Conférence de presse du 21 février 1966

21 février 1966
01h 07m 20s
Réf. 00113

Notice

Résumé :

Le général de Gaulle débute la conférence de presse en annonçant les sujets qu'il compte développer. Il commence par analyser les résultats de l'élection présidentielle des 5 et 19 décembre 1965 : il se sent confirmé dans sa fonction présidentielle et approuvé dans sa politique extérieure. Le Général aborde ensuite l'affaire Ben Barka, et dément toute implication des services secrets français ou du gouvernement dans l'enlèvement et la disparition du leader marocain. Puis il développe longuement la question de l'OTAN. Il met en avant l'inadéquation de l'organisation de la défense occidentale avec le nouveau contexte stratégique mondial et avec les ambitions de la France, désormais puissance nucléaire à part entière. Il déclare qu'en conséquence, la France va continuer à modifier les clauses de son adhésion au Pacte atlantique. De Gaulle revient ensuite sur la crise européenne de la "chaise vide", crise qui s'est terminée par le "compromis de Luxembourg" le 29 janvier. Enfin, il conclut la conférence par quelques mots sur la situation au Vietnam.

Type de média :
Date de diffusion :
21 février 1966
Type de parole :
Petite(s) phrase(s) :

Éclairage

La guerre d'Algérie terminée, les conférences de presse du général de Gaulle ont désormais pour objet d'exposer à l'opinion française et à l'opinion internationale les vues de la France sur les grands problèmes du moment, sans que ceux-ci revêtent le caractère d'urgence nationale qu'avait revêtu la guerre d'Algérie. Chacune d'entre elles apparaît donc comme la réponse du général de Gaulle aux grands débats nationaux et internationaux. Toutefois, la conférence de presse du 21 février 1966 tire son importance du fait qu'elle est la première à suivre la victoire du général de Gaulle à l'élection présidentielle des 5 et 19 décembre 1965, alors qu'il est de notoriété publique que de Gaulle a considéré comme décevantes les conditions de cette élection qui lui a imposé un ballottage au premier tour et une élection au second tour moins large que ce qu'il espérait.

C'est d'ailleurs par l'analyse de la situation intérieure du pays, sur laquelle portent les premières questions retenues, que débute la conférence de presse. De Gaulle a visiblement choisi une analye positive des conditions de sa réélection en considérant qu'en l'absence de tout péril extérieur le goût des Français pour la division a repris le dessus, qu'une élection n'est pas un référendum pour lequel la réponse par "oui" ou par "non" simplifie les choses et que, somme toute, rassembler 45% au premier tour et 55% au second est un résultat très satisfaisant, ce qui est incontestable en démocratie. Aussi est-il fondé à penser que le suffrage universel a une nouvelle fois ratifié les institutions et l'action présidentielle. Dans ces conditions, la réponse à la question sur la politique économique, sociale et financière de la France prend-elle la forme d'un bilan très positif de l'oeuvre accomplie et annonce-t-elle sa poursuite avec les mêmes objectifs, l'expansion dans la stabilité financière et le respect des grands équilibres économiques.

Le second aspect de l'intervention du Général porte sur l'affaire Ben Barka, du nom de cet opposant marocain réfugié en France et disparu le 29 octobre 1965, enlevé à l'instigation du ministre marocain de l'Intérieur, le Général Oufkir, par des policiers français agissant en liaison avec un corresponant des services du contre-espionnage, ce qui conduira l'opposition à s'interroger sur le rôle exact de l'Etat dans l'affaire. La réponse du Général est ferme : il s'agit d'une ingérence sur le territoire national d'un ministre marocain qui a motivé le 24 janvier le rappel de l'ambassadeur de France à Rabat, opération qui a bénéficié de complicités françaises à un niveau "vulgaire et subalterne", qui entraîne néanmoins une réforme des services de contre-espionnage et de police. Et il dénonce avec force les allégations mensongères de l'opposition, de la presse, des nostalgiques de Vichy et de l'Algérie française qui cherchent à calomnier le régime.

A la traditionnelle question sur les relations de la France avec l'Alliance atlantique, de Gaulle apporte la traditionnelle réponse, à savoir que les conditions qui ont justifié la création de l'OTAN s'étant transformées, il est légitime de réviser le contrat de sa formation : l'équilibre nucléaire entre les Etats-Unis et l'URSS exclut une confrontation directe en Europe et l'intervention des Etats-Unis en Corée, à Cuba ou au Vietnam risque d'impliquer l'Europe, en raison de l'intégration dans l'OTAN, dans des conflits qui ne sont pas les siens. Aussi la France qui devient une puissance atomique indépendante entend-elle reprendre la souveraineté de ses forces militaires, comme elle l'a fait dans le passé (allusion au retrait des forces navales de Méditerranée de l'organisation militaire intégrée en 1959, de celles de la Manche et de l'Atlantique en 1963) et comme elle entend en poursuivre l'exécution dans l'avenir. De fait, dès mars 1966, de Gaulle annonce le retrait des forces françaises de l'organisation militaire intégrée de l'Alliance atlantique et demande l'évacuation des bases de l'OTAN situées sur son territoire.

Le dernier développement important concerne l'Europe à la suite de la crise politique dite de la "chaise vide" qui s'ouvre le 30 juin 1965, en raison de la décision française de ne plus siéger dans les instances européennes. Cette décision est motivée par les réticences des partenaires de la France à financer la politique agricole commune que le Général a imposée aux Six, par l'offensive des champions de la supranationalité qui appuient les efforts de Walter Hallstein, président de la Commission européenne pour donner à celle-ci un véritable rôle politique et qui exigent d'autre part l'application des articles 145 et 148 du traité de Rome permettant au Conseil des ministres de prendre des décisions à la majorité de ses membres. La crise n'est résolue qu'en janvier 1966 par la réunion des divers exécutifs européens dans une commission unique, conçue comme un organisme de propositions et de mise en oeuvre, le retrait de Walter Hallstein et le "compromis de Luxembourg" qui stipule que lorsqu'un ou plusieurs partenaires considèrent qu'une décision met en cause des intérêts nationaux importants, l'unanimité est nécessaire. De Gaulle se félicite donc à raison d'un accord qui marque la victoire de la conception française de l'Europe des Etats, la remise au pas de la Commission européenne et il ne se cache pas de souhaiter qu'elle débouche sur une conception de l'Europe politique, de l'Europe de la défense, de l'Europe scientifique technique, spatiale, etc.

