Conférence de presse du 16 mai 1967

16 mai 1967
01h 12m 11s
Réf. 00129

Notice

Résumé :

Lors de la conférence de presse du 16 mai 1967, le général de Gaulle traite plusieurs sujets. Il commence par les résultats des élections législatives du mois de mars, et fustige la campagne de dénigrement du gouvernement orchestrée par les partis politiques. Il parle ensuite de l'état de la France, des mutations économiques et sociales qu'elle connaît et des conséquences de ces mutations, dans un contexte européen et mondial de concurrence accrue. Le Général évoque ensuite les institutions, et particulièrement l'article 38 de la Constitution de 1958. Il aborde ensuite le prochain sommet de l'Europe des Six à Rome, et se félicite de l'alliance toujours plus étroite de ses membres, face à une puissance américaine et "atlantique" surdimensionnée. Il en vient enfin à la question de l'entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché Commun, entrée à propos de laquelle le Général émet de grandes réserves, qu'il explique en détail.

Type de média :
Date de diffusion :
16 mai 1967
Type de parole :

Éclairage

Intervenant deux mois après les élections législatives de mars 1967, la conférence de presse du 10 mai est l'occasion pour le général de Gaulle de tirer les leçons de celles-ci et de faire le point sur les grands problèmes qui se posent à la France au lendemain du scrutin et alors qu'on considère généralement qu'il est sorti affaibli d'une élection où il s'en est fallu de très peu que le corps électoral lui impose une majorité hostile. En effet si les candidats du "Comité d'action pour la Vème République" ont clairement devancé au premier tour avec 38% des suffrages leurs opposants communistes (22,5%), membres de la Fédération de la gauche (21%) ou centristes (13,5%), les désistements et reports de voix du second tour n'ont permis à la majorité gaulliste de l'emporter que d'extrême justesse, faisant élire 247 députés contre 240 à l'opposition.

Interrogé sur les leçons qu'il tire du scrutin, de Gaulle dénonce la volonté des opposants d'avoir voulu en faire un "troisième tour" de la présidentielle de 1965 en constituant une majorité qui paralyserait les institutions et obligerait le Chef de l'Etat "à se soumettre ou à se démettre". Affirmant une fois de plus l'impossibilité pour une opposition divisée et professant des vues contradictoires de proposer une alternative crédible, il juge qu'elle n'a cherché qu'à capitaliser le malaise de certaines catégories devant la mutation modernisatrice que subit le pays. Toutefois l'étroitesse de la majorité le pousse à réclamer sa cohésion et sa discipline, faisant sans doute allusion à la démission du gouvernement du ministre de l'Equipement Edgar Pisani devant la décision de procéder à des réformes économiques et sociales par ordonnances et aux réserves exprimées par Valéry Giscard d'Estaing et Michel Poniatowski, dirigeants des Républicains-Indépendants dont l'appui est indispensable à la majorité.

C'est précisément sur ces pouvoirs spéciaux demandés au Parlement pour pouvoir mettre en oeuvre les adaptations nécessaires à la réalisation de la dernière étape du Marché commun prévue pour l'été 1968 que portent les questions suivantes. Sur le fond, il affirme que les mesures envisagées se situent dans le droit fil des mutations profondes entreprises à la Libération, puis durant la Vème République pour moderniser le pays et l'adapter au monde nouveau. Enumérant les résultats obtenus, listant les objectifs économiques et sociaux à atteindre par la voie de l'action de l'Etat dans un cadre de libre entreprise, il replace l'ensemble dans une perspective de progrès économique et de justice sociale, insistant sur sa volonté d'aboutir à une participation des salariés aux bénéfices de l'entreprise. Sur la forme, il rappelle que la procédure des pouvoirs spéciaux est parfaitement légale, conforme à la Constitution et adoptée pour accroître l'efficacité de l'action gouvernementale.

C'est sur le Marché commun et l'éventuelle adhésion de l'Angleterre à celui-ci que portent les dernières questions. Une réunion des dirigeants de la Communauté destinée à célébrer le dixième anniversaire du traité de Rome devant avoir lieu fin mai dans la capitale italienne, de Gaulle croit discerner chez ses partenaires un "souffle nouveau" d'indépendance vis-à-vis de l'atlantisme par rapport à celui qui a conduit en avril 1962 au rejet du "Plan Fouchet" d'Europe politique proposé par la France. Quant à l'Angleterre à l'adhésion de laquelle la France s'était opposée en 1963, son point de vue n'a pas évolué, et il s'attarde longuement à le justifier. Considérant que l'édifice lentement élaboré de l'Europe des Six a sa cohérence, il juge que la Grande-Bretagne, Etat insulaire, lié au Commonwealth et aux Etats-Unis, ne pourrait accepter les règles de la CEE qu'au prix d'efforts formidables, de délais très longs et d'innombrables exceptions qui modifieraient la nature même du Marché commun. Il énumère les domaines où, à ses yeux, l'incompatibilité est totale : politique agricole, circulation des capitaux, statut de la livre sterling, liens particuliers avec les Etats-Unis, etc... Aussi estime-t-il que l'Angleterre ne demande son adhésion au Marché commun que pour en changer la nature dans un sens totalement contraire aux vues de la France, celui d'une simple zone de libre-échange noyée dans la zone atlantique. Le général de Gaulle juge que dans ces conditions trois solutions sont possibles : accepter la dénaturation de l'Europe par l'adhésion britannique; conclure avec la Grande-Bretagne et les Etats qui lui sont liés dans la zone de libre-échange des accords d'association ; attendre que l'Angleterre change et devienne véritablement européenne, solution qui a manifestement sa préférence.

