Entretien avec Michel Droit, deuxième Partie

14 décembre 1965
28m 45s
Réf. 00111

Notice

Résumé :

Deuxième entretien télévisé entre le général de Gaulle, candidat à la présidence de la République, et Michel Droit, rédacteur en chef du Figaro littéraire, entre les deux tours de l'élection présidentielle. Par le dipositif adopté et l'attitude du Général, cette série d'entretiens cherche à faire oublier l'image d'un personnage lointain, voire hautain, et d'un homme vieilli. Ce deuxième entretien traite de la politique étrangère de la France. Le général de Gaulle dévelope d'abord longuement sa vision de l'Europe, et s'explique sur l'usage du terme "Europe des patries" qu'on lui prête habituellement. Il parle ensuite des Etats-Unis, et se défend vigoureusement d'être antiaméricain. Enfin, il explique ce qu'apporte à la France la possession de l'arme atomique, et il justifie la politique de coopération de la France avec les pays du Tiers-Monde, notamment avec ses anciennes colonies.

Type de média :
Date de diffusion :
14 décembre 1965
Type de parole :
Conditions de tournage :

Éclairage

À la fin de l'année 1965, les Français élisent leur président au suffrage universel pour la première fois : c'est un principe inscrit dans la Constitution depuis 1962, mais dont l'usage reste à légitimer. Parallèlement, à la télévision, un principe d'égalité est instauré pour tous les candidats qui disposent de 2 heures de temps de parole. C'est la première fois dans l'histoire du petit écran qu'une telle durée d'expression est attribuée aux différents courants politiques. Ainsi, le 19 décembre, les téléspectateurs assistent-ils, stupéfaits, à la profession de foi de cinq des six candidats à l'élection présidentielle dont celle du représentant MRP Jean Lecanuet ou celle de François Mitterrand de la Fédération de la Gauche Démocratique et Sociale. Tous profitent largement de leur liberté de parole. Seul le général de Gaulle - qui mène sa campagne du premier tour sur le thème "je refuse d'être un candidat comme les autres" - n'utilise qu'une trentaine de minutes réparties en trois allocutions. Cette stratégie ne sera pas payante : le ballottage - premier signe de l'usure du pouvoir et qui s'apparente, pour de Gaulle, à une défaite - va contraindre le président sortant à courtiser lui aussi l'électeur sur les ondes télévisées. Pour la campagne du second tour, il accepte de participer (c'est une première !) à une série de 3 entretiens (tous enregistrés le même jour) avec le fidèle Michel Droit. Menées sur un ton familier, ces discussions défont l'image d'un homme seul et imperméable aux sentiments des petites gens. Le second entretien est diffusé le 14 décembre et porte sur le rôle et la place de la France dans le monde. Et c'est d'abord sur le Marché commun que le Général commence par "mettre les points sur les "i"". En effet, depuis le mois de juillet 1965, la construction de l'Europe subit la crise de "la chaise vide" : la France s'oppose à deux réformes (relatives à un renforcement du Parlement et de la Commission européenne au détriment de l'exécutif des États). Pour de Gaulle, accepter reviendrait à transformer l'Europe en une fédération à caractère supranational, ce qu'il refuse absolument. Aussi va-t-il profiter de l'épreuve de force qui se joue parallèlement autour de l'intégration de l'agriculture au Marché commun (où il reste à discuter le règlement financier) : le 30 juin 1965, aucun accord n'a encore été signé et de Gaulle décide de rompre. Si bien qu'au moment où il s'adresse aux Français ce 14 décembre, l'union européenne semble être en grand péril (cette crise sera résolue par le compromis de Luxembourg dès janvier 1966). L'entretien se dirige ensuite sur les questions de la coopération de la France avec les pays en voie de développement ("un bon placement" dit le Général), sur les nécessités d'une force de frappe française, postulat à toute velléité d'indépendance face aux deux superpuissances qui dominent alors le monde, et enfin, sur le rôle essentiel du pays ("La France est pour la paix, il lui faut la paix"). Allègre, malicieux, clair et convaincant, le général de Gaulle séduit ; il remporte, le dimanche 19 décembre 1965 le second tour de l'élection présidentielle, face à François Mitterrand, avec 54,5% des voix. Dans Le Figaro Jacques Faizant dessine sa célèbre Marianne déclarant au Général : "Et, bien!...Tu vois, gros bêta ! Tu m'aurais parlé comme ça plus tôt !..".