Enfin, une question ayant évoqué la guerre du Vietnam, il rappelle la solution française : fin de toute intervention étrangère au Vietnam et neutralité du pays.

Serge Berstein

Transcription

Charles de Gaulle
Mesdames, messieurs, j'ai l'honneur de vous saluer. Je suis heureux de vous voir, je souhaite pouvoir vous entretenir, aujourd'hui, de certains sujets, qui me paraissent s'imposer. Les voici. Conclusions à tirer de l'élection présidentielle ; orientation, que je puis dire permanente de la politique économique, sociale, financière de la France ; l'affaire Ben Barka ; l'OTAN ; l'Europe et le Vietnam. J'exposerai l'un après l'autre, ces sujets, et avant de le faire pour chacun d'eux, je demanderai si parmi vous quelqu'un veut me poser des questions à ce propos. Nous allons commencer par les conclusions à tirer de l'élection présidentielle, et sur ce sujet, je demande, si quelqu'un d'entre vous désire me demander quelque chose.
Journaliste 1
[Monsieur le Président de la République, je voudrais savoir, après l'élection du mois de décembre, comment vous analysez l'évolution de la] politique intérieure de la France. Mon Général, je voudrais vous poser une question sur votre visite à Moscou, et celle la suivante, pourriez-vous nous donner votre interprétation de la conséquence politique pour l'Europe, et pour le reste du monde d'ailleurs, de cette visite ?
Charles de Gaulle
Si vous voulez, nous parlerons de ces sujets divers, à la fin. J'ai indiqué quelles étaient les principales questions que je me proposais de traiter, et pour le moment, il s'agit de l'élection présidentielle, sur lesquelles vous avez bien voulu me poser une question. Je m'en vais y répondre ainsi qu'à beaucoup d'autres, qu'on pourrait d'ailleurs se poser en même temps. Je crois que pour juger de l'élection, il faut d'abord considérer les conditions dans lesquelles elle a eu lieu. Aucune menace immédiate ne pesait sur notre pays, et alors l'instinct de conservation qui le porte parfois à se rassembler moralement ne jouait absolument pas, et en particulier, avaient disparu les alarmes successives qui m'ont amené, de temps en temps, à paraître aux yeux de la nation, comme le recours de sa détresse et le symbole de son unité, jusqu'à ce que le péril passé, elle se divisât de nouveau. Cette tendance à la dispersion, succédant à la cohésion, on l'avait vu se faire jour de nouveau, en 1962, dès que le problème algérien ayant été résolu, tous les partis cessèrent d'observer leur trêve à mon égard, ils se retrouvèrent tous dans l'opposition. Alors, cela les conduisit à prendre une attitude, qu'on peut qualifier de simultanée. D'abord au parlement pour censurer le ministère, ensuite dans le pays pour tâcher de l'amener à voter " non " au référendum, et enfin, lors des élections législatives qui suivirent. Et puis, ça les amena aussi, à une unanimité, lors de l'élection présidentielle, unanimité non pas, bien entendu, positive, sur le nom et sur le programme d'un candidat, parce que c'est leur nature même de ne pas pouvoir agir ensemble pour réaliser quelque chose, mais attitude négative, contre moi au premier et au second tour. Sans doute, le succès final a-t-il tenu pour une large part, à l'estime et à la confiance, que depuis longtemps, veut bien me porter la nation et auxquelles, jusqu'alors ces choix électoraux n'avaient répondu que de loin ou au moins d'assez loin. Mais cette fois pour la première fois, le total des votes expressément favorables s'était notablement rapproché du total des sentiments et des consentements favorables. C'est là un point essentiel pour le présent et pour l'avenir. A cet égard, on ne saurait naturellement comparer d'aucune façon les chiffres qui ont pu être relevés au moment de l'élection présidentielle avec les majorités obtenue lors des référendums successifs qui ont eu lieu depuis 1958, sur des sujets et dans des conditions complètement différentes. En effet le référendum de 1958 avait eu lieu quand la menace des troubles algériens déterminait presque tout le monde, à s'en remettre à moi sur le moment. Et puis parce que aussi, le projet de constitution qui était proposé au pays, après l'effondrement du régime des partis, semblait inévitable. Pour ainsi dire, de tous les côtés, le référendum de 1960 sur l'autodétermination, et celui d'avril 1962, sur l'indépendance de l'Algérie, s'étaient déroulés à l'époque où les tentatives de subversion que l'on sait pesaient de tout leur poids sur l'inquiétude de la nation. Et où l'idée dominait partout, qu'après tout, en réservant le reste, il était expédient de trancher le problème algérien comme je le proposais. Ce fut aussi le cas, dans une certaine mesure, pour le référendum d'octobre 1962, quand les séquelles de l'entreprise O. A. S. étaient encore virulentes et alarmantes, notamment en faits d'attentats, y compris ceux dont j'ai été la cible. Et puis, au surplus, l'élection du président au suffrage universel, telle qu'elle était proposée, telle que je demandais au pays de l'adopter, semblait en elle-même satisfaisant un grand nombre. Et comme au surplus, les votes référendaires, c'est nécessairement " oui " ou " non ", sans aucune possibilité de dispersion des suffrages, on voit qu'il n'y avait aucun rapport entre leurs résultats et ceux d'une élection, qui présentait d'abord aux français un large éventail de candidatures et qui offrait à nombre d'entre eux, au premier et au second tour, l'occasion de faire valoir leur grief particulier, plutôt que de juger l'ensemble d'une politique. Et cependant, bien qu'en décembre 1965, le peuple français fut débarrassé de toute alarme, au-dedans et au dehors, bien qu'il ne redoutât plus ni les allemands ni les soviétiques, ni la misère ni les communistes, ni les colonels, bien que je me sois trouvé, précisément avant le scrutin, amené à assumer au sommet la responsabilité du plan de stabilisation, et à prendre acte de l'interruption des négociations de Bruxelles, chose qui était évidemment