Conférence de presse du 27 novembre 1967

27 novembre 1967
01h 33m 07s
Réf. 00139

Notice

Résumé :

Lors de la conférence de presse du 27 novembre 1967, le général de Gaulle aborde plusieurs sujets. Il parle d'abord des mutations économiques et sociales que connaît la France, notamment dans l'industrie et l'agriculture, et insiste sur le dynamisme de l'économie française, qui permet d'envisager avec optimisme l'abaissement des barrières douanières dans le Marché Commun. Sur la question du conflit au Moyen-Orient, si de Gaulle affirme la légitimité de l'Etat d'Israël, il condamne l'occupation des territoires palestiniens. Interrogé sur le Québec, le Général revient sur ses déclarations de Montréal, et les explique. Il revient également sur son voyage en Pologne et sur l'amitié franco-polonaise. Sur l'adhésion de la Grande-Bretagne au Marché Commun, il fait l'historique de la politique de la Grande-Bretagne, conclut qu'elle doit se détacher des Etats-Unis et du Commonwealth pour entrer dans l'Europe. Pour conclure, et après avoir répondu par une boutade à une question sur "l'après-gaullisme", le Général termine par l'historique de la IVe République et de la Ve, les institutions, le rôle du chef de l'Etat, "clef de voûte" de l'édifice.

Type de média :
Date de diffusion :
27 novembre 1967
Type de parole :

Éclairage

La période qui va des élections de mars 1967 à l'automne de cette même année se caractérise par deux phénomènes qui accroissent les tensions à l'intérieur du pays. D'une part, le général de Gaulle s'efforce de montrer que le décevant résultat des élections de mars 1967 où la majorité ne l'a emporté que de quelques sièges, ne saurait en rien infléchir la politique du gouvernement. Aussi accentue-t-il la présidentialisation du régime en prenant sans concertation des décisions qui surprennent ou indignent l'opinion et les milieux politiques. D'autre part, l'opposition, stimulée par le résultat des élections s'efforce de pousser son avantage en multipliant les critiques contre les actes du Chef de l'Etat. La conférence de presse du 27 novembre 1967 doit permettre à de Gaulle de répondre, et en particulier sur ses décisions les plus controversées.

La première question posée au général porte rituellement sur les problèmes économiques et sociaux et vise à savoir si la France est capable d'affronter les défis posés par la mise en oeuvre de la dernière étape du Marché commun qui prévoit la suppression des barrières douanières entre les Six à partir de 1968 et l'abaissement de celles-ci avec le reste du monde, décidée à Genève en mai 1967 dans le cadre des négociations du "Kennedy Round" au sein du GATT. C'est l'occasion pour de Gaulle de dresser un bilan des mutations structurelles de l'économie française et des relations sociales réalisées par la Vème République et de la place éminente de la France qu'il présente comme la troisième puissance industrielle du monde et un pays pionnier en matière d'avancées sociales du fait de la mise en place de l'intéressement des travailleurs aux bénéfices de l'entreprise instauré par une ordonnance du 17 août 1967.

Les deux questions suivantes portent sur les actions de politique étrangère qui ont suscité l'incompréhension d'une partie de l'opinion, la condamnation d'Israël en juin 1967 et la déclaration de Montréal en juillet : "Vive le Québec libre". Or, sur aucun des deux sujets, de Gaulle n'envisage la moindre correction

-Dressant un vaste panorama de l'histoire des Juifs qu'il présente comme "un peuple d'élite sûr de lui et dominateur" (ce qui le fera accuser d'antisémitisme), il épouse assez largement les vues arabes en considérant comme une intrusion leur présence en Palestine et feint de croire, pour justifier le renversement d'alliances qui permet un rapprochement avec les pays arabes, la guerre d'Algérie terminée, qu'Israël a déclenché la Guerre des Six Jours non parce qu'il craignait pour sa sécurité, voire son existence , devant les menaces de Nasser, mais pour effectuer des conquêtes territoriales afin d'accroître sa population, dénonçant au passage la répression exercée par l'Etat hébreu dans les territoires occupés.

-Pour ce qui est du Québec, il rappelle les origines historiques des Canadiens français, abandonnés par la mère-patrie, soumis à la domination linguistique, culturelle et économique des anglophones et leur profond désir d'affranchissement, auquel il a entendu répondre publiquement en promettant aux indépendantistes du Québec l'appui de la France. Il considère en quelque sorte qu'il s'agit là d'un peuple colonisé pour lequel il souhaite l'autodétermination, envisageant à la fois l'indépendance du Québec et la formation de liens étroits entre le futur Etat libre et la France.

-Interrogé sur la garantie aux frontières occidentales de la Pologne donnée lors de son voyage dans ce pays en septembre 1967, il en confirme la teneur, jugeant qu'il n'y a dans cette attitude rien d'inamical envers l'Allemagne à laquelle ces provinces ont été enlevées en 1945

-A la question classique sur l'éventuelle adhésion du Royaume-Uni au Marché Commun, il répond en dressant un large panorama historique de l'hostilité ou de l'indifférence de la Grande-Bretagne envers la construction européenne, jugeant que sa récente décision d'adhérer à la Communauté en demandant l'ouverture de négociations résulte de la crise que connaît l'économie britannique et qui s'est manifestée par la dévaluation du sterling et masque la volonté affirmée du Royaume-uni de transformer la Communauté de l'intérieur, compte tenu du fait que les caractéristiques de l'économie et de la politique britanniques ne sauraient s'accommoder des règles de la CEE. Il attend donc plus que jamais que la Grande-Bretagne devienne européenne et accepte les règles du Marché commun pour accepter son adhésion.

Enfin le Général élude la question qui lui a été posée sur l'après-gaullisme en marquant que le moment n'est pas venu de l'envisager et en faisant un vif éloge des institutions de la Vème République et du rôle majeur qu'y joue le Chef de l'Etat, garant de l'efficacité du système politique.