Aude Vassallo

Transcription

(Silence)
Michel Droit
Mon Général, comme nous l'avons dit hier, nous allons parler ce soir de la France par rapport au monde et au milieu du monde. Et tout d'abord, vous avez fait allusion hier soir à propos de l'agriculture au marché commun. Je crois qu'il faudrait vraiment maintenant aborder cette question du marché commun. En effet, on vous a accusé très nettement de ne pas croire au marché commun, même quelques fois de vouloir le torpiller, en tout cas d'avoir cassé le marché commun sur la question de l'agriculture à Bruxelles. Alors, je crois qu'il serait important que vous vous expliquiez très nettement là-dessus.
Charles de Gaulle
Très volontiers. J'en ai déjà parlé bien souvent. Enfin, nous allons revenir sur les choses et mettre les points sur les i. Rien n'est plus logique, si tant est que la logique conduise le monde, rien n'est plus logique aujourd'hui que de constituer un marché commun européen. Il y a des pays qui sont voisins entre eux, la France, l'Allemagne, l'Italie, la Hollande, la Belgique, le Luxembourg, un jour probablement l'Angleterre, un jour aussi l'Espagne, peut-être d'autres, voilà un fait géographique qui est devenu aussi un fait économique. Parce qu'ils sont très rapprochés, parce qu'ils sont en contact immédiat, direct les uns avec les autres, et puis parce qu'ils sont du même ordre économique les uns et les autres. Ils sont au même étiage dans leur ensemble, enfin parce qu'aujourd'hui, la concurrence est nécessaire, c'est l'aiguillon qui est indispensable au progrès, et notamment au progrès économique, qu'il serait absurde pour un pays de s'enfermer comme on le faisait autrefois, comme nous le faisions autrefois, dans des douanes et dans des barrières, et que par conséquent, pour se mettre à la page, jour après jour, année après année, il faut encore une fois la concurrence, bref, il faut un marché étendu. C'est pourquoi je suis tout à fait convaincu, et je crois bien que c'est comme tout le monde, qu'il est bon, qu'il est utile et même qu'il est nécessaire d'aboutir à créer un marché commun entre les Six. Ce n'est pas moi qui ai fait le traité de Rome, qui comme vous le savez, a institué en principe ce marché commun. Il est probable que si j'avais été aux affaires, quand on a fait le traité de Rome, on l'aurait fait d'une manière assez différente. Mais enfin, je l'ai pris comme il était, Et avec mon gouvernement, nous avons tâché d'en tirer le meilleur parti possible. Qu'est-ce que ça voulait dire ? Cela voulait dire au point de vue industriel, que progressivement, et à mesure que notre industrie à nous se met à la hauteur des industries concurrentes, en particulier l'industrie allemande, Eh ! bien, on devait ouvrir les barrières douanières et communiquer largement entre soi. Il fallait bien entendu des règles, à toute sorte d'égards, et je conviens que le Traité de Rome prévoit ces règles pour l'industrie, d'une manière raisonnable. Et puis il y a l'agriculture. Un pays comme le nôtre ne peut pas se lancer dans la concurrence économique, du moment qu'elle ne serait qu'industrielle, Parce que si nous restions avec sur les bras le poids de notre agriculture, qui est très lourd, j'ai parlé hier de la transformation agricole, Et de ce que l'Etat doit faire pour cette transformation, si nous restions seul parmi les six par exemple, avec la charge exclusive de notre agriculture, nous serions handicapés dans la concurrence industrielle, et pour nous le marché commun deviendrait une duperie. Mais il faut bien convenir que le Traité de Rome ne parlait que très vaguement de ce qui était agricole. Il parlait très largement, d'une manière très explicite, de ce qui était industriel, mais je le répète très vaguement de ce qui était agricole. Soit parce que l'école dirigeante d'alors