Serge Berstein

Transcription

Charles de Gaulle
Bonjour Mesdames, Messieurs, je suis très heureux de vous voir. Pour ce que nous avons à faire, qui est une tâche d'information, cette fois-ci, je vais commencer par demander aux uns, aux autres, aux unes et aux autres, les questions qu'ils souhaitent me poser. Ensuite, on les mettra, si vous voulez bien, en ordre. On les groupera. Je pense d'ailleurs que les sujets principaux sont à l'esprit de tous et je m'efforcerai d'y répondre. Si vous le voulez bien, prenez la parole, je vous en prie.
Jacqueline Baudrier
Jacqueline Baudrier, journal parlé ORTF. Monsieur le Président, dans quelle mesure, la situation économique et sociale justifie-t-elle le recours à la procédure exceptionnelle des pouvoirs spéciaux, et le gouvernement entend-il se servir de ces pouvoirs spéciaux pour promouvoir des réformes profondes, voire révolutionnaires ?
Journaliste 1
Monsieur le Président, en suspendant le pouvoir législatif, et le droit de contrôle du Parlement, avant même qu'il ait eu l'occasion de l'exercer, ne pensez-vous pas avoir porté atteinte à l'équilibre nécessaire des pouvoirs tels que vous l'avez vous-même défini ? Et quel part avez-vous pris vous-même dans le recours aux pouvoirs spéciaux ?
Albert Finet
Finet. Finet de Réforme. Monsieur le Président. Je voudrais être bref. Les élections sont du passé mais leurs effets demeurent. Pourriez-vous nous dire ce que vous en pensez, et quelles conséquences vous tirez des résultats ?
Harold King
Harold King de l'agence Reuter. Mon Général, ma question sera essentiellement courte, et j'espère qu'elle ne vous prendra pas par surprise, que pensez-vous des perspectives ouvertes par la demande de l'Angleterre de rentrer dans le Marché Commun ?
Paul Ghali
Mon Général, Paul Ghali, Chicago Daily News. Vous allez vous rendre très prochainement à Rome, pourriez-vous nous dire quelles sont, à votre avis, les perspectives de cette rencontre au sommet ?
Charles de Gaulle
Enfin, d'après ce que je comprends
Journaliste 2
Monsieur le Président
Charles de Gaulle
Vous voulez dire encore quelque chose ?
Journaliste 2
L'adhésion de la Grande-Bretagne
Charles de Gaulle
Oui
Journaliste 2
Au Marché Commun, et la future bousculade au portillon
Charles de Gaulle
Oui
Journaliste 2
De la Communauté Economique Européenne qui en résulteront, ne vont-elles pas altérer la nature même de la Communauté, et alors deux questions Monsieur le Président ? Faudra-t-il réviser les structures de la Communauté Economique Européenne ? Faudra-t-il remettre en cause les accords de Luxembourg sur la règle de la majorité ?
Charles de Gaulle
Voilà.
Journaliste 3
Général ?
Charles de Gaulle
Eh bien je crois que tous les sujets sont sur la table
Journaliste 3
Une question, vous permettez Monsieur ?
Charles de Gaulle
Alors, encore une, je vous en prie.
Journaliste 3
Deux questions très courtes. Devant l'escalade au Vietnam, est-ce que vous ne pensez pas, Monsieur le Président, que la France aura, doit avoir son mot à dire pour un règlement pacifique ? Et la deuxième question, au moment quand vous allez au Canada, est-ce que vous ne pensez pas que ce sera utile de rencontrer le Président Johnson, quelque part en Amérique du Nord ?
Journaliste 4
[INCOMPRIS] de Stockhölm. Monsieur le Président, quels sont à votre opinion les obstacles pour un pays comme la Suède d'entrer dans le Marché Commun ?
Charles de Gaulle
Tout cela ça mène d'abord aux élections, naturellement et à ce qui peut s'ensuivre. ensuite et comme toujours, Madame Baudrier, à tout ce qui est le progrès économique et social de notre pays. Ça se ramène aussi à ce qui a trait aux pouvoirs spéciaux. Pourquoi les a-t-on posés, pourquoi ai-je accepté qu'on les pose ? Ensuite, au point de vue de l'extérieur, on va à Rome, qu'est-ce qui va y arriver ? Enfin, cher ami, bien entendu, quid de l'entrée, de la candidature de la Grande-Bretagne pour entrer au Marché Commun. C'est sur ces sujets là que je vais vous répondre. Et d'abord nous commençons par les élections, puisque l'élection est là. C'est Monsieur qui m'avait posé une question à ce sujet, je lui demande de la répéter.