Serge Berstein

Transcription

(Silence)
Charles de Gaulle
Mesdames, Messieurs, je me félicite de vous voir sur les sujets qui en valent la peine, et qui sont d'ailleurs présents à tous nos esprits, je suis prêt à répondre aux questions que vous voudriez bien me poser. Je vous en prie.
Journaliste 1
Mon général, Harold King de l'agence Reuter, je voulais vous demander si vue la dévaluation récente de la Livre Sterling, vous estimez que l'Angleterre est maintenant plus adaptée à entrer dans le marché commun, qu'il y a 6 mois lors de votre dernière conférence de presse.
Charles de Gaulle
Bien mon cher, entendu.
Journaliste 1
Monsieur le Président, Jean [LESSERRE] du Figaro.Ceux qui ont vendu les Livres Sterling et ceux qui maintenant achètent de l'or ont perdu confiance dans le système monétaire mondial en partie à la suite des critiques que vous leur avez adressé.
Journaliste 2
Ne craignez vous pas... ne craignez vous pas que cette perte de confiance puisse contribuer à une crise économique mondiale qui causerait des souffrances terribles. La Presse de Montréal.
Journaliste 3
Du haut du balcon de l'Hôtel de ville de Montréal, vous avez prononcé quatre mots qui ont fait le tour du monde et soulevé un flot de réaction passionnée et contradictoire aussi bien en France que dans tout le Canada. Quatre mois après cet événement est-ce que vous auriez quelques réflexions à ajouter à celles que vous avez faites à votre retour du Québec ? Et d'autre part, pourriez-vous nous dire quels sont à vos yeux les grands objectifs de la coopération franco-québécoise qui connaît depuis quelques temps un développement accéléré ?
Journaliste 4
Monsieur le Président, les rapports qui sont établis depuis les dernières élections législatives entre le gouvernement et le parlement font-ils apparaître à votre avis une modification, une évolution profonde dans le fonctionnement et l'esprit même des institutions ? Mon Général, vous évoquiez le problème de la dévaluation de la Livre Sterling et du piétinement de l'Angleterre devant le Marché Commun, pourriez-vous nous dire, au milieu de tous les mots torrides qu'on vous a prêtés, quelle importance ou quelle valeur on peut attacher à celui-ci : l'Angleterre avez-vous dit, " l'Angleterre, je la veux nue "
Journaliste 6
Monsieur le Président,
Charles de Gaulle
C'est à vous pour commencer si vous permettez que je vais répondre. Remarquez que la nudité pour une belle créature, c'est assez naturel et pour ceux qui l'entourent, c'est assez satisfaisant. Mais quelque attrait que j'éprouve pour l'Angleterre, je n'ai jamais dit ça à son sujet. Ça fait partie de ces propos qu'on colporte sur mon compte, il paraît même, qu'on en fait des livres et qui, et qui ne répondent que de loin à ma pensée et à mes propos. S'il y a d'autres questions... Je vous en prie.
Journaliste 6
Monsieur le Président, Pierre [INCOMPRIS], directeur du [INCOMPRIS] Ne vous semble-t-il pas que l'évacuation anticipée de Mers-el-Kébir constitue un danger pour la sécurité de la France ? Monsieur le Président, je voudrais vous poser deux petites questions.
Journaliste 7
Première question : vous avez parlé et plusieurs membres de votre gouvernement aussi, sur l'association de la Grande-Bretagne au Marché Commun comme préambule souhaitable à son accession complète. Pouvez-vous nous donner des précisions sur cette association ? Et encore une autre question s'il vous plaît, dernièrement on a beaucoup parlé de ce que beaucoup d'observateurs ont qualifié d'un événement politique, je parle du livre de Monsieur Servan-Schreiber " le défi américain ". Deux personnalités de la vie française comme Monsieur Giscard d'Estaing et Monsieur François Mitterrand ont fait face à cette question à travers un débat radiophonique sur les, sur ce défi américain. Etant donné l'intérêt de cette question dans un moment si intéressant pour la construction européenne, pouvez-vous nous dire si vous avez lu le livre et si oui, quel est votre avis sur le même ?
Charles de Gaulle
Vous savez, ici on ne fait pas de publicité littéraire.
Journaliste 8
Georges Brusim, Radio Monte-Carlo et la Politique ce matin. Mon général, au cours de votre dernière conférence de presse, vous avez évoqué les grandes mutations économiques dont la France est l'objet. Ces mutations semblent aujourd'hui provoquer, poser des problèmes particulièrement difficiles notamment dans le domaine de l'agriculture, comme paraissent en témoigner les récentes manifestations paysannes. Pouvez-vous nous dire, comment vous envisagez, quelle solution vous envisagez pour ces problèmes économiques et sociaux dans leur ensemble et pour ces problèmes agricoles en particulier ? Mon général, la guerre a éclaté en Moyen-Orient il y a six mois. Elle s'est aussitôt terminée comme on sait. Que pensez-vous de l'évolution de la situation dans ce secteur depuis le mois de juin dernier ?
Journaliste 9
[INCOMPRIS] de la Vie française.
Journaliste 10
Mon général, je reviens sur les problèmes monétaires. Certains organes de la presse anglo-saxonne accusent les autorités françaises d'avoir contribué à la dévaluation de la Livre et ultérieurement aux remous du marché de l'or. Qu'en est-il exactement ?
Journaliste 11
Rodolphe Fischer[INCOMPRIS] Mon général, lors de votre voyage en Pologne, vous avez à plusieurs reprises évoqué le grand problème des frontières et vous avez esquissé les grandes lignes d'un règlement dans le cadre d'une Europe du centre. Pouvez-vous nous donner des indications plus précises sur cette politique ?
Journaliste 12
Bien, Général, Hugues Barbe, "Le nouveau journal". L'abaissement des barrières douanières avec le reste du monde prochainement et la disparition des barrières douanière à l'Europe posent des problèmes de mise en condition. La France vous paraît-elle en état d'y faire face ?
Journaliste 13
Mon général, Jean-Jacques Schuller, Europe N°1. Depuis quelques temps, il est beaucoup question de l'après gaullisme. Le Premier Ministre disait hier que ces spéculations sur la disparition du Général de Gaulle étaient choquantes mais, n'y avez-vous jamais pensé vous-même, Mon général ?
Journaliste 14
[INCOMPRIS], Les dernières nouvelles d'Alsace André Hinnemann, La tribune des nations. Mon général, il y a des questions qui reviennent à chacune de vos conférences de presse, l'une d'entre elles est le problème du conflit du Vietnam. Pouvez-vous nous dire si vous considérez qu'il y a eu une évolution de la situation autour de ce problème, depuis votre dernière conférence de presse ?
Journaliste 15
Ben [INCOMPRIS] Dernière Nouvelle de Tel-Aviv. Monsieur le Président, pourquoi considérez-vous que l'Etat d'Israël soit l'agresseur dans la guerre du Six jours alors que c'est le Président Nasser qui a fermé le détroit de Tiran ?
Charles de Gaulle
Bien. Eh bien voilà tout un ensemble de sujet. Ce dont nous parlions à l'instant même et qui sont les principaux sur lesquels je vais m'efforcer de répondre. Il y a naturellement notre politique économique et sociale, elle a d'ailleurs quelque rapport, et je serai amené à le dire, avec le système monétaire international. La question du conflit d'Orient bien sûr, il y a la grande affaire du Québec, il y a tout ce qui se rapporte à l'Angleterre et en particulier au point de vue de sa candidature au Marché Commun. Il y a ce qui a trait à nos institutions, à notre régime, à la façon dont il fonctionne et à ce qu'il peut être dans l'avenir. Je crois que je n'ai rien oublié, sinon que j'ajoute ce qu'on m'a demandé à propos du voyage en Pologne de ce qui a été dit et de ce que ça signifie. Eh bien nous allons répondre à ces sujets en commençant si vous voulez bien par ce qui concerne notre politique économique et sociale, sur quoi je voudrais qu'on me répète les questions qu'on m'a posées.
Journaliste 8
Mon général, vous aviez, dans votre dernière conférence de presse, évoqué la mutation profonde de l'économie française. Ces mutations paraissent aujourd'hui provoquer des problèmes particulièrement aigus notamment dans le domaine de l'agriculture comme en témoignent les récentes manifestations agricoles, pouvez vous précisez les solutions que vous envisagez pour ces problèmes économiques et sociaux dans leur ensemble et pour le problème de l'agriculture en particulier ?