dans l'intérêt général, mais qui ne manque pas de troubler certains intérêts particuliers, bien que pendant la campagne, les partis aient pris grand soin de ne pas s'opposer les uns aux autres, et d'enrober dans leur promesse ou dans leur reproche tous les sujets qui les divisent, bien que tous les moyens de la radio et de la télévision aient été livrés à leurs porte parole, dans une proportion écrasante, bien que la plupart des journaux français et étrangers, n'ont pas cessé, depuis 25 ans, de me refuser leur appui, et plus obstinément que jamais dans la période la plus récente, le fait est que notre pays a confirmé en ma personne la république nouvelle, et qu'il a approuvé, d'une manière formelle, la politique de progrès, d'indépendance et de paix, qui est la mienne depuis toujours, que je n'ai jamais cessé de pratiquer sans relâche, et que j'ai publiquement exposée par la parole, par l'écrit, par l'action dans d'innombrables occasions. Quoiqu'il en soit, au premier tour, le pays a porté sur mon nom environ 45% de ses suffrages. Alors que dans les élections législatives, en 1951, en 1956, 1958, 1962, il n'avait jamais, au premier tour, donné plus d'un tiers de ses voix en tout, au candidat qui se réclamait de moi ou de ma politique. Au second tour, notre pays m'a choisi par plus de 55% de ses suffrages, alors que se dressaient contre moi tous les partis sans exception. En même temps, le pays a vérifié, au premier et au second tour, que le caractère disparate, inconsistant, contradictoire, des diverses oppositions, mettrait chacune d'entre elles dans l'impossibilité de gouverner éventuellement d'une manière tant soit peu cohérente. Qu'il n'y avait donc le choix, pour lui, qu'entre une affreuse confusion et la république nouvelle et qu'il lui fallait opter pour celle-ci par-dessus tous les débris des sectarismes politiques. Au total, je crois que pour la première fois, depuis tantôt cent années, il s'est dégagé de notre pays, finalement, une majorité définie et positive, pour approuver une politique qui est, dans tous les domaines, positive et définie. Naturellement, cette politique, il faut que les pouvoirs publics la fassent. Chef de l'Etat mandaté par le peuple pour cela, gouvernement, procédant de lui, afin de la mettre en oeuvre, et parlement qui doit comporter une majorité fidèle à celle qui s'est réunie dans la nation, à l'appel et autour du Président. C'est dire qu'il s'agit que s'organise, que s'affermisse, que s'élargisse, le grand et puissant noyau de la république nouvelle, tel qu'il s'est manifesté dans notre pays en décembre 1965. S'il en est ainsi, alors la France peut espérer, à présent sous ma conduite, plus tard sous celle de mes successeurs, choisis par le peuple d'après le même mode d'élection, s'appuyant sur une même base et suivant la même ligne, la France peut espérer continuer à vivre, à agir, à se développer, dans des conditions de réussite que, de mémoire d'homme, elle n'avait jamais connu. Voilà pour l'élection présidentielle. Nous allons aborder le sujet économique, social et financier, si quelqu'un a quelque chose à me demander sur ce sujet, je le prie de le faire. Je vous en prie
Jacqueline Baudrier
Monsieur le Président, Jacqueline Baudrier, ORTF. Le gouvernement vient de prendre tout un ensemble de mesures économiques et sociales pour relancer l'expansion dans la stabilité, mais certains trouvent ces mesures trop timides et voulaient, voudraient aller plus vite en proposant tout de suite de donner la priorité au social sur l'économie. Alors Monsieur le Président, comment voyez-vous la progression économique et sociale de la France dans les mois qui viennent, et peut-être même, dans les années qui viennent ?
Charles de Gaulle
Bien madame. Y a-t-il d'autre question ?
Journaliste 2
Je suis journaliste turc [INCOMPRIS]. Mon Général, est-ce que vous croyez une guerre entre la Grèce et la Turquie au sujet du problème chypriote ?
Charles de Gaulle
Si vous voulez, ce sera à la fin que vous me poserez cette question. Pour le moment, nous sommes dans l'affaire économique, sociale et financière française. Eh bien l'orientation, car au plan où je suis, c'est d'orientation que je parle. L'orientation économique, financière, sociale, de la politique française, depuis 1958, elle n'a jamais changé. Notre pays progresse suivant la même direction. Naturellement, les circonstances ont pu, de temps en temps, influer sur la rapidité de la marche. Mais l'avance a continué, continue et continuera dans l'intérêt national, vers un but bien déterminé. Lequel ? On peut résumer en disant, en disant qu'il s'agit, pour nous, d'acquérir la prospérité, de telle sorte que ce soit au profit de tous les français et en gardant notre indépendance. Pour un pays tel qu'était le nôtre, je veux dire : relativement en retard dans son développement industriel, dont aujourd'hui tout dépend, et tenu à l'écart de la concurrence mondiale, parce que les capitaux qu'il possédait autrefois lui permettaient de se procurer au dehors ce que son protectionnisme l'empêchait d'avoir par les échanges. Pays socialement divisé, pays démoli matériellement, moralement, humainement, à la suite des deux grandes guerres, pour ce pays-là, la prospérité implique une profonde transformation de ses activités d'antan, de sa production, des conditions de sa vie sociale, de ses rapports extérieurs, eh bien, cette transformation, elle est en cours depuis 8 ans. C'est ainsi que la proportion de ceux qui travaillent dans l'industrie et dans le secteur tertiaire s'est élevée, maintenant chez nous, à 83%. Alors que la proportion de ceux qui travaillent encore dans l'agriculture s'est abaissée à 17%. L'indice de notre production industrielle, en 8 ans, a monté de 46%. Ce qui n'a d'ailleurs pas empêché l'indice de notre production agricole de monter de 23%. Alors le produit national brut français a augmenté de 40%. Et si on s'en rapporte à l'état récemment dressé par l'OCDE, ce produit national français est, autant