Albert Finet
C'est à droite.
Charles de Gaulle
Ah je vous demande pardon. Oui.
Albert Finet
Monsieur le Président, je voulais seulement vous demander ce que vous pensez des élections et les conséquences que vous en tirez ?
Charles de Gaulle
Bien. Ben écoutez, théoriquement, les élections n'avaient pas pour objet les institutions de la République. Ce n'était pas référendum national, à cet égard, c'était simplement, quand je dis simplement c'est une manière de dire, 487 compétitions locales. Et cependant, les institutions de la République étaient en cause. Elles étaient en cause parce que, pour les dirigeants de toutes les oppositions, le but à atteindre, c'était grâce à ces élections, de remettre le pouvoir à la discrétion des partis comme il l'était autrefois, et comme tout justement l'exclut notre Constitution. Ils comptaient y parvenir en faisant élire à l'Assemblée Nationale, une majorité négative. Qui, ils espéraient, tout au moins, en censurant tous les gouvernements qu'aurait nommé le Chef de l'Etat, auraient, je répète, ils l'espéraient, amené celui-ci à se soumettre ou à se démettre, et contrairement aux obligations du mandat, qu'il tient, lui, du peuple tout entier, d'abandonner la responsabilité suprême de la République et de la France. Si ils y étaient d'aventure parvenus, il va de soi qu'ils n'auraient rien pu mettre que la confusion en lieu et place du régime qu'ils auraient ainsi détruit. Que pourrait être, en effet, l'action politique commune de ceux qui veulent en venir à un régime totalitaire, même si par tactique, ils s'abstiennent de l'afficher. Et de ceux qui rêvent de restaurer l'omnipotence du Parlement, même si à ce sujet, ils tâchent de donner le change. Qu'aurait pu faire, je dis : faire, ensemble, dans le domaine économique et social, sauf une galopante inflation, ceux qui ont pour but la nationalisation de tous les moyens de production, et ceux qui s'appliquent seulement à incriminer tout ce qui est entrepris sans, bien entendu, proposer jamais, aucun plan d'ensemble qui soit différent et cohérent. Qu'auraient pu accomplir à l'extérieur, les dévoués à Moscou et les nostalgiques de Washington ? Alors je le répète : s'ils avaient pu obtenir des français une majorité négative et que, le Président de la République se fut retiré ou incliné. Devant leur obstruction législative, le gouvernement de la France n'aurait été de nouveau qu'une kaléidoscopique répartition de portefeuilles, une combinaison constamment changeante et impuissante de rivalités et de tendances diverses. Faute que dans ces conditions, il ait pu y avoir une politique française, c'en est sans doute une autre venue d'outre atlantique à travers l'esprit d'abandon et les groupes de pression qui auraient été suivis à Paris, à moins que l'élément qui dans ce mélange est le plus résolu, organisé et discipliné, l'élément totalitaire ait imposé, d'abord sa prépondérance, ensuite son autorité, enfin sa dictature au profit des soviets. Mais dans un cas comme dans l'autre, comment aurait été servie la France ? A battre la Vème République en la frappant à la tête, voilà quel était l'objectif commun à toutes les formations opposantes. Qu'elles ignorassent pour aucune d'entre elles, qu'on ne mettrait à la place du régime à détruire que le jeu stérile d'antan. Alors, le fait est, qu'ils ont pour y parvenir, non pas bien entendu, affiché leur projet, parce que, ils savaient bien, que le peuple dans son ensemble, n'était pas disposé à épouser sur ce sujet la querelle des partisans. Il ne pouvaient pas non plus invoquer l'adhésion à aucun plan d'ensemble puisqu'ils n'en avaient pas. Aucun programme comme on dit. Ils ne pouvaient donc pas réunir les suffrages sur aucun projet constructif, alors ils se sont appliqués exclusivement dans le domaine de la critique négative, appliquée à dresser, à susciter dans toutes les régions, dans toutes les catégories, tous les griefs, tous les soucis, tous les regrets imaginables, et c'était un terrain qui leur était assez rentable. Parce que dans notre pays qui accomplit une mutation industrielle, agricole, commerciale, urbaine, scolaire, hospitalière, etc..., immense et sans précédent, innombrables sont forcément les griefs, les soucis et les regrets. Au total, qu'est-il arrivé ? C'est que les dernières élections, bien que par comparaison avec celles de 1958 et de 1962, elles se soient déroulées dans une atmosphère dégagée de toute angoisse nationale, bien qu'il s'y soit exprimé 4 millions de suffrages de plus que la fois d'avant, les candidats qui se sont faits les champions de la Vème République ont obtenu, au total, au 1er et au second tour, un pourcentage de voix supérieur d'à peu près 2% à celui qu'ils avaient obtenu en 1962. La Vème République trouve une Assemblée Nationale où, semble-t-il, il existe une majorité positive, mais où dans tous les cas, il ne pourrait