Le château de Cirey-sur-Blaise : la philosophie de Voltaire rencontre les sciences de Mme du Châtelet

En 1734, Voltaire est un philosophe connu qui a déjà multiplié écrits. La publication des Lettres philosophiques ou Lettres anglaises est donc un événement. Ces lettres, écrites entre 1726 et 1733, lors de l’exil à Londres du philosophe, font l’éloge d’une société de tolérance et de liberté (l’Habeas Corpus qui fonde le principe de liberté individuelle), et d’une monarchie tempérée depuis les deux révolutions du XVIIe siècle (Bill of rights qui garantit le respect des droits du Parlement face au roi). Elle sont perçues comme une critique de la monarchie et de la société françaises et obligent Voltaire à fuir Paris pour éviter la Bastille. Il trouve refuge à Cirey-sur-Blaise, en Haute-Marne actuelle, dans le château de la famille du Châtelet. 

Le marquis du Châtelet est un militaire de grande famille désargentée qui parcourt l’Europe et laisse seule son épouse, Emilie. Celle-ci est une exception dans la société de son temps : elle a reçu une éducation réservée aux garçons, faisant d’elle une scientifique brillante et polyglotte. Elle est aussi une femme libre qui multiplie les liaisons et mène une vie active à Paris. Mais sa rencontre avec Voltaire, dans les salons de la grande noblesse et les salles de spectacles parisiennes, change sa vie. 

Voltaire et Mme du Châtelet s’installent donc à Cirey : ils sont amants, mais ils sont surtout deux complices intellectuels qui partagent réflexions et travaux pendant 15 ans. Emilie du Châtelet est une scientifique, une mathématicienne et surtout une physicienne. Elle a entrepris la traduction des travaux de l’Anglais Newton, sur la gravitation universelle, et elle multiplie expériences et recherches, entretenant une intense correspondance avec tout ce que l’Europe du XVIIIe siècle compte de brillants scientifiques. Voltaire, avant tout homme de lettres et philosophe, approfondit à ses côtés ses connaissances scientifiques. Il apporte quant à lui une dimension plus littéraire à la formation de Mme du Châtelet. Ils travaillent dans une émulation intellectuelle permanente. 

L’acquisition entre 2012 et 2015 par le service des Archives de Haute-Marne des archives du château de Cirey a permis de mettre à jour des documents manuscrits des deux savants. Ces documents ont amené les chercheurs (notamment de la Société Internationale pour l’Etude des Femmes de l‘Ancien Régime) à réinterroger l’influence d’Emilie du Châtelet sur les travaux de Voltaire. Ces documents confirment surtout que cette grande scientifique ne peut en aucun cas être réduite au rôle de maîtresse du grand homme, mais qu’elle rivalise avec lui sur le plan intellectuel.

Le travail historiographique récent, au départ sous l’influence des travaux américains, a permis de mettre en évidence le rôle des femmes dans la société du XVIIIe siècle. On y voit l’émergence de figures de femmes en dehors des codes sociaux de leur temps, seulement dans les élites sociales de la noblesse ou de la bourgeoisie. Mme du Châtelet représente ainsi une figure féminine qui demeure une exception de par son éducation et sa liberté de mœurs, et plus encore par son autonomie de pensée et de travail scientifique, dans une époque où les femmes sont au mieux restreintes au service de la réussite de leur mari. 

Leur travail loin de Paris ne les rend pas moins célèbres et au cœur de la vie intellectuelle de leur temps : nombre de grands esprits viennent à Cirey, ils fréquentent la cour du duc de Lorraine Stanislas à Lunéville, Voltaire se rend plusieurs fois auprès de Frédéric II de Prusse. Ils publient des traités scientifiques, Voltaire publie Zadig, crée des pièces de théâtre, Emilie du Châtelet écrit son Discours sur le bonheur.


