe doit être constituée par des nations qui puissent et qui veuillent lui appartenir. Gardant l'espoir qu'un jour peut-être le grand peuple anglais s'étant détaché de ce qui le retient en dehors de notre communauté, voudra s'y joindre dans les conditions qui sont celles de l'institution, nous estimons qu'elle doit se développer telle qu'elle est, et sans attendre. Bref, il nous parait essentiel que l'Europe soit l'Europe et que la France soit la France. D'autre part, à l'intérieur de l'alliance atlantique, indispensable tant que se dressent les ambitions et les menaces des soviets, notre pays, tout en conjuguant sa défense avec celle de ses alliés, entend en rester le maître, et le cas échéant apporter à l'effort commun toute autre chose que l'effort sans âme et sans force d'un peuple qui ne serait plus responsable de lui-même. Cela nous conduit à nous doter, nous aussi d'armement, de moyen moderne de notre sécurité, c'est-à-dire de ce qui pourrait détourner quiconque d'attaquer la France, à moins de subir lui-même l'épouvantable destruction. Mais cela veut dire : avoir des armes atomiques alors que, à cet égard, il est vrai, nos alliés américains disposent déjà par eux-mêmes d'une puissance colossale et susceptible de jeter au chaos tout ou partie de l'empire soviétique. Nos alliés américains sont résolus, nous le savons, à combattre, éventuellement, pour empêcher que l'Europe ne tombe morte ou vive dans l'autre camp. Ils sont nos bons alliés comme nous-mêmes sommes les leurs. Mais là n'est pas toute la question. En effet, l'adversaire éventuel est pourvu lui aussi de moyens énormes et de la même sorte. Cela étant, personne nulle part ne sait si dans le cas terrible d'un conflit, les bombes seraient ou non initialement employés par les deux grands champions. Si dans l'affirmative, ils les emploieraient seulement en Europe centrale et occidentale, sans se frapper l'un l'autre directement, et aussitôt ou si au contraire ils seraient tout de suite amenés à se lancer réciproquement la mort dans leurs oeuvres vives. De toute façon et compte tenu de cette immense et inévitable incertitude, il faut que la France ait elle-même de quoi atteindre directement, tout Etat qui serait son agresseur, de quoi par conséquent le dissuader de l'être et de quoi suivant les circonstances concourir à la défense de ses alliés y compris, qui sait, l'Amérique. En somme notre pays perpétuellement menacé se trouve une fois de plus confronté avec la nécessité de disposer des armes les plus puissantes de l'époque, à moins bien entendu que les autres cessent d'en posséder. Pour nous en détourner s'élèvent comme toujours les voix simultanées de l'immobilisme et de la démagogie. C'est inutile disent les unes, c'est trop cher disent les autres, ces voix-là, la France les a, parfois et pour son malheur, écouté. Notamment à la veille de chacune des deux guerres mondiales : "pas d'artillerie lourde !" clamaient-elles de concert, jusqu'en 1914... "pas de corps cuirassés, pas d'aviation d'attaque !" criaient-elle ensemble, ces catégories d'attardés et d'écervelés, avant 1939. Mais cette fois nous ne laisserons pas la routine et l'illusion appeler chez nous l'invasion. Et puis dans le monde tendu et dangereux où nous sommes, notre principal devoir, c'est d'être fort et d'être nous-mêmes. Françaises, français, après beaucoup d'épreuves nous avons eu à nous décider pour le progrès ou pour le déclin. Le choix est fait, nous avançons. Ça ne va pas sans ordre et sans effort. A d'autre la facilité. Vive la République ! Vive la France !