Charles de Gaulle
C'est une immense mutation que la France est en train d'accomplir, une immense mutation économique et sociale, on l'a déjà dit, c'est banal. Cette mutation met naturellement en cause tous les intérêts, toutes les structures, toutes les habitudes et de là inévitablement toute sorte de réactions, de réclamations, d'inquiétudes, attisées bien entendu par toutes les démagogies et d'autant plus politisé que c'est l'Etat qui conduit l'évolution. Lui seul le doit, puisqu'il est en charge de l'intérêt général et du destin du pays qui sont les enjeux du changement. Et lui seul le peut parce qu'il détient les moyens légaux, financiers, administratifs, tarifaires, diplomatiques, etc.... Qui sont nécessaires encore faut il qu'il applique son action aux facteurs essentiels du développement, sans la laisser se disperser au gré des revendications fragmentaires et qui sont épisodiques. Eh bien, si on veut se faire une idée dans son ensemble de la politique économique, financière, sociale de la France, il n'est que de constater sur quel point et de quelle façon l'action publique a choisi de s'exercer. Voici ce qu'il en est, je vous le dis et le répéterai, certain de ne pas vous apprendre grand-chose. Dans le domaine de l'industrie, le but à atteindre étant qu'elle soit compétitive sans aucune réserve à l'intérieur du Marché Commun et largement à l'échelle du monde. Pousser aux investissements qui modernisent ces équipements, encourager, aider à ces concentrations et à ces meilleures méthodes de gestion qui donnent à ces entreprises la dimension et la puissance, favoriser ces exportations et ces placements au dehors qui étendent son champ d'action. Le fait est que depuis huit ans, la production industrielle française s'est accrue en moyenne de 5,5% par an et que ses exportations ont pour ainsi dire triplé. Dans le domaine de l'agriculture, dont il s'agit qu'elle devienne une des bases modernes de notre économie, déterminer ses exploitations à vivre et à travailler non plus comme autrefois pour la simple subsistance des familles qui les cultivent, mais bien pour fournir, vendre et acheter précisément les produits qui peuvent les rendre bénéficiaires. Encourager les groupements qui ont pour but de réaliser à cette fin, d'organiser à cette fin les productions, les sélections, les marchés, améliorer les structures en agissant pour agrandir les trop petites superficies pour faciliter les retraites, les conversions et reconversions, les fusions et pour remembrer les parcelles. Le fait est que depuis huit ans l'aide directe budgétaire à l'agriculture a été multipliée par dix. On peut penser que suivant le rythme que nous suivons, dans dix ans, il restera en France quelque chose comme un million cinq cent mille exploitations agricoles qui seront pour le moins rentables dans leur grande majorité, qui emploieront 10% de notre population active au lieu de 55% à la fin du siècle dernier, et qui tout de même produiront au total, trois fois plus qu'à cette époque là. Dans le domaine des activités de pointe qui entraînent et qui accélèrent la production et la productivité, activités de pointes, c'est-à-dire la recherche, l'atome, l'électronique, l'aviation, l'espace, la télévision etc.... C'est un fait que l'Etat depuis huit ans apporte une contribution massive qui est cette année, huit fois plus grande qu'elle n'a été en 1958, et qu'il compte bien l'accroître dans l'avenir, par priorité. Naturellement, il n'y a pas d'invention, il n'y a pas de calcul, il n'y a pas de machine qui puisse faire qu'à la base de l'oeuvre humaine, il n'y ait pas l'effort humain. Pour le progrès des hommes, il faut les hommes, il les faut nombreux car pour la France, toutes les possibilités de son territoire ne sont pas encore et doivent cependant être mises en oeuvre. C'est pourquoi, l'accroissement de notre peuple doit être le premier de nos investissements et c'est pourquoi nous sommes conduits, incessamment, à prendre les mesures nouvelles pour aider mieux et pour aider davantage l'épanouissement de nos jeunes familles françaises. Il faut également que la population active autant que possible soit répartie entre les tâches suivant les besoins de l'activité nationale et que chacun soit apte à son emploi. Ce qui implique que s'étende et se perfectionne la formation professionnelle celle des jeunes, celle des adultes, y compris les cadres et les dirigeants et on sait que les actions publiques exercées à cet égard emploient dix fois plus de moyens qu'on le faisait, il y a huit ans. Et ça implique aussi que l'orientation soit décidément organisée à l'intérieur de l'éducation nationale, ce qui va être fait très bientôt. Il faut encore que dans la grande évolution très considérable et inévitable, toutes nos activités, le travail et les travailleurs trouvent leur sécurité en dépit des changements d'emploi ou d'emplacement qui sont nécessaires. Ce à quoi l'aide publique est maintenant employée sous toute sorte de formes, soit à l'échelle de la nation, soit à l'échelle des régions et il faut enfin que dans les entreprises, la participation directe du personnel au résultat, au capital et aux responsabilités deviennent une des données de base de l'économie française. Très vaste transformation sociale dans laquelle l'intéressement qui est maintenant prescrit par la loi constitue une importante étape. Comme le bonheur, le progrès ça n'existe que par comparaison. Dans notre ère industrielle, notre pays est parti fort en retard par rapport aux certains autres au point de vue de son développement, et pendant cent ans il a subi les pires épreuves nationales. Et en outre, il est assez mal pourvu relativement quant aux ressources naturelles, l'énergie, les matières premières. Et cependant le fait est que dans le monde libre, Europe, Amérique, Asie, Afrique, nous venons au troisième rang pour ce qui est de la valeur de notre Produit National Brut. Il n'y a devant nous à cet égard que les Etats-Unis et l'Allemagne. Nous venons au deuxième rang après les Etats-Unis mais avant l'Allemagne, l'Angleterre, l'Italie, le Japon etc... pour ce qui est de la valeur de ce revenu national par tête d'habitant, ce qui donne aussi la mesure de notre niveau de vie, lequel a augmenté, en moyenne, depuis huit ans de 50%. Le fait est que le taux d'accroissement de notre productivité est annuellement en moyenne de 4,5% ce qui est moins qu'au Japon et en Italie, ce qui est autant qu'en Allemagne, mais ce qui est plus aux Etats-Unis et en Grande Bretagne. Le fait est que mis à part l'Amérique dont la population est quatre fois la notre, nous avons plus de chercheurs, 40 000 qu'il n'y en a dans aucun autre Etat et que nos réalisations dans les activités de pointe : atome, réacteur les plus avancés, par exemple, réacteur à neutron rapide, Caravelle, demain Concorde, fusée Diamant, télévision en couleur etc.... ont une notoriété universelle. C'est pourquoi, nous envisageons sans alarme, la fin, la disparition de toutes les douanes, à l'intérieur du Marché Commun. Il est vrai que nous nous trouvons en présence d'une mainmise américaine sur certaines de nos entreprises. Mais nous savons que cela tient pour une grande part, non pas tant à la supériorité organique des Etats-Unis, qu'à l'inflation en dollars qu'ils exportent chez les autres sous le couvert du Gold Echange Standard. Il est assez remarquable que le total des déficits de la balance des paiements américaine depuis huit ans est précisément le total des investissements américains dans les pays de l'Europe occidentale. Il y a là évidemment un élément extérieur, artificiel, unilatéral qui pèse sur notre patrimoine national et on sait que la France souhaite qu'il soit mis un terme à cet abus, dans l'intérêt de l'univers tout entier, même dans l'intérêt des Etats-Unis pour lesquels les déficits des balances et l'inflation sont déplorables comme