vous dire, égal à celui de l'Angleterre et de l'Allemagne Fédérale. Ce qui veut dire que le poids économique de la France est sensiblement le leur, le même que le leur, quoique la France, étant un peu moins peuplée que ses deux grandes voisines, son rendement, son produit brut national est un peu plus élevé que le leur par tête d'habitant. Et en même temps, nous nous sommes engagés dans la concurrence internationale depuis 8 ans. C'est ainsi que nous avons commencé à pratiquer, depuis 1959, le marché commun européen. Que nous avons multiplié nos rapports économiques, nos échanges, avec l'Angleterre, l'Espagne, les Etats-Unis, le Mexique, le Canada, le Japon, etc. Et que de plus en plus, nous pratiquons les ventes et les achats avec les pays de l'Est. Tout cela fait que nos importations se sont élevées, depuis 58, de 78%, et nos exportations de 88%. Et tout cela, bien que depuis 58, la France compte 5 millions d'habitants de plus. Que notre population active ne dépasse pas actuellement 40% du total, et que les destructions des guerres nous ont laissé une charge écrasante. Encore faut-il, bien entendu, que notre développement, et à plus forte raison notre existence, ne soit à la discrétion de personne. C'est pourquoi, depuis 1958, nous avons complètement cessé de recourir aux dons ou aux crédits étrangers, et nous avons entrepris de payer les dettes que nous avions longuement accumulées. Pour cela, il fallait mettre au moins en équilibre la balance de nos paiements, et il fallait assurer à notre monnaie une solidarité, une solidité certaine, c'est-à-dire qu'il fallait nous interdire l'inflation, et nous l'avons fait. Aussi, le total de nos réserves d'or et de devises qui était tombé, en 1958, à 630 millions de dollars, est maintenant de 5 milliards et demi de dollars. Soit 9 fois plus. Et quant à nos dettes qui se montaient, en 1958, à 3 milliards 300 de dollars, dont plus d'un milliard de dollars à court terme, ce qui veut dire que, d'un jour à l'autre, nous pouvions être en faillite, ces dettes sont tombées à 450 millions de dollars, et encore, ce ne sont plus que des dettes à long terme. 450 millions de dollars, c'est-à-dire : 12 fois moins. C'est pourquoi, dans le monde entier, il n'y a pas une seule monnaie qui soit aujourd'hui plus solide que le franc, et dans le domaine international, nous pouvons discuter, négocier sur tous les sujets, économique, financier, monétaire, sans que qui que ce soit ait aucune prise sur nous. Voilà où nous en sommes. Et la suite ? Eh bien la suite, elle est tracée. Elle est tracée par notre 5ème plan. De celui-ci, qui a pour base de départ la stabilité acquise, et qui aura pour règle de partir de la stabilité maintenue, on sait à quoi, vers quoi il nous conduit. Rendre notre économie décidément compétitive, vis-à-vis du monde entier, en augmentant sa production et sa productivité, par un vaste effort d'investissements auxquels nous entendons que les travailleurs participent, par un développement accru de la recherche, et par un effort nouveau dans le domaine de l'enseignement et dans celui de la formation professionnelle. Voilà un des premiers points que vise le plan. Le second étant, d'améliorer largement, compte tenu des nécessités d'aménagement du territoire, notre équipement économique et social. Le logement, les communications, les transmissions, la culture, les sports, les hôpitaux. Et enfin, harmoniser les unes par rapport aux autres, et chacune par rapport au revenu national, toutes les catégories de revenus des français. Voilà ce que se propose de réaliser le 5ème plan et les mesures qui viennent d'être prises, et dont il appartient, qu'il appartient au premier Ministre de soumettre au parlement ; ces mesures là ne font que prolonger d'une manière directe ce que le pays réalise depuis 8 ans. Elles sont conformes à ce qui avait été voulu et ménagé dans le grand effort entrepris et réussi récemment quant aux prix, quant au crédit, quant aux dépenses publiques pour empêcher l'inflation. Et pour engager dans de bonnes conditions le nouveau bond de notre économie. Ces mesures répondent à la justice sociale, parce qu'elles accentuent la politique des revenus, et parce qu'elles prévoient l'association des travailleurs aux plus-values en capital, représentées par l'autofinancement. Enfin ces mesures sont en concordance avec la concurrence de ce qu'exige de nous la concurrence internationale. Celle que nous rencontrons déjà à l'intérieur du marché commun, et celle que nous rencontrerons plus tard, dans un système mondial d'abaissement de tous les tarifs. La nature ne fait pas de faute, et un jeune arbre croît sans saccade, ainsi en est-il de la France nouvelle. Nous allons parler de l'affaire Ben Barka. Qui voudrait me poser des questions à ce sujet ?
Journaliste 3
Mon Général, quelle responsabilité exacte attribuez-vous, tant au gouvernement marocain qu'au gouvernement français, dans la disparition de Mehdi Ben Barka, et quelles conséquences diplomatiques, politiques, administratives, entendez-vous en tirer ?
Charles de Gaulle
Voilà une question complète à laquelle je m'en vais répondre complètement. Y a-t-il d'autres questions ?
Philippe Vianney
Philippe Vianney, Nouvel Observateur. Pourquoi n'avez-vous pas jugé bon de donner au peuple français, au moment où vous sollicitiez ses suffrages pour l'élection présidentielle, les informations qui lui auraient permis de juger l'action de votre gouvernement dans l'affaire Ben Barka, information que la presse, que vous critiquiez tout à l'heure, a dû tenter seule de reconstituer ?
Charles de Gaulle