se souciait dans les relations internationales et les conventions internationales, de faire beaucoup plaisir aux autres, et les autres c'étaient des puissances industrielles, avant tout l'industrie allemande, Soit parce que le problème de l'entrée de l'agriculture française dans le marché commun était un problème énorme, et qu'on reculait devant cette nécessité. Eh ! bien depuis que moi-même et mon gouvernement nous avons pris en main l'application du Traité de Rome, la mise en oeuvre du Traité de Rome, nous nous sommes acharnés à faire entrer l'agriculture française dans le marché commun. Et ce n'est pas commode, pourquoi, parce que je vous le répète, nous sommes à cet égard un pays très particulier. Nous avons une agriculture très considérable, à tous les égards, ce qui n'est pas le cas des autres. Un pays comme l'Allemagne, comment se nourrit-il, il se nourrit à peine pour la moitié de ce qu'il produit. Et le reste, il l'importe, et puis nous, ce n'est pas le cas. Nos agriculteurs font du blé plus que nous n'en mangeons, Ils font de la viande et ils devraient en faire plus que nous ne pouvons en manger, et ils le peuvent, ils font du lait plus que nous n'en buvons, Ils font du vin plus que nous n'en absorbons, ils font du fromage plus que nous n'arrivons à le manger sur nos tables, tout ça doit être exporté, exporté où, exporté dans le marché commun. Vous pensez bien que ce n'est pas sans mal qu'on pouvait réaliser cela. C'est à quoi je le répète, nous nous sommes appliqués à ce point que le premier janvier 1963, et les jours qui suivirent, est venue l'échéance. Ou bien l'agriculture française entre dans le marché commun, et les autres l'acceptent, ou bien est-ce que nous n'allons pas arrêter le marché commun ? Et nous avons mis, c'est le cas de le dire, ce marché à la main de nos partenaires, et ils ont consenti ces jours là à faire entrer l'agriculture française dans le marché commun. Mais il ne suffisait pas de le dire, il fallait le faire. Et ce n'était pas commode, la preuve, c'est qu'à la dernière échéance, c'est-à-dire le 30 juin dernier, où il fallait effectivement aboutir, avec le règlement financier, on n'a pas pu aboutir. Nous avons encore trouvé toute sorte de réticences devant nous, il n'y avait pas moyen d'aller plus loin. Alors, que faire ? Eh ! bien, il faut reprendre la question. Et comme vous le savez, comme nous l'avons dit, nous y sommes pour notre part à nous Français, tout disposés, et même résolus, à condition bien entendu que ce soit pour aboutir. Et qu'on ne vienne pas adorner si je peux dire, cette entrée de l'agriculture française dans le marché commun, qui complètera l'ensemble de l'économie des six, qu'on aille pas adorner cela de conditions politiques dont nous aurons peut-être à parler tout à l'heure, et qui au point de vue de la France, évidemment ne sont pas acceptables. Voilà où en sont les choses, voilà la route qui est ouverte, et voilà les espoirs que nous avons.
Michel Droit
Mon Général, je crois que le marché commun, ça nous amène presque automatiquement à l'Europe, Et là encore si je disais tout à l'heure qu'on vous a accusé d'être contre le marché commun, de ne pas y croire, de ne pas le vouloir, On vous accuse aussi très fréquemment de ne pas être européen et de ne pas croire à l'Europe. Et pourtant, vous avez parlé un jour ou tout au moins on a essayé de définir votre conception de l'Europe, en disant l'Europe des Patries, Vous avez souvent parlé de l'Europe de l'Atlantique à l'Oural, seulement l'Europe des Patries, j'ai l'impression que ceux qui se croient et qui se disent européens trouvent que ce n'est pas assez, Et l'Europe de l'Atlantique à l'Oural, ils trouvent que c'est trop. Alors, je vous pose très nettement la question, mon Général : est-ce que vous êtes européen ou non ?