s'y former aucune autre qui le soit. Dans ces conditions, toute entreprise qui, à l'intérieur de cette majorité, tendrait à l'affaiblir en la divisant alors que, elle vient d'être élue, toute entière, sous une seule et même étiquette, et par des électeurs convaincus qu'elle s'était rassemblée pour soutenir une seule et même action, une telle entreprise, dis-je, serait évidemment contraire à la moralité politique et à l'intérêt public. Et en même temps, on ne voit pas, pourquoi parmi les opposants d'hier, certains qui, assumant une représentation, ont le souci du bien national, ne voudraient pas tourner la page à la querelle faite au régime. S'ils le faisaient, les raisons qu'ils croyaient avoir de combattre l'action de la Vème République, au dedans et au dehors, se ramèneraient à pas grand chose, et au contraire, se feraient jour toutes celles qu'ils auraient d'y participer. Car enfin, dans le domaine économique, étant donné tout ce qu'il y a à faire pour que la France se transforme et se développe comme il le faut, étant donné les limites et les possibilités de ses moyens, étant donné les astreintes que fait peser sur elle la concurrence internationale, les objectifs d'ensemble à atteindre par la communauté, la collectivité française, comment pourraient-il être raisonnablement contestés ? Dans le domaine social, l'élévation du niveau de vie, l'amélioration de la sécurité, en particulier, celle de l'emploi, la promotion de l'ensemble du peuple français, par les changements à apporter à la condition salariale, par l'éducation nationale, par la diffusion de la culture, par l'aménagement des loisirs, est-ce qu'elle ne mérite pas l'approbation ? Et quant à l'extérieur, que la France garde son indépendance, sans renier ses amitiés, que la Communauté Européenne des Six aille en s'affirmant, et en se renforçant dans tous les domaines. Que l'Ouest et l'Est de l'Europe pratiquent progressivement la détente, l'entente et la coopération. Que cesse en Asie le scandale de l'intervention étrangère et de la guerre et que, une aide accrue et systématique soit donnée aux peuples en voie de développement, y a-t-il là rien qui empêche le concours des bonnes volontés ? En tout cas, telle est la voie que la République va continuer de suivre. Voilà pour les élections et leurs conséquences. Je reviens sur, ou plutôt je viens à ce que vous m'avez demandé, à ce qui est à faire au point de vue économique et social. C'est bien ça que vous vouliez me demander ? Eh bien, je vais vous répondre. Il y a un fait qui domine notre pays en notre temps. Et ce fait, ça s'exprime en un maître mot comme on dit. En un maître mot : mutation. Cela tout le monde le sait, tout le monde le dit, mais les conséquences ne sont pas toujours bien comprises ni franchement acceptées. Naturellement, chacun est en principe pour le progrès, mais en pratique, cela ne va pas encore une fois sans soulever un certain nombre d'inquiétudes et d'amertume. Alors, il y a, inévitablement, dans notre progression, des saccades et des difficultés qu'il faut savoir reconnaître et surmonter, parce que l'on n'a rien pour rien. Et que l'avantage qu'il y a pour la France, à se transformer comme l'exigent l'évolution et la concurrence, implique des obstacles. Ces saccades, ces difficultés, ces obstacles, sont d'autant plus grands, d'autant plus âpres, que dans l'ensemble et pendant longtemps, nous n'avons pas épousé, sans réserve, le grand mouvement industriel qui avait été déchaîné par la machine, et que par conséquent nous avons accumulé beaucoup de retard, à cet égard. C'est banal d'en donner les raisons, chez nous, il y avait peu de houille alors que tout se faisait au charbon. Il n'y avait pas de pétrole quand c'était nécessaire d'en avoir. Il n'y avait guère de minerais quand tout dépendait des métaux. Et puis notre natalité qui allait en déclinant écartait de nous l'aiguillon démographique. En outre, nous étions un peuple riche qui, grâce à ses capitaux, se procurait au dehors les produits qu'il désirait, sans avoir besoin de les faire. Et puis tout à coup, ce pays riche s'est trouvé dépourvu des moyens financiers indispensables à un grand essor, parce que des guerres ruineuses avaient dévoré ses épargnes. J'ajoute que notre structure, économique ou plutôt sociale, et politique d'antan, qui était fondée, essentiellement, sur une classe moyenne, soucieuse de sécurité plutôt que de changement, et sur une population agricole attachée à des exploitations modestes et traditionnelles, cette structure se prêtait peu à de grands changements, à de grandes transformations. Par comparaison avec d'autres pays, les Etats-Unis, l'Angleterre, l'Allemagne, qui ont accompli bien avant nous leurs mutations industrielles, nous étions donc jusqu'à ces dernières années handicapés à cet égard. Et, nous étions, par conséquent, enfermés dans le protectionnisme, qui