ils le sont pour tout le monde. Il est possible que les rafales qui se déchaînent à présent sans que la France y soit pour rien, que les rafales qui se déchaînent à présent qui ont emporté le taux de la Livre et qui menace celui du Dollar aboutissent, en fin de compte, au rétablissement du système monétaire international fondé sur l'immuabilité, l'impartialité, l'universalité qui sont les privilèges de l'or. Voilà dans leur ensemble quels sont nos objectifs et nos résultats quant à ce qui est de notre politique économique et notre progression sociale. On dira que c'est de l'autosatisfaction, non. Nous ne sommes pas complètement satisfaits et d'ailleurs pour une bonne raison, c'est que le caractère même de notre temps c'est que quoi qu'on fasse, on peut faire plus et on peut faire mieux. Mais étant donné ce que nous réalisons au milieu des nations, nous croyons que les leviers dont nous nous servons sont ceux qui nous conviennent le mieux. Et ces leviers sont la libre entreprise, qui ne doit pas être un rempart pour le l'immobilisme, mais qui doit être au contraire une base pour l'élan, pour le risque, pour le développement. La concurrence internationale qui exige le perfectionnement et la direction, pour ne pas dire le dirigisme, qui choisit les buts et les chemins, aménage les moyens et harmonise les efforts. C'est pourquoi le plan dans lequel sont périodiquement fixées et accordées les conditions de notre progrès, est devenu chez nous, une institution capitale. Nous allons passer à l'Orient, si vous voulez bien on m'avait posé les questions sur le conflit actuel et je suis prêt à y répondre.
Journaliste 8
Mon général, la guerre ayant éclaté au Moyen-Orient il y a six mois, elle s'est terminée aussitôt ainsi que l'on sait. Que pensez-vous mon général de l'évolution de la situation dans ce secteur du monde depuis juin dernier ?
Journaliste 15
Pourquoi considérez-vous que l'Etat d'Israël est l'agresseur dans la guerre des Six jours alors c'est le président Nasser qui a fermé le détroit de Tiran ?
Charles de Gaulle
L'établissement entre les deux guerres mondiales, car il faut remonter jusque là, l'établissement d'un foyer sioniste en Palestine, et puis après la deuxième guerre mondiale, l'établissement d'un Etat d'Israël soulevait à l'époque un certain nombre d'appréhensions. On pouvait se demander, en effet, et on se demandait, même chez beaucoup de juifs, si l'implantation de cette communauté sur des terres qui avaient été acquises dans des conditions plus ou moins justifiables et au milieu des peuples arabes qui lui sont foncièrement hostiles, n'allaient pas entraîner d'incessants, d'interminables frictions et conflits. Et certain même redoutait que les juifs, jusqu'alors dispersés, et qui étaient restés ce qu'ils avaient été de tout temps, c'est-à-dire un peuple d'élite, sûr de lui-même et dominateur, n'en viennent une fois qu'ils seraient rassemblés dans les sites de son ancienne grandeur, n'en viennent à changer en ambition ardente et conquérante les souhaits très émouvants qu'ils formaient depuis 19 siècles : " l'an prochain à Jérusalem ". En dépit du flot, tantôt montant, tantôt descendant, des malveillances qui le provoquaient, qui le suscitaient plus exactement, dans certains pays à certaines époques, un capital considérable d'intérêt et même de sympathie s'était formé en leur faveur et surtout il faut bien le dire dans la chrétienté. Un capital qui était issu de l'immense souvenir du testament, nourri à toutes les sources d'une magnifique liturgie, entretenu par la commisération qu'inspirait leur antique valeur et que poétisait chez nous la légende du juif errant, accru par les abominables persécutions qu'ils avaient subi pendant la deuxième guerre mondiale et grossi depuis qu'il avait retrouvé une patrie, par les travaux, leurs travaux constructifs et le courage de leurs soldats. C'est pourquoi indépendamment des vastes concours en argent, en influence, en propagande que les Israéliens recevaient des milieux juifs, d'Amérique et d'Europe, beaucoup de pays, dont la France, voyaient avec satisfaction l'établissement de leur Etat sur le territoire que leur avaient reconnu les puissances, que lui avaient reconnu les puissances, tout en désirant qu'ils parviennent en usant d'un peu de modestie à trouver avec ses voisins un modus vivendi pacifique. Il faut dire que ces données psychologiques avaient quelque peu changé depuis 1956. A la faveur de l'expédition franco-britannique de Suez, on avait vu apparaître en effet, un état d'Israël guerrier et résolu à s'agrandir, et ensuite l'action qu'il menait pour doubler sa population par l'immigration de nouveaux éléments donnait à penser que le territoire qu'il avait acquis ne lui suffirait pas longtemps et qu'il serait porté pour l'agrandir à utiliser toute occasion qui se présenterait. C'est pourquoi d'ailleurs, la cinquième république s'était dégagée, vis-à-vis d'Israël, des liens spéciaux et très étroits que le régime précédent avait noué avec et Etat et la cinquième république s'était appliquée, au contraire, à favoriser la détente dans le Moyen-Orient. Bien sûr, nous conservions avec le gouvernement israélien des rapports cordiaux et même lui fournissions pour sa défense éventuelle les armements qu'il demandait d'acheter mais en même temps nous lui prodiguions des avis de modération. Notamment à propos des litiges qui concernait les eaux du Jourdain, des escarmouches qui opposaient périodiquement les forces des deux côtés. Enfin nous ne donnions pas notre aval, à son installation dans un quartier de Jérusalem dont il s'était emparé, et nous maintenions notre ambassade à Tel-Aviv. D'autre part, une fois mis un terme à l'affaire algérienne, nous avions repris avec les peuples arabes d'Orient, la même politique d'amitié et de coopération qui avait été pendant des siècles celle de la France dans cette partie du monde et dont la raison et le sentiment font qu'elle doit être aujourd'hui une des bases fondamentales de notre action extérieure. Bien entendu, nous ne laissions pas ignorer aux arabes que pour nous l'Etat d'Israël était un fait accompli et que nous n'admettrions pas qu'il fut détruit. De sorte que tout compris, on pourrait imaginer qu'un jour viendrait où notre pays pourrait aider directement, à ce qu'une paix réelle fut conclue et garantie en Orient pourvu qu'aucun drame nouveau ne vint à la déchirer. Hélas ! le drame est venu, il avait été préparé par une tension très grave et constante qui résultait du sort scandaleux des réfugiés en Jordanie, et aussi d'une menace de destruction prodiguée contre Israël. Le 22 mai, l'affaire d'Aqaba, fâcheusement créée par l'Egypte, allait offrir un prétexte à ce qui rêvait d'en découdre. Pour éviter les hostilités, la France avait dès le 24 mai, proposé aux trois autres grandes puissances, d'interdire conjointement avec elle, à chacune des deux parties, d'entamer le combat. Le 2 juin, le gouvernement français avait officiellement déclaré, qu'éventuellement il donnerait tort à quiconque entamerait le premier, l'action des armes. Et c'est ce qu'il répétait en toute clarté à tous les Etats en cause. C'est ce que j'avais moi-même, le 24 mai déclaré à Monsieur Ebban, Ministre des affaires étrangères d'Israël que je voyais à Paris. Si Israël est attaqué, lui dis-je alors en substance, nous ne le laisserons pas détruire, mais si vous attaquez, nous condamnerons votre initiative. Certes, malgré l'infériorité numérique de votre population, étant donné que vous êtes beaucoup mieux organisés, beaucoup plus rassemblés, beaucoup mieux armés que les arabes, je ne doute pas que le cas échéant, vous remporteriez des succès militaires. Mais ensuite, vous vous trouveriez engagés sur le terrain, et au point de vue international dans des difficultés grandissantes d'autant plus que la guerre en Orient ne peut pas manquer d'augmenter dans le monde une tension déplorable et d'avoir des conséquences très malencontreuses pour beaucoup de pays. Si bien que c'est à vous, devenu des conquérants, qu'on en attribuerait peu à peu les inconvénients. On