C'est l'effet de mon inexpérience. Ce qu'il faut considérer d'abord, dans cette affaire, c'est que le dit ministre de l'intérieur du gouvernement marocain, gouvernement qui, on le sait, s'est trouvé plusieurs fois aux prises avec de graves crises intérieures. Ce ministre a, tout l'indique, procédé sur notre sol à la disparition d'un des chefs, d'un des principaux chefs de l'opposition. Cette affaire marocaine en est donc une, aussi entre Paris et Rabat, parce que la disparition de Ben Barka a eu lieu chez nous, parce qu'elle a été perpétrée avec la complicité obtenue, d'agents et de membres des services officiels français, et avec la participation de truands recrutés ici. Et puis parce que, en dépit des démarches du gouvernement français, des mandats et des commissions rogatoires lancées par notre juge d'instruction, le gouvernement marocain n'a rien fait pour aider la justice française à établir la vérité ni pour la révéler en tant qu'elle le concerne. Et d'ailleurs comment l'aurait-il fait puisque Oufkir s'est toujours gardé et pour cause, de s'expliquer sur ses allées et venues à Paris et aux environs, et que, il est toujours ministre à Rabat. En somme, il y a eu en territoire français, intervention directe d'un membre du gouvernement marocain, et ce gouvernement n'a rien fait pour justifier, ni jusqu'à présent, pour réparer l'atteinte qui a été ainsi portée à notre souveraineté. Il est donc inévitable, quelque regret qu'on en ait, que les rapports franco-marocains en subissent les conséquences. Et du côté français, que s'est-il passé ? Sans préjuger de ce que sera l'aboutissement de la longue et minutieuse information ouverte par la justice, elle est maintenant assez complète pour que je puisse en parler en équité et en vérité. Ce qui s'est passé n'a rien eu que de vulgaire et de subalterne. Il s'est agi d'une opération consistant à amener Ben Barka au contact d'Oufkir et de ses assistants, en un lieu propice au règlement de leur compte. Cette opération, aidée par des hommes à petites mains et à petites aventures dont l'un s'est suicidé depuis, a été, cette opération, a été préparée et organisée par un indicateur du service de contre espionnage français à la faveur du silence observée par le chef d'études qui l'employait. L'indicateur en question ayant trouvé le concours de policiers avec lesquels il était en rapports fréquents pour des raisons de service. Mais rien absolument rien, n'indique que le contre espionnage et la police, en tant que tel, dans leur ensemble, ait connu l'opération, et à plus forte raison, qu'il l'ait couverte. Au contraire, dès qu'ils l'eurent connue, la police mit ceux des participants qui étaient à sa portée, en état d'arrestation ou de garde à vue, et la justice fut saisie. Et depuis lors, celle-ci fait son oeuvre sans être aucunement entravée. S'il est apparu d'autre part, qu'en ce qui concerne les services intéressés, il y avait quelque chose à rectifier, ce quelque chose, c'est dans leur fonctionnement, la trop grande latitude souvent donnée à des exécutants. Je dis latitude trop grande et d'autant plus que les nécessités professionnelles amènent agents et policiers à se servir d'indicateurs de toutes les sortes, y compris les pires. Ce qui implique et doit impliquer un contrôle d'autant plus serré de la part des échelons supérieurs, et c'est d'ailleurs pourquoi le gouvernement avait déjà, bien avant l'affaire, entamé la réforme du service du contre espionnage, dès que la fin de l'affaire algérienne lui en donna la possibilité, et d'autre part, aborder avec la loi de 1964, sur le district parisien, un commencement de concentration des activités et des autorités à l'intérieur de la police. C'est cela qui est actuellement poursuivi et accentué par le rattachement du contre espionnage au ministère des armées, sous la hiérarchie et sous la discipline militaire, et par la mise en chantier d'une réorganisation plus complète de la police, et de la façon dont elle doit aider la justice lorsque celle-ci est saisie. Mais tout en procédant aux améliorations nécessaires, l'Etat n'en apprécie pas moins toute la valeur et tout le mérite de ses services qui, parfois d'ailleurs au prix du sacrifice de fonctionnaires victimes du devoir, se déploient pour la sécurité des citoyens et dans l'intérêt public. Cependant, si cette affaire, je le répète, revêt, quant au rapport franco-marocain, un caractère de gravité, si en ce qui concerne les culpabilités françaises, elle n'a, je le répète, qu'un caractère vulgaire et subalterne, on a vu se déchaîner, à cette occasion, de frénétiques offensives tendant à ameuter l'opinion contre les pouvoirs publics. Il y a eu l'assaut des partisans, une fois de plus unanime naturellement, dès lors qu'il fallait essayer de nuire au régime qui n'est pas le leur. Ces partisans ont essayé, au mépris de toute équité, sans l'ombre du commencement d'une preuve, ont essayé de faire croire, que les auteurs ou les protecteurs ou les responsables de l'enlèvement de Ben Barka étaient de hauts fonctionnaires. Et même des membres du gouvernement. Si cuirassé qu'on puisse être contre des procédés de telle sorte, on ne peut pas s'empêcher d'éprouver quelque tristesse à voir jusqu'à quel degré d'injustice la passion politicienne, et la fureur des ambitions déçues, ont pu faire descendre des hommes qui, dans d'autres circonstances, et parfois même au pouvoir, avaient montré de la valeur. Il y a eu en même temps la ruée vers la revanche des milieux qui, du temps de Vichy, et à l'époque de l'OAS, ont eu à pâtir des réseaux. Qui ne sait, en effet, que pendant la guerre, pour lutter contre l'ennemi, pour noyauter, pénétrer ses auxiliaires, la résistance a utilisé des groupes spécialisés. Qui ne sait que plus tard, pour s'informer de ce que tramaient les organisations subversives, en Algérie et dan la métropole, le service d'ordre a utilisé des éléments clandestins. Qui ne sait, que les hommes qui ont fait partie de cela, en éprouvent quelquefois quelque nostalgie quant à leur action passée. Aussi, tous les résidus, actuellement irréconciliables de nos déchirements successifs, ont ils profité de ce que tels et tels individus avaient été complices de l'enlèvement, pour agiter le spectre des polices soi-disant parallèles, autrement dit : des réseaux. Bien entendu, les imputations qui venaient de leur côté se sont aussitôt confondues