Ces quinze années de vie commune s’achèvent tragiquement : Emilie du Châtelet meurt en couches en 1749. Pour Voltaire, il n’y aura plus d’amour. Il part à Berlin, revient en France sur la fin de sa vie, soutenu par le parti de l’esprit, contre la Cour et l’Eglise. Il poursuit son œuvre littéraire et ses combats (l’affaire Calas notamment) et apparaît comme la figure tutélaire des Lumières.

Le reportage nous mène à la découverte du château de Cirey-sur-Blaise, en Haute-Marne, résidence de la famille du Châtelet et surtout résidence du couple Emilie du Châtelet – Voltaire dans les années 1734–1749. Ce sont les propriétaires actuels, la famille de Solignac Fénelon, qui font visiter le château et son parc lors d’un reportage estival visant à découvrir la richesse du patrimoine local. Le reportage raconte les années durant lesquelles le couple vécut au château et au travers de cette visite, il nous permet de comprendre quelles furent leurs activités et leur vie, et comment le château porte la marque du passage de Voltaire. Le château donne ainsi à voir une reconstitution très riche en objets et ouvrages, que nous apercevons seulement sur certains plans. Pillé à la Révolution, la décoration et le mobilier du château sont une reconstitution du XIXe siècle qui s’inspire du célèbre portait de Mme du Châtelet par de La Tour : il montre notamment les instruments scientifiques de l’époque.  
                                   
L’introduction du reportage permet de contextualiser la venue de Voltaire en 1734, citation des Lettres philosophiques à l’appui pour montrer la critique sociale de l’auteur, habitué à la prison, et qui cherche en Haute-Marne un abri sûr à proximité du duché de Lorraine et loin du monde. 

Voltaire arrive dans un château en mauvais état, les du Châtelet étant sans fortune. Il utilise donc ses propres deniers pour restaurer et agrandir le château d’une aile dans laquelle il s’installe. Voltaire, philosophe, avait eu le souci de son indépendance financière et avait constitué une belle fortune, sans que l’on sache bien comment (peut-être dans le commerce colonial ou dans les jeux de hasard). Cirey est ainsi constitué de deux parties assez proches sur le plan architectural : au logis principal du XVIIe siècle (en briques et pierre) est accolée une aile de style classique. On notera que l’entrée principale porte en décoration des éléments comme le compas ou l’équerre qui symbolisent la liberté de pensée et d’expression. On y voit aussi le déisme de Voltaire  symbolisé par les représentations de la mer : pour les déistes, le monde est né de la mer et ils rejettent la création divine. Entrer au château, comme l’ont fait nombre de grands savants de l’époque, c’est entrer dans le monde des sciences et de la philosophie, mais aussi des lettres. 

En effet, ces trois activités constituent le quotidien du couple. Voltaire écrit de nombreuses pièces à Cirey. Mme du Châtelet multiplie les expériences scientifiques, et surtout traduit les travaux de Newton en les enrichissant de son savoir mathématique et de son étude du savant allemand Leibniz, les diffusant au travers de ses écrits, sa correspondance et ses propres travaux, notamment auprès de l’Académie des sciences. Mais ensemble, ils se livrent aussi à leur passion commune : le théâtre. Voltaire a en effet fait construire sous les combles du château un petit théâtre dans lequel le couple crée les pièces de Voltaire pour le public des invités du château. On sait, notamment par Mme de Graffigny et les anecdotes de la propriétaire, que c’est une activité incontournable du couple et que les nuits sont en partie occupées par le théâtre, mais aussi par l’opéra. On notera pour compléter cette description de la vie intellectuelle exceptionnelle de Cirey la riche bibliothèque, que nous voyons en début puis en fin de reportage. Par contre, la chapelle de style néoclassique que nous voyons en conclusion est un ajout du XIXe siècle. 

La découverte du château de Cirey est donc l’occasion de découvrir les moeurs du XVIIIe siècle, la vie aristocratique de province mais surtout la vie intellectuelle du siècle des Lumières, qui irrigue peu à peu le territoire via les académies, salons et publications qui se multiplient malgré la censure. Cirey peut ainsi apparaître comme un laboratoire d’idées qui contribue à la gloire intellectuelle de Paris et de la France.