Charles de Gaulle
Du moment que je suis français, je suis européen. Etant donné que nous sommes en Europe, et que je dirais même que la France a toujours été une partie essentielle sinon capitale de l'Europe. Par conséquent, bien sûr que je suis européen. Alors, vous me demandez si je suis pour une organisation de l'Europe, et si je vous entends bien, vous voulez parler d'une organisation de l'Europe occidentale. A cet égard, je ne sais pas s'il vous arrive de relire des déclarations que j'ai pu faire depuis des années et des années. Si cela vous arrive, vous vous apercevrez que j'ai parlé de l'Europe, et en particulier de la conjonction du groupement de l'Europe occidentale, avant que personne n'en parle. Et même en pleine guerre. Parce que je crois que c'est en effet indispensable. Je crois qu'il y a, dès lors que nous ne nous battons plus entre européens occidentaux, dès lors qu'il n'y a plus de rivalité immédiate, qu'il n'y a pas de guerre, ni même de guerre imaginable entre la France et l'Allemagne, Entre la France et l'Italie, et même, bien entendu, un jour, entre la France, l'Allemagne, l'Italie et l'Angleterre, eh ! bien il est absolument normal que s'établisse entre ces pays occidentaux une solidarité. C'est cela l'Europe. Et je crois que cette solidarité doit être organisée. Il s'agit de savoir comment et sous quelle forme. Alors, il faut prendre les choses comme elles sont, car on ne fait pas de politique autrement que sur des réalités. Bien entendu, on peut sauter sur sa chaise comme un cabri, en disant : l'Europe, l'Europe, l'Europe ! , mais ça n'aboutit à rien et ça ne signifie rien. Je répète, il faut prendre les choses comme elles sont. Comment sont-elles ? Vous avez un pays français, on ne peut pas le discuter, il y en a un. Vous avez un pays allemand, on ne peut pas le discuter, il y en a un. Vous avez un pays italien, vous avez un pays belge, un pays hollandais, vous avez un pays luxembourgeois, Et puis vous avez un peu plus loin un pays anglais, et vous avez un pays espagnol etc. Ce sont des pays, ils ont leurs histoires, ils ont leurs langues, ils ont leurs manières de vivre, et ils sont des Français, des Allemands, des Italiens, des Anglais, des Hollandais, des Belges, des Espagnols, des Luxembourgeois. Ce sont ces pays là qu'il faut mettre ensemble, et ce sont ces pays là qu'il faut habituer progressivement à vivre ensemble, et à agir ensemble. A cet égard, je suis le premier à reconnaître et à penser que le marché commun est essentiel. Car si on arrive à l'organiser, et par conséquent à établir une réelle solidarité économique entre ces pays européens, on aura fait beaucoup pour le rapprochement fondamental et pour leur vie commune. Alors il y a le domaine politique. Que peuvent-ils faire en commun politiquement ? Il y a deux choses à considérer quand on parle de politique, de tout temps, et notamment par les temps qui courent. Il y a à considérer la défense, dans le cas où on serait obligé de se défendre. Et puis il y a à considérer l'action, c'est-à-dire ce que l'on fait au dehors. Au point de vue de la défense, si cette Europe occidentale devait être attaquée, et par qui pourrait-elle l'être, jusqu'à présent ou plutôt jusqu'à ces derniers temps, on pouvait imaginer qu'elle risquait de l'être à partir de l'Est et ce n'est pas encore absolument impossible. Dans ce cas là, il y a une solidarité de défense entre les six. Et cette solidarité je le crois, peut et doit être organisée. Et puis il y a l'action. C'est-à-dire ce que cet ensemble devrait faire dans le monde. Alors à cet égard là, c'est beaucoup plus difficile. Car il faut bien convenir que les uns et les autres ne font pas tous la même chose et ne voient pas tous les choses de la même façon. Les Allemands, que voulez-vous, ils se voient comme ils sont, c'est-à-dire coupés en deux, et même en trois, si l'on tient compte du statut de Berlin, et ils se retrouvent avec une puissance économique renaissante et qui est déjà considérable. Forcément, ils ont des ambitions. Est-il nécessaire que les ambitions de l'Allemagne soient automatiquement les nôtres ? Les Anglais ont à faire un peu partout. Et on le voit bien, ils ont des embarras actuellement en Afrique, avec la Rhodésie. Ils en ont dans les pays arabes avec Aden. Ils en ont en Extrême-Orient, avec la Malaisie et ainsi de suite. Est-ce que ces ennuis, ces inconvénients doivent être nécessairement les nôtres en même temps? Voyez-vous ce que je veux dire ? Il n'est pas si facile que ça d'ajuster les politiques. Alors, j'ai fait, peut-être vous en souvenez-vous, c'était en 1961, la première de toutes les propositions qui ont été faites aux européens pour commencer une coopération politique. Je leur ai proposé de réunir périodiquement ensemble les chefs d'Etat et de gouvernement et puis les différentes sortes de ministres, notamment les ministres des affaires étrangères, pour confronter la situation et vue de chacun et les accorder.