nous évitait d'être submergé par les autres, mais qui nous maintenait dans une situation, relativement désuète. Avant même la fin de la dernière guerre mondiale, nous avons pris la voie de la rénovation, et ce sera un des titres d'honneur de la Libération que de l'avoir déclenché. Le gouvernement qui l'a symbolisé en 1944 et en 1945 avait les pouvoirs et la confiance indispensables aux grandes réformes. Et c'est pourquoi, au moment où il le fallait, l'Etat, soudain rétabli, a pu rejeter, tout à la fois, un capitalisme abusif et un communisme écrasant, et adopter un dirigisme qui lui permettrait de conduire l'évolution. C'est ainsi que fut créé le Plan. De telle sorte que l'expansion devint une oeuvre rationnelle et équilibrée. C'est ainsi que fut nationalisé le Crédit, qui donne à l'état un instrument essentiel d'intervention. C'est ainsi que fut confié à des entreprises publiques la source même de l'activité, je veux dire : l'énergie. Charbon, électricité, gaz, pétrole, énergie atomique, et corrélativement l'institution de la sécurité sociale. Celle des allocations familiales, celle des comités d'entreprise, celle d'un statut nouveau du fermage, modifièrent profondément la condition des travailleurs industriels et des producteurs agricoles et leurs rapports avec le capital. Alors une fois ces bases de notre transformation mises en place, eh bien, une longue confusion politique sévit sur notre pays. Malgré la valeur personnelle de certains dirigeants, la crise permanente, dans laquelle, à leur propre désolation d'ailleurs, se débattaient les pouvoirs, conduisait pendant 12 ans aux facilités ruineuses d'une inflation continue D'où le déficit grandissant, à l'intérieur dans nos budgets, à l'extérieur dans nos balances de paiement. D'où les dévaluations successives et vaines de notre monnaie. D'où l'obligation de resserrer, de restreindre les rapports économiques entre notre pays et les autres. D'où l'impuissance à commencer l'application du Marché Commun. D'où l'impossibilité de traiter à l'échelle voulue, les questions comme la recherche, l'éducation nationale, le logement, l'infrastructure, l'hospitalisation, la culture, l'équipement sportif, etc, dont dépendait notre destin. Et d'où finalement, l'imminence d'une faillite catastrophique que la France n'évita, à laquelle la France n'échappa qu'en échappant à des errements politiques déplorables. Je ne m'étendrais pas sur ce qui a été fait depuis 1958 au point de vue de la transformation économique et sociale de la France. D'ailleurs, tout le monde le sait, même si on n'en convient pas toujours. J'indiquerai seulement que notre effort d'investissements publics pendant cette période pendant 9 ans, a été doublé pour le logement, je l'évalue en franc constant, doublé pour le logement et pour les affaires culturelles, triplé pour l'éducation nationale, quintuplé pour l'infrastructure, C'est-à-dire : les routes, les ports, les canaux, les terrains d'aviation, décuplé pour la santé publique et pour les sports, et que pour la recherche , il a été multiplié par 16. J'évoquerai pour l'agriculture l'immense évolution accomplie en conséquence des lois d'orientation et de la loi complémentaire qui lui ont été consacrées par la Vème République. En conséquence aussi des aides et des interventions dont le total a décuplé en faveur de l'adaptation de ses structures, de son équipement, de ses productions, de ses marchés. Pour l'industrie, je rappellerai l'institution du fond national de l'emploi, le démarrage de la formation professionnelle. Et puis, les très nombreuses interventions qui ont été entreprises à mainte, dans maintes circonstances. Ou bien pour déclencher ou faciliter des conversions et des concentrations qui étaient nécessaires, comme par exemple, dans les chantiers navals ou dans l'électronique ou dans la sidérurgie, etc. Ou bien pour parer à des situations locales graves, comme à Decazeville ou au Boucau ou à La Seyne ou Hennebont, etc... Ou bien pour inciter l'implantation d'usines nouvelles, plus de 2.000 en 9 ans, dans les régions qui en avaient besoin. Et enfin, je ferais observer que notre franc, au lieu d'être une monnaie en déroute, comme elle était naguère, est maintenant établi dans une situation exemplaire, et qu'à la place de l'état de mendicité auquel nous étions jadis condamnés, eh bien nous disposons maintenant d'une réserve de change dont le montant n'a jamais été égalé. Alors, c'est parce que, la situation était ainsi rétablie du tout au tout, que nous avons pu faire en sorte que le Marché Commun devienne, non pas seulement un écrit sur un papier, mais bien une réalité. Que nous avons pu y faire entrer réellement notre agriculture, que nous avons pu mettre sur pied avec nos partenaires, les règlements d'application qui seront tous en vigueur au milieu de l'année prochaine. Et que nous avons pu accepter de