avec celles qui venaient de l'horizon opposé, comme hier se sont confondus leurs votes. Et il faut bien convenir que les affabulations des uns et des autres ont trouvé une résonance assez facile dans un public qui se trouve mis en état de réceptivité par quelque 50 ans de romans et de films policiers. Et c'est pourquoi, hélas, une grande partie de la presse, travaillée par le ferment de l'opposition politique, attirée par l'espèce d'atmosphère à la Belphégor, que créaient les vocations des mystérieux barbouzes, et professionnellement portés à tirer profit, c'est bien le cas de le dire, de l'inclination de beaucoup de lecteurs pour des histoires qui rappelleraient celles du "Gorille" ou de "James Bond" ou de celles de "l'inspecteur Leclerc", etc, une grande partie de la presse s'est lancée, sans ménager rien, dans l'exploitation de l'affaire. Eh bien moi je dis, et je crois, qu'en attribuant artificieusement à une affaire, qui pour ce qui est des français, est restreinte et médiocre, une portée et une dimension qui n'ont aucune espèce de rapport avec les proportions exactes que l'affaire avait en France, trop de journaux ont au-dedans et au dehors desservi l'honneur du navire. L'honneur du navire, c'est l'Etat qui en répond, et qui le défend, et il le fait. Il le fait en tenant dans ses relations diplomatiques du manquement qui a été commis à l'égard de sa souveraineté. Il le fait en facilitant, tant qu'il peut, l'action de la justice pour la recherche et pour le châtiment des coupables. Et il le fait, en apportant à ses propres services les modifications qui sont relatives à un meilleur fonctionnement. Cela encore une fois, l'Etat le fait et il continuera de le faire, que les bons citoyens se rassurent. Voilà pour Ben Barka. Je voudrai parler de l'OTAN, si quelqu'un a une question à me poser. Oui ?
Journaliste 4
Le moment est il venu, à votre avis, de négocier une nouvelle organisation de la défense occidentale ?
Charles de Gaulle
Bien
Journaliste 5
Monsieur le Président, Monsieur le Président, pouvez vous nous dire comment vous pensez, cette année, traiter les problèmes de l'Alliance Atlantique, et par conséquent de l'OTAN, et d'autre part, le contentieux politique et peut-être stratégique franco américain ?
Jean-Maurice Herrman
Jean Maurice Herrman. Monsieur le président, en ce moment, un comité ou sous comité de l'OTAN étudie des projets de stratégie nucléaire avec participation de la République Fédérale allemande, quelle que soit d'ailleurs l'issue de ces travaux, les généraux et les gouvernants de l'Allemagne Fédérale ne cachent pas leur volonté d'obtenir par cette voie ou une autre, une certaine capacité de décider de l'emploi des armes nucléaires. Quel est sur ce problème la position actuelle du gouvernement ? Croyez-vous, monsieur le Président, qu'en ce qui concerne l'unité européenne, la réunification allemande ou d'une façon plus générale la coexistence équilibrée des puissances qui me paraissent être un des objectifs de votre politique, cette revendication soit favorable ou défavorable ?
Charles de Gaulle
Sur les questions qui m'ont été posées, en ce qui concerne l'OTAN à proprement parler, je vais répondre. Sur ce que vous venez de me demander et qui m'a l'air d'empiéter sur l'Europe, je vous répondrai en parlant de l'Europe tout à l'heure si vous le voulez bien. Alors nous parlons de l'OTAN. Rien ne peut faire qu'une loi s'impose sans amendement quand elle n'est plus d'accord avec les moeurs. Rien ne peut faire qu'un traité soit valable intégralement quand son objet s'est modifié. Et rien ne peut faire qu'une alliance reste telle quelle quand ont changé les conditions qui étaient celles dans lesquelles elle avait été conclue. Dans ce cas là, il faut adapter aux données nouvelles, la loi, le traité, l'alliance, si on ne le fait pas, alors, les textes seront vidés de leur substance et ce ne seront plus, le cas échéant, que de vains papiers d'archives, à moins que, il se produise une rupture brutale entre ces formes désuètes et les vivantes réalités. Eh bien je dis des conditions nouvelles. En effet, en raison de l'évolution intérieure et extérieure des pays de l'Est, le fait que l'Occident ne se trouve plus actuellement menacé comme il l'était quand le protectorat américain s'est installé en Europe, sous le couvert de l'OTAN. Et en même temps que s'éloignent ou que s'éloignaient, ces alarmes se réduisaient, la garantie de sécurité, autant vous dire absolue, que donnaient à l'ancien continent, la possession par l'Amérique, et par l'Amérique seule, de l'arme atomique, de l'armement atomique, et la conviction où on était, qu'en cas d'agression elle emploierait cet armement sans restriction. Car depuis lors la Russie soviétique s'est dotée d'un armement nucléaire capable de frapper directement les Etats-Unis, ce qui a naturellement rendu pour le moins indéterminées les décisions des américains, quant à l'emploi éventuel de leur bombe. Et ce qui a, du coup, privé de justification, je parle pour la France, non pas certes l'alliance mais certainement l'intégration. D'autre part, tandis que se dissipe, tout au moins dans une certaine mesure, la perspective d'une guerre mondiale éclatant à cause de l'Europe, voici que d'autres conflits où l'Amérique s'engage dans d'autres parties du monde, comme avant-hier en Corée, hier à Cuba, aujourd'hui au Vietnam, ces conflits peuvent, en vertu de la fameuse escalade, prendre une extension telle qu'on aboutisse à une conflagration générale. Et dans ce cas l'Europe, dont la stratégie est dans l'OTAN la stratégie de l'Amérique, y serait automatiquement impliquée, impliquée dans la lutte, même si elle ne l'avait pas voulue. Et ce serait le cas de la France, si l'imbrication de son territoire, de ses communications, de certaines de ses forces, de plusieurs de ses bases aériennes, de tels et tels de ses ports dans le système de commandement américain, devait subsister plus longtemps. Il faut ajouter que notre pays devenant, de