sait que la voix de la France n'a pas été entendue, Israël ayant attaqué, s'est emparé en six jours de combat des objectifs qu'il voulait atteindre. Maintenant il organise, sur les territoires qu'il a pris l'occupation qui ne peut aller sans oppression, répression, expulsion et s'il manifeste contre lui la résistance qu'à son tour il qualifie de terrorisme, il est vrai que les deux belligérants observent pour le moment d'une manière plus ou moins précaire et irrégulière le cessez-le-feu prescrit par les Nations Unies mais il est bien évident que le conflit n'est que suspendu et qu'il ne peut pas avoir de solution sauf par la voie internationale. Mais un règlement dans cette voie, à moins que les Nations Unis ne déchirent que, elles-mêmes, leur propre charte, un règlement doit avoir pour base, l'évacuation des territoires qui ont été pris par la force, la fin de toute belligérance, et la reconnaissance de chacun des Eats en cause par tous les autres. Après quoi, par des décisions des Nations Unies avec la présence et la garantie de leur force, il serait probablement possible d'arrêter le tracé précis des frontières, les conditions de la vie et de la sécurité des deux côtés, le sort des réfugiés et des minorités et les modalités de la libre navigation pour tous dans le golfe d'Aqaba et dans le canal de Suez. Pour qu'un règlement quelconque, et notamment celui là, puisse voir le jour, règlement auquel du reste, suivant la France, devrait s'ajouter un statut international pour Jérusalem. Pour qu'un tel règlement puisse être mis en oeuvre, il faut naturellement, il faudrait qu'il eut l'accord des grandes puissances qui entraînerait ipso facto, celui des Nations Unies. Et si un tel accord voyait le jour, la France est d'avance disposée à prêter son concours politique, économique et militaire, pour que cet accord soit effectivement appliqué. Mais on ne voit pas comment un accord quelconque pourrait naître tant que l'un des plus grand des quatre ne se sera pas dégagé de la guerre odieuse qu'il mène ailleurs. Car tout se tient dans le monde d'aujourd'hui. Sans le drame du Vietnam, le conflit entre Israël et les arabes ne serait pas devenu ce qu'il est. Et si l'Asie du sud est, voyait renaître la paix, l'Orient l'aurait bientôt retrouvé, à la faveur de la détente générale qui suivrait un pareil événement. Nous allons parler du Québec. Qui m'avait posé la question ? Je vous en prie.
Journaliste 3
Monsieur le Président, en juillet dernier, du haut du balcon de l'hôtel de ville de Montréal, vous avez lancé quatre mots qui ont fait le tour du monde et soulevé un flot de réactions passionnées et contradictoires notamment en France et dans tout le Canada. Quatre mois après cet événement, auriez-vous quelques réflexions à ajouter à celles que vous avez faites à votre retour du Québec ? D'autre part et surtout, pourriez-vous préciser quels sont à votre avis les grands objectifs de la coopération franco-québécoise qui depuis quelque temps connaît un développement accéléré ?
Charles de Gaulle
Il y avait une autre question sur le sujet ? Ce sont les français qui, il y a plus deux siècles et demi jusqu'en 1763, avaient découvert, peuplé, administré le Canada. Quand il y a 204 ans le gouvernement royal qui avait essuyé le grave revers sur le continent et qui de ce fait ne pouvait soutenir en Amérique la guerre contre l'Angleterre crut devoir quitter la place, 60 000 français étaient installés dans le bassin du Saint Laurent et par la suite leur communauté n'a reçu que des éléments infimes, nouveaux, venant de la communauté française de métropole. Et cela alors que, une immigration, de millions et de millions de britanniques, relayée récemment par celle des nouveaux arrivants, yougoslaves, méditerranéens, scandinaves, juifs, asiatiques, que le gouvernement canadien d'Ottawa a déterminé à s'angliciser, s'implanter sur tous les territoires. D'autre part les britanniques, qui disposaient au Canada, depuis cette époque, du pouvoir, de l'administration, de l'armée, de l'argent, de l'industrie, du commerce, du haut enseignement, avaient longuement et naturellement déployé de grands efforts, de contraintes ou de séductions pour amener les canadiens, les français canadiens à renoncer à eux-mêmes. Et puis là-dessus, s'était déclenchée l'énorme expansion des Etats-Unis qui menaçait d'engloutir l'économie, le caractère, le langage du pays dans le moule américain, et quant à la France, absorbée qu'elle était par de multiples guerres continentales, et aussi par de nombreuses crises politiques, elle se désintéressait de ses enfants abandonnés, et n'entretenait avec eux que des rapports insignifiants Tout semblait donc concourir à ce qu'ils soient, à la longue, submergés. Eh bien, par ce qu'il faut bien appeler un miracle de vitalité, d'énergie, de fidélité, le fait est qu'une nation française, morceau de notre peuple, se manifeste aujourd'hui au Canada et prétend être reconnue et traitée comme telle. Les 60 000 français qui étaient restés là bas jadis sont devenus plus de 6 millions et ils demeurent français autant que jamais. Au Québec même, ils sont 4 millions et demi, c'est-à-dire une immense majorité de cette vaste province. Pendant des générations, ces paysans d'origine, des petites gens qui cultivaient les terres, se sont magnifiquement multipliés pour tenir tête au flot montant des envahisseurs et au prix d'efforts inouïs autour de leurs pauvres prêtres avec pour devise : " je me souviens ". Ils se sont acharnés et ils ont réussi à garder leur langue, leur tradition, leur religion, leur solidarité française. Mais maintenant ils ne se contentent plus de cette défensive passive et comme toute sorte d'autres peuples du monde, ils prétendent devenir maîtres de leur destin. Et d'autant plus ardemment maintenant qu'ils se sentent subordonnés non plus seulement politiquement mais aussi économiquement. Et en effet étant donné la situation rurale, isolée, inférieure dans laquelle était reléguée la communauté française, l'industrialisation s'est faite pour ainsi dire par-dessus elle, l'industrialisation qui, là comme partout, domine la vie moderne. On voyait donc, même au Québec, les anglo-saxons fournir les capitaux, les patrons, les directeurs, les ingénieurs, former à leur façon et pour le service de leur entreprise, une grande partie de la population active, bref disposer des ressources du pays. Et cette prépondérance conjuguée avec l'action qualifiée de fédérale mais évidemment partiale du gouvernement canadien d'Ottawa mettait dans une situation de plus en plus inférieure les français, et exposait à des dangers croissants leur langue, leur substance, leur caractère, c'est à quoi ils ne se résignaient pas du tout. Ils se résignaient d'autant moins que tardivement mais vigoureusement, ils se mettaient en mesure de conduire eux-mêmes leur développement par exemple, la jeunesse qui sort de leur université moderne et de leur nouvelle école technique se sent parfaitement capable de mettre en oeuvre les ressources, les grandes ressources, de son propre pays et même sans cesser d'être française de participer à la découverte et à l'exploitation de tout ce que contient le reste du Canada. Tout cela fait que le mouvement qui a saisi, le mouvement l'affranchissement qui a saisi le peuple français d'outre atlantique est tout à fait compréhensible et qu'aussi rien n'est plus naturel que l'impulsion qui le porte à se tourner vers la France. Au cours de ces dernières années, il s'est formé au Québec un puissant courant politique, varié sans doute dans ses expressions mais unanime sur la volonté des français de prendre en mains leurs affaires. Le fait est là, et bien entendu ils considèrent la mère patrie, non plus seulement comme un souvenir très cher, mais comme la nation dont le centre, le coeur, l'esprit sont les mêmes que les leur et dont la puissance nouvelle est particulièrement apte à concourir à leur progrès. Alors que inversement leur réussite pourrait procurer à la France pour ce qui est de son progrès, de son rayonnement, de son influence un appui considérable. C'est ainsi que le fait que la langue française perdra ou gagnera, la bataille au Canada, pèsera lourd sur la lutte qui est menée pour elle d'un bout à l'autre du monde. C'est donc avec une grande joie et un grand intérêt que le gouvernement de la République a accueilli à Paris le gouvernement du Québec dans la personne de ses chefs successifs Monsieur Lesage et Monsieur Daniel Johnson et a conclu avec eux des premiers accords d'action commune.