traiter avec une grande partie du monde, et notamment et avant tout, avec les Etats-Unis, d'un abaissement général des tarifs. Mais par le fait même que nous nous ouvrons ainsi un champ d'action élargi, eh bien, nous nous sommes mis, délibérément, en état de concurrence, et il y a des conséquences. Ces conséquences, c'est que nous sommes obligés à une évolution économique constante, que tout nous commande de conjuguer avec la progression sociale. En quoi consistent cette évolution et cette progression ? Dès lors que notre pays abaisse ses barrières protectrices, il est nécessaire que nos industries s'adaptent continuellement aux exigences de la concurrence, et ça implique qu'un vaste effort de productivité avec tout ce qui s'y rapporte de recherche, d'investissement, d'équipement soit mené par nous sans relâche. Pour cet effort, il y a deux leviers concevables, chez nous comme ailleurs. L'un c'est la contrainte totalitaire, c'en est un. Et l'autre, c'est l'esprit d'entreprise, c'en est un autre. Nous avons choisi le second, et cela pour des raisons qui tiennent à notre caractère national, au degré de notre développement et à la comparaison entre les résultats respectivement obtenus par l'un et l'autre système quant au rendement, quant à la prospérité collective et quant au sort matériel et moral de chacun. Alors, nous avons fait notre choix qui consiste à ouvrir la carrière à la liberté, mais nous rejetons absolument le laisser-faire, laisser-passer, et nous voulons qu'en notre siècle ce soit la République qui conduise la marche économique de la France. C'est dire que tout ce qui a été entrepris d'une manière systématique va être poursuivi systématiquement sur la même ligne, en ce qui concerne aussi bien la modernisation de l'industrie, de l'agriculture, du commerce, que le développement rationnel de nos diverses régions. Mais, il va de soi que les changements apportés à la structure et à l'emplacement, aux structures, aux emplacements de nos activités nationales, nous posent des problèmes sociaux. Et c'est avant tout le cas pour l'emploi. Qu'il s'agisse des jeunes, qui en sortant des écoles doivent entrer dans une carrière ou bien des adultes dont les réformes mettent quelquefois et souvent en cause la situation ou de tous les salariés, cadres compris, que la productivité grandissante des entreprises obligent à améliorer leur technique. Il est nécessaire d'aménager leur destination, leur mobilité et leur capacité. Comment ? Information organisée à l'échelon national quant aux offres et quant aux demandes d'emploi. Formation et perfectionnement professionnel. Encouragement apporté à la création d'entreprises nouvelles. Aide, prêter directement aux travailleurs qui sont l'objet d'une mutation. Voilà les moyens à employer pour cette adaptation qui est inhérente au progrès et à la concurrence. Il va de soi que le bon sens, et le bon sens l'exige, que les administrations publiques, les directions des entreprises, les organismes professionnels, en face d'un pareil changement, se tiennent en contact régulier et objectif. Mais ça implique qu'il ne s'agisse pas de confrontations empoisonnées par des manoeuvres politiques. Cette rénovation, car c'en est une, a besoin, à partir de la base, d'une impulsion et d'un ressort. Sans doute, faisons nous en sorte, pour atteindre ces buts à long terme, que l'éducation nationale s'ouvre à tous les échelons, à tous les jeunes, et que l'orientation les répartisse suivant les disciplines, d'après leurs aptitudes propres, et les besoins de la collectivité. Mais il est également nécessaire, que pour adhérer franchement, ardemment à la transformation de la France, les travailleurs participent, non pas seulement au gré des contrats relatifs à leur salaire, mais d'une manière organique et en vertu de la loi au progrès de l'expansion. Que ceci se traduise en bénéfice ou en enrichissement. Dans cette voie qui nous conduit sans aucun doute à un ordre social nouveau, fondé sur l'association, en même temps que sur l'esprit d'entreprise, déjà quelque part, ont avec avantage, été essayés de-ci de-là, mais maintenant c'est une étape que nous avons à franchir. Voilà ce qui est fait, voilà ce qui est à faire, pour bien voir et traiter un pareil ensemble, il ne faut pas que les arbres cachent la forêt, et il ne faut pas que les partis pris obscurcissent l'intérêt général. On m'a posé des questions concernant les pouvoirs spéciaux, le rôle que j'ai pu y jouer, qu'est-ce qui m'avait demandé ça.
Journaliste 1
[INCOMPRIS]
Charles de Gaulle
Je vous en prie.
Journaliste 1
Monsieur le Président, vous avez demandé, en suspendant le pouvoir législatif et le droit de contrôle du parlement, ne pensez vous pas qu'on porte atteinte à l'équilibre nécessaire des pouvoirs tel que vous l'avez défini vous-même ? Et quelle part avez vous prise dans l'élaboration de cette décision ?