Michel Droit
C'est ce qu'on avait appelé, bien que vous n'ayez pas, je crois, prononcé la formule, c'est ce qu'on avait appelé l'Europe des patries à ce moment là.
Charles de Gaulle
Je n'ai jamais parlé d'Europe des patries. C'est comme "l'intendance suit"... Chacun a sa patrie, nous avons la nôtre, les Allemands ont la leur, les Anglais ont la leur, et c'est ainsi. J'ai parlé de la coopération des Etats. Alors ça oui, j'en parlé. Et je crois que c'est indispensable et nous avons tâché de l'organiser à cette époque, mais ça n'a pas réussi. Et depuis, on n'a plus rien fait, excepté nous, qui avons fait quelque chose avec l'Allemagne, Car nous avons solennellement, et c'était incroyable, après tout ce qui nous était arrivé, nous avons solennellement fait avec l'Allemagne, un traité de réconciliation et de coopération. Cela n'a pas non plus jusqu'à présent donné grand-chose, Parce que les politiques sont les politiques des Etats, et qu'on ne peut pas empêcher ça. Alors vous avez des cris : Mais l'Europe, l'Europe supranationale, il n'y a qu'à mettre tous ensemble, il n'y a qu'à fondre tous ensemble les Français avec les Allemands, les Italiens avec les Anglais etc. Oui, vous savez, c'est commode et quelques fois, c'est assez séduisant, on va sur des chimères, on va sur des mythes. Mais ce ne sont que des chimères et des mythes. Il y a les réalités, et les réalités ne se traitent pas comme ça. Les réalités se traitent à partir d'elles-mêmes. Et c'est ce que nous nous efforçons de faire. Et c'est ce que nous nous proposons de continuer de faire. Si nous arrivons à surmonter l'épreuve du marché commun, et j'espère bien que nous le ferons, il faudra reprendre ce que la France a proposé en 1962 et qui n'avait pas réussi en 1961, et qui n'avait pas réussi du premier coup. C'est-à-dire l'organisation d'une coopération politique naissante entre les Etats de l'Europe Occidentale. Et à ce moment-là il est fort probable qu'un peu plus tôt, un peu plus tard, l'Angleterre viendra nous rejoindre et ce sera tout naturel. Bien entendu cette Europe-là ne sera pas, comme on dit "supranationale". Elle sera comme elle est. Elle commencera par être une coopération. Peut-être qu'après, à force de vivre ensemble, elle deviendra une confédération. Et bien je l'envisage très volontiers et ce n'est pas du tout impossible.
Michel Droit
Mon Général, je voudrais maintenant vous poser un certain nombre d'autres questions. Je me permets de vous rappeler parce que tout en vous écoutant, j'ai l'oeil sur le chronomètre, excusez-moi, que nous avons encore à peu près douze minutes. Je voudrais vous poser la question suivante. On dit aussi très fréquemment que vous êtes anti-américain. Vous avez une fois parlé d'hégémonie américaine. Les américains ont mal pris cela. Ils ont considéré que c'était péjoratif et même beaucoup de Français considèrent que c'est péjoratif. Alors est-ce que vous pourriez également là-dessus vous expliquer sur votre anti-américanisme ?