Journaliste 1
Mais il était évident que ces retrouvailles de la France et du Canada français devaient être constatées et célébrées solennellement sur place. C'est pourquoi Monsieur Daniel Johnson me demanda de venir rendre visite au Québec et c'est pourquoi je m'y rendis au mois de juillet dernier.
Charles de Gaulle
Rien ne peut donner l'idée de ce que fut la vague immense de foi et d'espérance française qui souleva le peuple tout entier au Québec au passage du Président de la République. De Québec jusqu'à Montréal sur les 250 kilomètres de la route longeant le Saint Laurent et que les français canadiens appellent " le chemin du Roi " parce que jadis pendant des générations leurs pères avaient espéré qu'un jour un chef de l'Etat français viendrait à la parcourir. Des millions, des millions d'hommes, de femmes, d'enfants, s'étaient rassemblés pour crier passionnément Vive la France et ces millions arboraient des centaines et des centaines de milliers de drapeaux tricolores et de drapeaux du Québec à l'exclusion presque totale de tout autre emblème. Partout où je faisais halte, ayant à mes côtés le Premier Ministre du Québec, et tel ou tel de ses collègues et accueillis par les élus locaux, c'est avec un enthousiasme unanime que la foule accueillait les paroles que je lui ai adressées pour exprimer trois évidences. D'abord vous êtes des français, ensuite en cette qualité, il vous faut être maître de vous-mêmes, et enfin l'essort moderne du Québec vous voulez qu'ils soit le vôtre après quoi tout le monde chantait la Marseillaise avec une ardeur indescriptible. A Montréal, la deuxième ville française du monde et qui était le terme de mon parcours, le déferlement de la passion libératrice était tel que la France avait le devoir sacré d'y répondre sans ambage et solennellement. C'est ce que je fis en..., en disant, en déclarant à la multitude assemblée autour de l'hôtel de ville que la France n'oublie pas ses enfants du Canada, qu'elle les aime, qu'elle entend les soutenir dans leurs efforts d'affranchissement et de progrès et qu'en retour elle attend d'eux qu'ils l'aident dans le monde d'aujourd'hui et de demain. Et puis j'ai résumé le tout en criant : " Vive le Québec libre ". Ce qui porta au degré suprême la flamme des résolutions. Que le Québec soit libre, c'est en effet ce dont il s'agit. Au point où en sont les choses dans la situation irréversible qui a été démontrée, accélérée par l'esprit public lors de mon passage, il est évident que le mouvement national des français canadiens et aussi l'équilibre et la paix du Canada tout entier, et encore les relations de notre pays avec les autres communautés de ce vaste territoire et même la conscience mondiale qui a été maintenant éclairée, tout cela exige que la question soit résolue. Il y faut deux conditions : la première, c'est que, la première implique un changement complet quant à la structure canadienne telle qu'elle résulte actuellement de l'acte octroyé il y a cent ans par la Reine d'Angleterre et qui créa la fédération. Cela aboutira à mon avis forcément à l'avènement du Québec, au rang d'un Etat souverain et maître de son existence nationale comme le sont, de par le monde, tant et tant d'autres peuples, tant et tant d'autres Etats qui ne sont pas si valables ni même si peuplés que le Québec. Bien entendu cet Etat du Québec aura librement et en égal à régler avec le reste du Canada, les modalités de leur coopération pour maîtriser et pour exploiter une nature très difficile que l'immense étendue et aussi pour face à l'envahissement des Etats-Unis. Mais, on ne voit pas comment les choses pourraient aboutir autrement et du reste si tel est leur aboutissement, il va de soi aussi que la France est toute prête, avec un Canada qui prendrait cet aspect, qui prendrait ce caractère, d'entretenir avec son ensemble les meilleures relations possibles. Et la deuxième condition, pour que... dont dépend la solution de ce grand problème, c'est que la solidarité de la communauté française de part et d'autre de l'Atlantique s'organise. Or à cet égard les choses sont en bonne voie. Et la prochaine arrivée, la prochaine réunion à Paris, nous l'espérons, du gouvernement du Québec et du gouvernement de la République, doit donner une plus forte impulsion encore à cette grande oeuvre française essentielle à notre siècle, à cette oeuvre devront d'ailleurs participer en des conditions qui seront à déterminer tous les français du Canada qui ne résident pas au Québec et qui sont un million et demi. Je pense en particulier à ces 250 000 acadiens qui sont implantés au Nouveau Brunswick, et qui ont gardé eux aussi, à la France, à sa langue, à son âme une très émouvante fidélité. Au fond nous tous français, que nous soyons du Canada ou bien de France, nous pouvons dire comme Paul Valéry l'écrivait, j'en ai pris note, quelques jours avant de mourir : " Il ne faut pas ", écrivait Paul Valéry, " que périsse ce qui s'est fait en tant de siècles de recherche, de malheur, et de grandeur et qui court de si grand risque dans une époque où domine la loi du plus grand nombre. " Le fait qu'il existe un Canada français, nous est un réconfort, un élément d'espoir inappréciable. Ce Canada français affirme notre présence sur le contient Américain, il démontre ce que peuvent être notre vitalité, notre endurance, notre valeur de travail ". " C'est à lui que nous devons transmettre ce que nous avons de plus précieux, notre richesse spirituelle. Malheureusement les autres français n'ont sur le Canada que des idées bien vagues et sommaires " Et Paul Valéry concluait : " ici s'intégrerait trop facilement une critique de notre enseignement ". Ah ! Qu'est-ce qu'il aurait dit de notre prêtre s'il avait vécu assez pour lire, tout ce que tant et tant de nos journaux ont publié à l'occasion de la visite que le Général de Gaulle a faite aux français du Canada. Allons, allons, pour eux aussi, pour eux surtout, il faut que la France soit la France. On m'avait posé une question sur la Pologne, ce que j'avais pu y dire. Peut-on me la reposer ?
Journaliste 11
Mon général, lors de votre voyage en Pologne, vous avez, à plusieurs reprises, évoqué les problèmes de frontière et vous avez esquissé les grandes lignes de règlement dans le cadre d'une Europe du centre. Pouvez-vous nous donner des indications plus précises sur cette politique ?
Charles de Gaulle
Laissez moi vous dire que, le voyage que j'ai fait en Pologne au mois de septembre a mis en lumière dans une lumière éclatante deux évidences. La première c'est la vitalité extraordinaire du peuple polonais, aujourd'hui plus grande qu'elle ne le fut je crois jamais, en dépit des toutes les épreuves qu'il a traversé. Et la seconde c'est son amitié pour la France qui n'a jamais, elle non plus, été plus grande. Me trouvant sur le territoire polonais, dans une région qui dans mon esprit ne pourrait plus... ne peut plus être contestée et ne doit pas l'être, j'ai constaté ce qui était éclatant, c'est-à-dire le caractère polonais de la ville où je me trouvais. Je l'ai fait sans vouloir le moins du monde désobliger nos amis de l'Allemagne. Pour faire l'Europe qu'il faut faire et qui comprend un occident, un centre et un orient, il faut que tout le monde soit respecté, y compris le grand peuple allemand. Je ne crois pas devoir en dire aujourd'hui davantage. Et nous abordons mon cher ami, voulez vous le redire, la grave affaire, la grande affaire de l'Angleterre.
Journaliste 1
Mon général, je voudrais vous demander si à votre avis la dévaluation de la Livre ouvre des plus grandes perspectives pour l'entrée de l'Angleterre dans le Marché Commun ?