son côté, et par ses propres moyens, une puissance atomique, est amené à assumer lui-même les responsabilités politiques et stratégiques que cela comporte. Et responsabilité que leur nature et leur dimension rendent, évidemment, inaliénables. Et enfin, la volonté de la France de disposer d'elle-même, ce qui est indispensable pour qu'elle croie à son propre rôle, et pour qu'elle puisse être utile aux autres, cette volonté de la France est incompatible avec une organisation de défense dans laquelle elle est subordonnée. Par conséquent, la France, sans revenir sur son adhésion à l'Alliance Atlantique, la France va d'ici au terme fixé comme ultime aboutissement de ses obligations, et qui est le 4 avril 1969, la France va d'ici-là continuer à modifier, les dispositions actuellement pratiquées, pour autant que ces dispositions la concernent. Autrement dit, ce qu'elle a déjà fait dans certains domaines, hier, elle le fera demain dans d'autres, en prenant, bien entendu, les dispositions voulues pour que les changements s'opèrent progressivement. Et pour que ses alliés ne s'en trouvent pas soudain et de son fait incommodés, et d'autre part, elle se tiendra prête suivant ce qu'elle a déjà réalisé à différents points de vue. Elle se tiendra prête, à régler avec tels et tels d'entre eux, je parle des alliés, les rapports pratiques de coopération qui pourront paraître utile de part et d'autre, soit dans l'immédiat, soit dans l'éventualité d'un conflit. Et cela vaut naturellement pour la coopération alliée en Allemagne. Au total, il s'agit de rétablir une situation normale de souveraineté, dans laquelle ce qui est français, en fait de sol, de ciel, de mer, de force, et tout élément étranger qui se trouverait en France ne relèveront plus que des autorités françaises. On voit qu'il ne s'agit là, non pas du tout d'une rupture, mais d'une nécessaire adaptation. Sur l'Europe, est-ce que quelqu'un veut me demander quelque chose. J'ai retenu votre question, monsieur.
Jean Lecerne
Monsieur le Président, Jean Lecerne du Figaro. A quelles conditions pensez-vous qu'il soit possible que la Communauté Européenne puisse évoluer vers une union politique, et peut-être également qu'elle puisse s'élargir, vers la Grande-Bretagne, vers la zone de libre échange et peut-être, jusqu'à l'Oural ?
Charles de Gaulle
Bien, voilà une pensée qui correspond, voilà une question qui correspond tout à fait à ma pensée. Qu'y a-t-il d'autre ?
Michel Gardet
Monsieur le président, Michel Gardet de France-Soir.
Charles de Gaulle
Je vous en prie.
Michel Gardet
La réunification éventuelle de l'Allemagne correspond-elle aux intérêts nationaux de la France ?
Charles de Gaulle
Et encore ?
Journaliste 6
[INCOMPRIS] temps de voyage de Moscou, et avant le voyage de Moscou, comment voyez-vous l'Europe de l'Oural à l'Atlantique ?
Harold King
Mon Général, Harold King de l'agence Reuter. Je voudrais vous demander quelle signification politique vous attachez pour l'Europe et pour le reste du monde à votre voyage à Moscou ?
Charles de Gaulle
Cher ami, si vous voulez, je vous répondrai à mon retour, parce que si je vais en Russie, c'est d'abord pour rendre à ce grand pays la visite que son gouvernement nous a faite dans la personne de monsieur Khrouchtchev. Et puis aussi, c'est pour poser, pour échanger des vues, et je ne pourrai tirer des conclusions qu'après notre voyage. En ce qui concerne l'Europe, je vais vous dire où nous en sommes et ce que je pense après Luxembourg. Il y a donc eu l'accord conclu à Luxembourg entre les 6 gouvernements et nous considérons cet accord comme heureux, et on peut dire comme salutaire. En effet, pour la première fois, on est sorti ouvertement de cette espèce de fiction suivant laquelle l'organisation économique devait procéder d'une autre instance que les Etats, avec leur pouvoir et leur responsabilité. Si on en a traité, avec succès, entre ministre des affaires étrangères et en dehors de Bruxelles, c'est qu'on a explicitement reconnu que pour aboutir dans l'ordre économique, il y avait des conditions et des bases politiques. Que ces bases et ces conditions étaient du ressort des Etats, et d'eux seuls, et qu'il appartenait à chacun des gouvernements d'apprécier si ce qui était proposé de faire en commun était ou non compatible, avec les intérêts essentiels de son pays. Alors, à partir de là, on peut se demander si, et même on peut croire, que les négociations économiques qui vont reprendre, aboutiront à un résultat satisfaisant. Il fallait, en effet, que la question politique fut tranchée. Etant donné que l'application imminente de la règle de la majorité, et l'extension corrélative des pouvoirs de la commission, menaçaient de remplacer une certaine pratique raisonnable dont je vais dire un mot et qui jouait jusqu'alors, de remplacer cette certaine pratique raisonnable par une usurpation permanente de souveraineté. Je parle de pratique raisonnable qui avait jusqu'alors, s'était déployée à l'avantage de tous. Car en effet, en fait, en fait, les négociations, très longues, très prolongées qui avaient lieu à Bruxelles depuis 1959, présentaient, à chaque instant des difficultés, qui ne pouvaient jamais être surmontées que par l'intervention des Etats. Et pour ce qui était du marché commun agricole, par l'intervention de la France. Et je le répète, cette pratique raisonnable risquait d'être démentie par les changements dont je viens de parler. En tout cas la raison a prévalu, et encore une fois, on peut penser que dans ces conditions les négociations économiques vont se poursuivre dans de bonnes conditions. Mais est-ce que c'est là, le seul, la seule ambition des 6 ? La seule ambition européenne ? Est-ce que, il faut admettre que les 6 gouvernements qui ont pu se mettre d'accord sur les conditions politiques de leur économie doivent s'abstenir de jamais évoquer entre eux, des questions qui pourtant les touchent au premier chef ? En vertu de quel charme malfaisant les 6 trouvent-ils impossible de considérer