Charles de Gaulle
Vous savez, depuis que j'ai eu à faire une action nationale, c'est-à-dire depuis 1940, qui était en même temps une action internationale, je me suis toujours entendu traiter d'anti-quelque chose. Je me rappelle avec ce pauvre Churchill, il me disait : vous êtes anti-britannique. C'était assez drôle puisque j'étais actuellement, avec ceux qui m'entouraient, nous étions les seuls Français qui soyons restés à combattre aux côtés de l'Angleterre. Les américains, après ont dit : vous êtes anti-américain ! Et alors, ils se sont présentés en Afrique du Nord sans vouloir que je vienne avec eux à cause du fait qu'ils me considéraient comme anti-américain, et là les Français qui étaient encore sous l'obédience de Vichy, leur ont tiré dessus par tous les bords. En réalité, qui a été l'allié des Américains de bout en bout sinon la France de De Gaulle ! Il n'y en avait pas eu d'autres et le cas échéant, si le malheur devait arriver et si la liberté du monde était en cause, qui serait automatiquement les meilleurs alliés de nature sinon la France et les Etats-Unis, comme ils l'ont été souvent en pareil cas ? D'ailleurs vous savez, moi je ne dis pas que les américains sont anti-français. Et pourtant, alors si c'est parce qu'ils ne nous ont pas toujours accompagnés qu'ils seraient anti-français, eh bien ! Ils ne nous ont pas toujours accompagnés ! En 1914, que voulez-vous, nous étions en guerre contre Guillaume II, les américains n'étaient pas là. Ils sont arrivés en 1917 et ils ont fort bien fait pour eux et pour tout le monde. En 1940, ils n'étaient pas là. Et nous avons été submergés par Hitler et ce n'est qu'en 1941, parce que les Japonais ont coulé une partie de la flotte américaine à Pearl Harbour que les Etats-Unis sont entrés dans la guerre. Loin de moi l'idée de méconnaître l'immense service qu'ils ont rendu à eux, au monde et à nous-mêmes en entrant dans la guerre en 1917 et en entrant dans la guerre en 1941. Je le sais bien. Mais enfin, je ne dis pas qu'ils sont anti-français parce qu'ils ne nous ont pas accompagnés toujours. Eh bien ! je ne suis pas anti-américain parce qu'actuellement je n'accompagne pas les américains toujours, et en particulier, par exemple dans la politique qu'ils mènent en Asie. Il est tout à fait vrai que je ne les en approuve pas. Alors de là à dire que je suis anti-américain, je ne peux pas les en empêcher. Mais vous voyez le fond des choses.
Michel Droit
Mon Général, je voudrais que vous répondiez à deux autres questions maintenant qui touchent certaines dépenses engagées par votre politique et que beaucoup jugent exagérées. A savoir les dépenses pour la force de frappe et les dépenses pour l'aide aux pays du Tiers Monde.
Charles de Gaulle
Nous avions une armée, quand je suis arrivé, c'est l'armée d'Algérie pour dire le mot, ça nous coûtait 30% de notre budget. Actuellement nous en avons une qui est en train de se rénover complètement, à base atomique. Elle nous coûte 21% de notre budget et entre temps nous avons diminué de presque de moitié la durée du service militaire. Si nous n'avions pas cette force atomique, qui est un instrument terrible, dont la capacité de dissuasion même quand elle n'est pas en chiffre équivalente à celle des colosses est tout de même énorme, de dissuasion et de sauvegarde, si nous n'avions pas ça, qu'est-ce que nous aurions ? Ou bien nous n'aurions pas d'armée du tout. C'est une conception. Alors on ne parlerait plus de la France dans la coopération du monde pour sa défense et par conséquent pour sa politique. Ou bien alors nous aurions une armée comme on dit conventionnelle. Alors ce serait l'armée que nous avions en 1957. Et encore il faudrait lui donner un armement moderne qu'alors elle n'avait pas. Ca nous coûterait encore bien plus cher que ce que nous sommes en train de faire maintenant, et infiniment moins efficace ! Du reste les Allemands, qui ne peuvent pas et qui ne doivent pas se faire des armes atomiques. Les Allemands ont une armée conventionnelle qui leur coûte relativement plus cher que ne nous coûte la nôtre. Voilà les faits. Alors vous me dites les pays sous développés. Je sias bien. On parle des dépenses extraordinaires que nous faisons pour les pays sous développés.
Michel Droit
Oui, on dit que la France entretient des rois nègres et ne dépense pas d'argent pour elle.
Charles de Gaulle
La France donne en effet, au total, quelque chose comme deux milliards de nouveaux francs pour la coopération des pays sous-développés. Voilà ce qu'elle fait. Ces deux milliards, ce n'est pas de l'argent perdu à beaucoup près. D'abord, c'est ainsi que nous gardons avec ces pays là des liens extrêmement étroits au point de vue culturel, ça va de soi, puisqu'ils parlent tous français, au point de vue politique même. Au point de vue économique, c'est certain puisqu'ils sont un de nos grands débouchés de nos exportations. Et puis enfin, au point de vue de notre standing international. Car il est bon qu'un pays comme la France ait des amis, et des amis qui soient des amis particuliers. Pourquoi pas ? Et en effet c'est ce que nous faisons. Un pays comme la France ne peut pas renoncer à un rôle d'aide internationale. Elle n'en a pas le droit ou alors elle ne serait pas la France. Et elle l'est. Par conséquent, cet argent que nous donnons pour l'aide aux pays sous-développés n'est de l'argent perdu à aucun point de vue. Je considère même que c'est un très bon placement.