Charles de Gaulle
Quelqu'un m'avait demandé aussi quelque chose mais je crois que ça suffira. Depuis qu'il y a des hommes et depuis qu'il y a des Etats, tout grand projet international est nimbé de mythes séduisants. C'est tout naturel. Parce qu'à l'origine de l'action, il y a toujours l'inspiration. Et ainsi pour l'unité de l'Europe, oh ! comme il serait beau, comme il serait bon, que celle-ci puisse devenir un ensemble fraternel et organisé où chaque peuple trouve sa prospérité et sa sécurité. Ainsi en est-il aussi du monde. Qu'il serait merveilleux que disparaissent toutes les différences de race, de langue, d'idéologie, de richesse, toutes les rivalités, toutes les frontières qui divisent la terre depuis toujours. Mais quoi, si doux que soient les rêves, les réalités sont là. Et suivant qu'on en tient compte ou non, la politique peut être un art assez fécond ou bien une vaine utopie. C'est ainsi que l'idée de joindre les îles britanniques à la communauté économique formée par six états continentaux soulève partout des souhaits qui sont idéalement très justifiés. Mais qu'il s'agit de savoir si cela pourrait être actuellement fait sans déchirer, sans briser ce qui existe. Or il se trouve que la Grande Bretagne avec une insistance et une hâte vraiment extraordinaire et dont peut être les derniers événements monétaires éclairent un peu certaine raison, a proposé, avait proposé l'ouverture sans délai d'une négociation, entre elle-même et les six, en vue de son entrée dans le Marché Commun. En même temps elle déclarait accepter, toutes les dispositions qui régissent la communauté des Six. Ce qui semblait un peu contradictoire avec la demande de négociation, car pourquoi négocierait-on sur des clauses que l'on aurait d'avance et entièrement acceptées. En fait, on assistait là au cinquième acte d'une pièce au cours de laquelle les comportements très divers de l'Angleterre, à l'égard du Marché Commun, s'étaient succédés sans paraître se ressembler. Le premier acte, ç'avait été le refus de Londres de participer à l'élaboration du Traité de Rome, dont Outre-Manche on pensait qu'il n'aboutirait à rien. Le deuxième acte manifesta l'hostilité foncière de l'Angleterre, à l'égard de la communauté de la construction européenne, dès que celle-ci parut se dessiner. J'entends encore les sommations, je l'ai dit me semble-t-il naguère, les sommations, qu'à Paris des juin 1958 m'adressait mon ami Monsieur Mac Millan, alors premier ministre, qui comparait le Marché Commun avec le blocus continental et qui menaçait de lui déclarer tout au moins la guerre des tarifs. Le troisième acte, ce fut une négociation menée à Bruxelles par Monsieur [Mandelin], pendant un an et demi, négociation destinée à plier la Communauté aux conditions de l'Angleterre et terminée quand la France fit observée à ces partenaires que il s'agissait non pas de cela, mais précisément de l'inverse. Le quatrième acte au commencement du gouvernement de Monsieur Wilson fut marqué par le désintéressement de Londres à l'égard du Marché Commun, le maintien autour de la Grande Bretagne des six autres Etats européens formant la zone de libre échange, et un grand effort déployé pour resserrer les liens intérieurs du Commonwealth. Et maintenant se jouait le cinquième acte, pour lequel la Grande Bretagne posait cette fois sa candidature, et afin qu'elle fut adoptée, s'engageait dans les voies et toutes les promesses et toutes les pressions imaginables. A vrai dire, cette attitude s'explique assez aisément. Le peuple anglais discerne sans doute de plus en plus clairement que dans le grand mouvement qui emporte le monde, devant l'énorme puissance des Etats-Unis, celle grandissante de l'Union Soviétique, celle renaissante des continentaux, celle nouvelle de la Chine, et compte tenu des orientations de plus en plus centrifuges qui se font jour dans le Commonwealth, ces structures et ces habitudes dans ces activités, et même sa personnalité nationale, sont désormais en cause. Et au demeurant, les graves difficultés économiques, financières, monétaires avec lesquelles, il est aux prises, le lui font sentir jour après jour. De là dans sa profondeur, une tendance à découvrir un cadre, fut-il européen qui lui permettrait, qui l'aiderait à sauver, à sauvegarder sa propre substance, qui lui permette de jouer encore un rôle dirigeant et qui l'allège d'une part de son fardeau. Il n'y a rien là que de salutaire pour lui, et à échéance, il n'y a rien là que de satisfaisant pour l'Europe, à condition que le peuple anglais, comme ceux auxquels il souhaite se joindre, veuille et sache se contraindre lui-même aux changements fondamentaux qui seraient nécessaires pour qu'il s'établisse dans son propre équilibre. Car c'est une modification, une transformation radicale de la Grande Bretagne qui s'impose pour qu'elle puisse se joindre aux continentaux. C'est évident au point de vue politique Mais aujourd'hui pour ne parler que du domaine économique, le rapport qui a été adressé le 29 septembre par la commission de Bruxelles aux six gouvernements, démontre avec la plus grande clarté que le Marché Commun actuel est incompatible avec l'économie telle qu'elle est de l'Angleterre. Dont le déficit chronique de sa balance des paiements prouve le déséquilibre permanent et qui comporte, quant à la production, aux productions, aux sources d'approvisionnement, à la pratique du crédit, aux conditions du travail, des données dont ce pays ne pourrait les changer sans modifier sa propre nature. Marché Commun incompatible aussi avec la façon dont s'alimentent les anglais, tant par les produits de leur agriculture, subventionnés au plus haut, que par des vivres achetés à bon compte partout dans le monde notamment dans le Commonwealth. Ce qui exclut que Londres puisse réellement accepter jamais les prélèvements prévus par le règlement financier et qui lui seraient écrasant. Marché Commun incompatible encore avec les restrictions apportées par l'Angleterre à la sortie de chez elle des capitaux, lesquels au contraire circulent librement chez les Six. Marché commun incompatible avec l'état du Sterling tel que l'on mis en lumière, de nouveau, la dévaluation, ainsi que les emprunts qui l'ont précédés, qui l'accompagnent. L'état du sterling aussi, qui se conjuguant avec le caractère de la monnaie, de monnaie internationale qui est celui de la Livre et les énormes créances extérieures qui pèsent sur elle, ne permettrait pas qu'elle fasse partie actuellement de la société solide et solidaire et assurée où se réunit le Franc, le Mark, la Lire, le Franc belge et le Florin. Dans ces conditions, à quoi pourrait aboutir ce qu'on appelle l'entrée de l'Angleterre dans le Marché Commun ? Et si on voulait malgré tout l'imposer, ce serait évidement l'éclatement d'une communauté qui a été bâtie et qui fonctionne suivant des règles qui ne supportent pas une aussi monumentale exception. Certes et en outre, je dois ajouter, qui ne supporterait non plus qu'on introduise parmi ses membres principaux, un Etat qui précisément par sa monnaie, par son économie, par sa politique, ne fait pas partie actuellement de l'Europe telle que nous avons commencé à la bâtir. Faire entrer l'Angleterre, et par conséquent, engager maintenant une négociation à cet effet, ce serait pour les Six, étant donné que tout le monde sait de quoi il retourne, ce serait pour les Six donner d'avance leur consentement à tous les artifices, délais et faux-semblants qui tendraient à dissimuler la destruction d'un édifice qui a été bâti au prix de tant de peine et au milieu de tant d'espoir. Il est vrai que tout en reconnaissant l'impossibilité de faire entrer l'Angleterre d'aujourd'hui dans le Marché Commun tel qu'il existe, on peut vouloir tout de même sacrifier celui-ci à un accord avec celle là. Théoriquement, en effet, le système économique qui est actuellement pratiqué par les Six n'est pas nécessairement le seul que pourrait pratiquer l'Europe. On peut imaginer, par exemple, une zone de libre échange, s'étendant à tout l'Occident de l'autre