Charles de Gaulle
Bien. Y a-t-il une autre question sur ce sujet ? Au lendemain des élections législatives, conformément à mes attributions, j'ai nommé un gouvernement. Et conformément à mes obligations, j'ai fixé avec ce gouvernement, l'ensemble de la tâche, économique, sociale et financière qui s'impose au pays. Dans le cadre de cet ensemble, et conformément à ses propres responsabilités, le Premier Ministre a choisi, pour obtenir l'accord du Parlement, momentanément, et sur un objet bien déterminé, pour des mesures indispensables et urgentes, a choisi une procédure rapide et répondant à la situation parlementaire, assez incertaine du moment. Comme cette procédure est entièrement conforme à la Constitution, dans son esprit comme dans sa lettre, je l'ai entièrement approuvée. Parlons, si vous voulez, de ces diverses règles dont on s'impatiente souvent, je le sais, et je sais bien dans quel milieu, ces différentes règles qui sont posées d'une manière précise par la Constitution. En ce qui concerne le Parlement, il est parfaitement vrai qu'il y a des règles précises, pour ce qui est de la délimitation du domaine législatif, des rôles respectifs du Parlement et du gouvernement, en la matière, des procédures dont le gouvernement peut user pour rendre plus expéditifs les débats et les votes du Parlement, et enfin sur les conditions dans lesquelles l'Assemblée Nationale peut censurer le gouvernement. Après quelque 100 ans de pratique parlementaire, et une fois la constatation faite en 1958, littéralement, in extremis, de certains errements désastreux, la Constitution a fixé ces règles, à défaut desquelles c'est le régime représentatif lui-même qui risquerait fort de disparaître. Emporté par les conséquences d'abus que ne supporte plus le caractère de notre temps. Il est d'ailleurs assez remarquable que quand j'ai eu moi-même à élaborer avec mon gouvernement le projet de constitution, ceux des ministres, ils étaient 3, qui avaient été Président du Conseil sous IVème République, étaient les plus résolus à appuyer en la matière, des règles bien déterminées. Sans doute parce qu'ils en avaient personnellement éprouvé la nécessité. Et c'est un fait d'autre part, que d'aucun côté, aucune réserve ne fut formulée à de sujet, tant était forte, alors et pour cause, l'impression que pour le Parlement, la réforme c'était le salut. Parmi ces règles tutélaires, il y en a une qui est l'article 38, en vertu duquel le Parlement peut attribuer au gouvernement, pour une durée déterminée, pour certains objectifs définis, des pouvoirs que l'on qualifie de spéciaux. L'expérience avait d'ailleurs été faite sous les républiques précédentes, qu'une telle disposition a été nécessaire, et de fait, on l'avait souvent employé, à l'époque, dans le silence approbateur des juristes, et même des juristes partisans. Bien que le texte constitutionnel d'alors ne prévoyait aucunement cette disposition, si même, comme la Constitution de 46, il ne l'excluait pas. Eh bien à présent, les textes constitutionnels la prévoient, et c'est même sur leur base explicite, que de tels pouvoirs ont été demandés et obtenus, 7 fois en 7 ans, par le gouvernement de la Vème République, eh bien, il va être une fois de plus de même. En vérité, il n'y a absolument rien là qui ne soit tout à fait normal, en principe, et en l'occurence tout à fait satisfaisant. Quelqu'un m'avait demandé ce qui allait se passer à Rome. Je vous en prie.
Paul Ghali
Je sais que vous devez vous rendre à Rome très prochainement
Charles de Gaulle
Oui
Paul Ghali
Voulez-vous avoir le dire quels sont à votre avis les perspectives de cette rencontre au sommet ?
Charles de Gaulle
Vous vous rappelez que ce n'est pas la première fois, ce sera la troisième, que les Etats de la Communauté Européenne se réuniront au sommet. Ça avait eu lieu déjà sur la proposition de la France, à Paris et puis à Bonn, en 1961. A cette époque, nous pensions ici que, puisque les Six avaient pu organiser, commencer à organiser leur économie, il était concevable qu'ils acceptent de ménager entre eux, un début de coopération politique. On sait aussi que la tentative n'avait pas réussi parce que, nos partenaires dans leur ensemble n'envisageaient pas, à cette époque, que l'Europe existât par elle-même, et qu'elle pût traiter de questions concernant la politique et la défense en dehors de l'OTAN, c'est-à-dire : indépendamment de l'Amérique et de l'Angleterre. Or voici que le gouvernement italien a pris l'initiative de réunir dans sa capitale, les 6 Chefs d'Etat ou de gouvernement, d'abord pour commémorer le dixième anniversaire du Traité de Rome, et puis aussi pour échanger leurs vues sur les sujets qu'ils choisiront, y compris les sujets politiques, la France se rendra volontiers à cette invitation. Je ne préjugerai pas, bien entendu, de ce qui pourrait être considéré par cette réunion au sommet. Je dirai seulement qu'il semble qu'une impression de solidarité se fait, depuis quelque temps, jour, parmi les Six. Je parle de leur solidarité vis-à-vis de l'extérieur. Ça tient peut-être en partie à la grande confrontation tarifaire qui s'est terminée la nuit dernière, et où on est parvenu à un accord par de réciproques compensations. Mais qui a montré que les Etats atlantiques, les plus atlantiques, je veux dire : les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, les Scandinaves, avaient des intérêts qui différaient essentiellement des intérêts des continentaux. Ça tient peut-être aussi à la pression très vive exercée par les américains, et par les britanniques pour