entre eux les sujets politiques d'intérêt commun, bref, d'organiser leur contact politique ? On sait que la France, depuis longtemps, a proposé de le faire. On sait que pour leur part, de leur côté, le gouvernement allemand, le gouvernement italien, le ministre des affaires étrangères belges, ont avancé, par la suite, des propositions analogues. Et bien que ces projets diffèrent quelque peu les uns des autres, ils sont d'accord sur un point essentiel qui est celui-ci : amener les 6 gouvernements à se réunir régulièrement pour considérer ensemble les sujets politiques d'intérêt commun. Eh bien, puisque la construction politique européenne a repris son cours, la France croit le moment plus indiqué que jamais d'en venir à ces rencontres politiques. Il va de soi qu'il ne s'agit pas pour les 6 de brandir de nouveau des solutions absolues quant à ce que devrait être dans l'idéal le futur édifice européen, d'imposer un cadre rigide et conçu a priori aux réalités complexes et mouvantes qui sont celles de l'existence de notre continent et de ses rapports avec l'extérieur, de considérer que le problème de la construction de l'Europe est résolu d'avance. Alors que, on n'est encore jamais arrivés à vivre ensemble, à commencer à vivre ensemble, politiquement parlant en Europe. Enfin, à agiter une fois de plus des mythes et des abstractions qui ont toujours empêché les 6 de faire ensemble quoi que ce soit d'autre, que l'ajustement pénible de leurs échanges et de leurs productions économiques. Non. Ce qui s'impose aux 6, c'est de se réunir pour travailler dans l'intention et dans le but de coopérer. Et justement, lors des entretiens franco-allemands, qui ont eu lieu à l'occasion de la visite du Chancelier Erhard, à Paris, les deux gouvernements sont tombés d'accord sur ce point, et cela me paraît être l'un des principaux résultats de leur cordiale rencontre. La sécurité des 6, compte tenu de leur étroit voisinage réciproque, et de leur situation géographique, et par là même stratégique ; leur rapport avec les peuples qui leur sont proches, comme l'Angleterre, l'Espagne, les Scandinaves, etc, ou bien avec les Etats-Unis, ou bien avec les pays de l'Est, ou bien avec la Chine, ou bien avec l'Asie, l'Orient, l'Afrique, l'Amérique Latine ; leur action conjuguée dans les domaines scientifique, technique, culturel, spatial, etc, dont dépend l'avenir des hommes, voilà ce que pensons-nous, ce de quoi pensons-nous, les 6, doivent se saisir. Et comme on trouve le mouvement en marchant, peut-être leur solidarité se démontrera-t-elle en coopérant. Cette solidarité, faudra-t-il qu'elle s'enferme dans une espèce de citadelle économique et politique ? Mais pas du tout, et bien au contraire. L'union des 6, une fois réalisée, et surtout, si elle est complétée ensuite par des adhésions ou des associations européennes nouvelles, cette union des 6 peut et doit être, vis-à-vis des Etats-Unis, un partenaire valable dans tous les domaines. Valable, c'est-à-dire puissant et indépendant. Cette union des 6 peut et doit être un des môles sur lesquels construire, d'abord l'équilibre, ensuite la coopération, et puis peut-être, un jour, l'union de l'Europe toute entière, de telle sorte que notre continent ait la possibilité de résoudre ses propres problèmes. Et notamment celui de l'Allemagne, y compris de sa réunification. Et puis enfin, cette union des 6, permettant à notre continent, qui est le foyer principal de la civilisation, d'atteindre un degré de développement matériel et humain, qui soit en rapport avec ses capacités et avec ses ressources. Dès à présent d'ailleurs, cette union des 6, si elle se réalisait, serait un élément actif de premier ordre, en faveur du progrès, de l'entente, de la paix, de tous les peuples du monde. Et voilà pourquoi, si un des Etats, qui est en train de construire avec nous la communauté politique européenne, croyait devoir dans cet esprit, prendre, à son tour, l'initiative de proposer une réunion politique des 6, la France y répondrait positivement et de grand coeur. Nous allons dire un mot du Vietnam, si vous le voulez bien, qui désire me poser une question sur ce sujet ?
Journaliste 7
[Que pensez-vous, mon Général, de la déclaration de M. Robert Kennedy] hier, au sujet de la participation du Vietcong à un gouvernement du sud Vietnam ? Je vous pose la question dans la perspective, et pas dans l'opportunité.
Charles de Gaulle
Je me garderai de répondre à une question qui touche en réalité, vous ne me contredirez pas, aux affaires américaines. Je vais parler du Vietnam en tant qu'elle est une affaire mondiale.
Journaliste 8
CBS News. Monsieur le président, pouvez vous nous dire le contenu de votre lettre au Président Johnson au sujet du Vietnam ?
Charles de Gaulle
Le président publiera, s'il le veut, la lettre qu'il m'a fait l'honneur de m'écrire, et aussitôt, je publierai celle que j'ai eu l'honneur de lui adresser en réponse. A moins de pouvoir, ce qui est une affaire de moyens, et de vouloir, ce qui est une question de conscience, anéantir toute résistance jusqu'aux extrémités de la terre, il y a pas d'autre voie, pour mettre un terme à cette guerre, que de conclure la paix entre tous les intéressés. Ces intéressés sont connus, ce sont ceux qui se trouvèrent d'accord à Genève en 1954. Les conditions de cette paix sont connues. Fondamentalement, c'est l'entente, et pour commencer le contact entre les 5 puissances mondiales. La France ayant pour sa part déjà organisé dans ce sens, ses relations extérieures. Vous comprenez ce que je veux dire. Et localement, les conditions de la paix, c'est la fin de toute intervention étrangère, et par suite, la neutralité du pays. La France, après expérience, ayant naguère souscrit, en retirant ses troupes, et ne s'en trouvant aujourd'hui que mieux, si la paix était un jour conclue, ce serait sans aucun doute avantageux pour tout le monde. Mais il faut bien constater qu'on n'en prend pas le chemin. Mesdames, messieurs, je vous remercie.