continent. On peut imaginer aussi une espèce de traité multilatéral du genre de celui qui sortira du Kennedy Round, et réglant entre 10, 12, 15 Etats européens, leur contingent et leur tarif réciproque et respectif. Mais dans un cas comme dans l'autre, il faudrait d'abord abolir la Communauté et disperser ses institutions. Et je dis que cela, la France ne le demande certainement pas. Pourtant, si tel ou tel de ses partenaires, comme après tout c'est leur droit, en faisait la proposition, elle l'examinerait avec les autres signataires du traité de Rome. Mais, ce qu'elle ne peut faire, c'est entrer actuellement, avec les Britanniques et leurs associés, dans une négociation qui conduirait à détruire la construction européenne à laquelle elle fait partie. Et puis, ce ne sera pas là du tout le chemin qui pourrait conduire à construire une Europe, à ce que l'Europe se construise par elle-même et pour elle-même de manière à n'être pas sous la dépendance d'un système économique, monétaire, politique qui lui est étranger. Pour que l'Europe puisse faire équilibre à l'immense puissance des Etats-Unis, il lui faut non pas du tout affaiblir mais au contraire resserrer les liens et les règles de la Communauté. Certes ceux qui comme moi ont prouvé par leurs actes, l'attachement, le respect qu'ils portent à l'Angleterre, souhaitent vivement la voir un jour, choisir et accomplir l'immense effort qui la transformerait. Certes pour lui faciliter les choses, la France est toute disposée à entrer dans quelque arrangement qui, sous le nom d'association ou sous un autre, favoriserait dès à présent les échanges commerciaux entre les continentaux d'une part, les britanniques, les scandinaves et les irlandais d'autre part. Certes, ce n'est pas à Paris qu'on ignore l'évolution psychologique qui paraît se dessiner chez nos amis d'outre- manche ou qu'on méconnaisse le mérite de certaines mesures qu'ils avaient déjà prises, et d'autres qu'ils projettent de prendre dans le sens de l'équilibre, leur équilibre au dedans et de leur indépendance au dehors. Mais pour que les îles britanniques puissent réellement s'amarrer au contient, c'est encore une très vaste et très profonde mutation qu'il s'agit. Tout dépend donc, non pas du tout d'une négociation qui serait pour les Six, une marche à l'abandon, sonnant le glas de leur communauté, mais bien de la volonté et de l'action du grand peuple anglais qui ferait de lui un des piliers de l'Europe européenne. On m'a demandé ce que ce serait l'après gaullisme. Eh bien, c'est par là que nous allons terminer. Tout a toujours une fin et chacun se termine. Pour le moment ce n'est pas le cas. De toute façon, après de Gaulle, ce peut être ce soir ou dans six mois ou dans un an. Ça peut être dans cinq ans puisque c'est là le terme de ce que fixe la constitution au mandat qui m'est confié. Mais, si je voulais faire rire quelques uns ou en faire grogner d'autres, je dirais que cela peut encore durer 10 ans, 15 ans. Franchement, je ne le pense pas, et sur ce qui se passe actuellement, alors je demande à Monsieur [Charpie] de répéter la question qu'il m'a posé, je vais y répondre pour en finir.
Journaliste 16
Monsieur le Président, les rapports qui se sont établis entre le gouvernement et le parlement depuis les dernières élections traduisent-ils à votre avis une évolution dans le fonctionnement et l'esprit même des institutions ?
Charles de Gaulle
Après la stabilité constitutionnelle dans laquelle la France a été si longtemps plongée, nous avons eu, il faut toujours le dire, 17 régimes dans l'espace de 177 ans. Après la crise gouvernementale permanente, sous le régime parlementaire, sous la troisième république de 1920 à 1940, 47 ministères en 20 ans, et sous la quatrième de 1946 à 1958, 24 ministères en 12 ans. Après la faillite des partis, étalant au long des années, quelle que fut souvent la valeur des hommes, son impuissance à régler les très grands et d'ailleurs très difficiles problèmes que nous impose notre époque faisant de notre pays ce qu'on appelait l'homme malade de l'Europe et s'effondrant en 1940. Dans la drame de la guerre étrangère et du désastre, et en 1958 au bord de la guerre civile et de la faillite, il est arrivé que le peuple français, sur la proposition que je lui ai adressée, a, par un vote massif, à une majorité immense, doté la République d'institutions qui sont solides et adaptées à notre temps. Et de fait depuis presque 10 ans, la république française, au lieu d'offrir comme autrefois un spectacle permanent d'impuissance, de ses pouvoirs, donne au contraire un exemple qui est partout reconnu, de solidité, de continuité, d'efficacité, grâce à quoi elle obtient dans les domaines essentiels qui s'appellent le progrès, l'indépendance, la paix, des résultats dont l'univers considère qu'ils sont probants. Mis à part les partisans, personne ne doute que si aucun drame mondial ne vient tout mettre en cause pendant quelques lustres, la cinquième république assurera à la France les meilleures chances possibles de prospérité, de puissance et de rayonnement. Et que si la tempête se déchaînait sur la terre, elle seule serait en mesure d'assumer le destin du pays. Or chacun sait que l'élément capital de ces institutions là, c'est l'attribution au Chef de l'Etat élu par le peuple des moyens et de la charge, de représenter, de faire valoir, au besoin d'imposer, par-dessus toutes les tendances particulières et momentanées, l'intérêt supérieur et permanent de la Nation. Et chacun sait, qu'afin de faire en sorte que la politique soit conforme à ce qui est essentiel, c'est à lui qu'il appartient de choisir le gouvernement. C'est celui-là de, en arrêter la composition et d'en présider les réunions. Tel est l'essentiel, et bien entendu c'est cette clef de voûte, l'édifice que voudraient briser, ou bien les partisans de toutes origines qui, bien qu'ils prétendent le contraire, veulent inlassablement, faire du pouvoir l'enjeu de leurs ambitions et de leurs combinaisons ; ou bien les conjurés de l'entreprise totalitaire qui visent à établir sur la France son écrasante et morne dictature. Et chacun sait enfin, que si la défaillance du Président, par rapport à ses obligations, venait jamais à ouvrir la brèche à ses assaillants, la confusion politique et sociale, la dégradation économique, financière, monétaire, l'abaissement international qui en serait la conséquence conduirait inévitablement à placer la France sous la coupe, de l'une ou de l'autre des deux principales puissances étrangères. Cependant, on peut penser que la situation actuelle dans laquelle, pour les milieux spécialisés, il se montre encore pas mal de partis pris contre les institutions, cette situation ne se perpétuera pas. A mesure que dure, que durera la cinquième république, on verra la masse immense des citoyens se désintérésser décidément de la querelle, vaine d'ailleurs, faite à un régime qu'il a adopté, auquel elle s'accoutume fort bien et dont elle estime la dignité, la solidité et l'efficacité, quelles que soient les contestations du moment. On peut même penser que corrélativement à cette position de plus en plus adoptée par l'opinion, toute conjoncture parlementaire s'accommodera, décidément, de la séparation des pouvoirs, séparation effective des pouvoirs, dont les textes et la pratique ne permettent pas qu'on y contrevienne. Bref, un jour viendra sans doute, notre Constitution, avec tout ce qu'elle implique, nous sera devenue politiquement comme notre seconde nature. De toute façon quoiqu'il arrive, il appartient au Président de la République, au Chef de l'Etat, de maintenir les institutions dans leur esprit et dans leur terme et d'orienter la politique de la France pour tout le temps où il est et où il est seul, le mandataire du peuple français tout entier. C'est d'ailleurs, je le crois bien, ce qu'ont voulu manifester ardemment et solennellement ceux qui se sont réunis à Lille, tandis que leurs assises travaillaient à adapter aux conditions qui vont changeant, nos conceptions et nos inspirations. Mesdames, Messieurs, j'ai terminé.