Michel Droit
Mon Général, une dernière question, il nous reste encore cinq minutes, cinq minutes et demie. Vous parlez très souvent dans vos conférences de presse, dans vos discours, dans vos allocutions, de l'équilibre du monde que vous liez à la notion de paix dans le monde. Et puis on vous reproche aussi de sacrifier volontiers nos alliances traditionnelles au bénéfice de relations nouvelles avec les pays de l'Est. Comment est-ce que peut se concilier cette politique de la France qui est la vôtre avec le rôle que doit jouer la France dans l'équilibre du monde et pour la paix du monde ?
Charles de Gaulle
Nous avons un monde qui est en train de changer énormément, d'année en année il n'est plus le même. Il apparaît des forces nouvelles. Je parle par exemple de la Chine. Il y en a d'autres comme la Russie soviétique qui évolue à l'intérieur d'elle-même et face au dehors. Il y en a d'autres comme les Etats-Unis qui évoluent aussi et qui d'une puissance essentiellement isolationniste, qu'ils étaient autrefois, deviennent une puissance interventionniste. C'est le moins qu'on puisse dire. Tout ça c'est un changement capital. Et puis il y a l'Allemagne qui se transforme, et dont nous ne savons absolument pas où iront ses ambitions. Naturellement nous espérons qu'elles iront dans le bon sens et nous avons des raisons de l'espérer. Mais on ne peut pas dire qu'on en soit certain. Par conséquent, nous sommes obligés de prendre le monde comme il est, et d'agir et de vivre dans ce monde là. Alors qu'est-ce que ça signifie ? Ca signifie que la France n'a à s'interdire à elle-même aucune possibilité. La France est pour la paix. Il lui faut la paix. La France pour renaître vraiment, pour se refaire et pour s'étendre au sens le plus noble du terme, il lui faut la paix. Par conséquent, la France cherche la paix, cultive la paix, aide la paix partout. Comment ? En étant en rapport avec tout le monde. Il n'y a aucune espèce de raison pour que nous excluions d'avoir de bons rapports avec ceux-ci ou avec ceux-là. Nous sommes les alliés des américains et leurs amis, tant qu'il a l'air de subsister quelques menaces venant de l'Est sur l'Europe occidentale. Nous sommes également en termes de plus en plus étroits avec l'Europe de l'Est parce qu'elle existe et parce qu'il n'y a aucune espèce de raison pour que nous ne prenions pas tous ces contacts pacifiques avec elle. Nous avons pris des contacts également pacifiques et assez étroits déjà avec la Chine. Nous en avons avec d'autres réalités du monde comme l'Amérique latine, comme l'Afrique bien entendu, comme l'Inde, comme le Japon et pourquoi pas ce que nous appelons l'équilibre qui va avec la paix, c'est un commencement de coopération internationale. Et c'est cela que la France cherche à aider. Et c'est pourquoi la France n'exclut les rapports, ses rapports avec qui que ce soit. Elle cherche à être en contact pratique, direct, fécond avec tout le monde. Et elle l'est, figurez-vous. Je dirais même qu'actuellement dans le monde si vous y faites attention, elle est la seule. Les américains, tout puissants qu'ils sont, ne sont pas en bons termes avec tout le monde. Les anglais non plus, pas encore. Les allemands, je n'en parle pas. La Russie soviétique, ce n'est pas certain. Nous, nous sommes ce pays là. C'est conforme au génie de la France. Nous n'en sommes plus à la domination et à vouloir l'établir. Mais nous sommes le peuple fait pour rétablir, aider la coopération internationale. C'est ça notre ambition nationale aujourd'hui. Et faute de cela nous n'en aurions aucune. Mais il nous en faut une. Et celle là nous l'avons. Elle est pour le bien de l'Homme. Elle est pour l'avenir de l'humanité. Et il n'y a que la France qui puisse jouer ce jeu là. Il n'y a que la France qui le joue.
Michel Droit
Mon Général, je vous remercie puisque vous avez accepté de revenir demain devant les caméras. Nous parlerons si vous le voulez bien, pour ce troisième et dernier entretien, de la République et des institutions.
Charles de Gaulle
Eh bien nous en reparlerons de la République.