amener l'Europe à accepter, à ses frais, et au profit des déficits déficitaires, des balances anglo-saxonnes, des déficits des balances anglo-saxonnes à accepter la création de moyens monétaires artificiels qu'on qualifie de liquidités. Ces moyens, en effet, ne devant plus être gagés par l'or, constitueraient une source nouvelle d'inflation, et d'inflation inépuisable qui s'ajouterait à celle qui, déjà sous le couvert du Gold Echange Standard, résulte des émissions et des exportations arbitraires et excessives, de dollars. Enfin, ce renforcement de l'esprit européen parmi les Six tient peut-être encore à la menace que fait peser sur eux, dans le domaine technologique, le déferlement conquérant des américains. Mais c'est surtout dans le domaine politique, conjugué naturellement avec celui de la défense, que le comportement des Etats-Unis, soutenus par les britanniques, le comportement des Etats-Unis a pu faire discerner aux Six quelles raisons proprement européennes justifieraient leur concert. Qu'il s'agisse de questions concernant la sécurité de l'Europe ou bien la détente, l'entente, la coopération avec les pays de l'Est, en vue d'ouvrir la voie au règlement du problème allemand. Ou bien encore, de la guerre qui sévit, qui s'aggrave en Asie, ou encore du concours à apporter au Tiers-Monde par les pays développés, etc. Bref, il semble qu'un souffle favorable à des contacts nouveaux, et si je puis dire, moins compassé effleure actuellement les Six. La France, encore une fois, se rendra volontiers à l'invitation de Rome, tout en comprenant très bien jusqu'à quel point, et pour quelle raisons, les claires vérités et réalités qui sont devant nous, peuvent apparaître encore comme complexes et diverses à chacun de ses partenaires. Cher ami, à la fin des fins, je vais vous répondre sur la question de l'Angleterre par rapport au Marché Commun. Vous m'aviez déjà posé la question, il y a quelques mois, eh bien enfin, je m'en vais vous dire ce que j'en pense. Naturellement, je ne préjuge pas de ce pourrait être éventuellement, je dis éventuellement, des négociations, je ne parle pas de ça, je me mets simplement aujourd'hui sur le plan des idées générales, de la considération d'ensemble du sujet, et je crois qu'il est nécessaire de la préciser. Je commencerai par dire que le mouvement qui semble porter actuellement l'Angleterre à se lier à l'Europe, au lieu de se tenir au large, ce mouvement ne saurait que satisfaire la France. Et c'est pourquoi, nous prenons acte avec sympathie, de ce que paraît indiquer à ce sujet, de ce que paraisse indiquer à ce sujet, l'intention manifestée et la démarche accomplie par le gouvernement britannique. De notre part, il ne saurait être, et d'ailleurs il n'a jamais été question de veto. Il s'agit simplement de savoir si l'aboutissement est possible dans les cadres et dans les conditions de l'actuel Marché Commun, à moins d'y jeter des troubles destructeurs ou bien dans tel autre cas, et dans telles autres conditions, il pourrait l'être. A moins qu'on ne veuille sauvegarder ce qui vient d'être bâti, jusqu'à ce que, éventuellement, il apparaisse concevable d'accueillir une Angleterre qui se serait, de son côté, pour son compte, profondément transformée. J'ai parlé de troubles destructeurs dans le Marché Commun, nous savons tous qu'il a fallu 10 ans de gestation pour le construire, et qu'il a fallu aussi, un inlassable effort de coopération de la part des Six. Personne n'a oublié de quelle confrontation critique est sortie, par exemple, la communauté agricole. Car en effet, il ne s'agissait pas seulement du Traité de Rome, mais il s'agissait, je dirais surtout, d'y ajouter des règlements. Des règlements multiples et qui comportaient des équilibres minutieux entre les intérêts divers des Etats membres. Pour la communauté agricole, ça a été un ajustement extraordinaire de ce qui avait trait aux productions, aux prix, aux échanges, aux conditions financières, etc. Et puis encore, les Six ne sont-ils pas au bout de leur action de construction. Car il leur faut maintenant prendre corps à corps des problèmes très ardus. L'énergie, les impôts, les charges sociales, les transports, etc. Et puis quand ils auront bâti complètement l'édifice, il faudra qu'ils y vivent ensemble. C'est-à-dire : que d'année en année, ils se soumettent aux règles, aux compromis, aux sanctions, qui sont et seront fixés. Bref, le Marché Commun constitue une sorte de prodige. Y introduire maintenant des éléments massifs et nouveaux au milieu de ce qu'on a si malaisément accordé, ce serait, évidemment, remettre en cause l'ensemble et les détails, et poser le problème d'une entreprise toute différente. Et d'autant plus que si on a pu bâtir ce fameux édifice, c'est parce qu'il s'agissait de pays continentaux qui étaient immédiatement voisins, les uns des autres. Qui présentaient entre eux des différences de dimensions, et qui étaient complémentaires par la structure de leur économie. Qui formaient par leur territoire un ensemble compact géographique et stratégique. Il faut ajouter que, en dépit et peut-être à cause de leurs grandes batailles d'autrefois, je parle naturellement surtout de la France et de l'Allemagne, ils étaient portés à s'appuyer mutuellement plutôt que de s'opposer. Ils avaient conscience, ils ont conscience aussi du potentiel de leurs moyens matériels et de leurs valeurs humaines, et ils souhaitent, tous, tout haut ou tout bas, que leur ensemble constitue, un jour, un élément qui puisse faire équilibre à n'importe quelle puissance du monde. Par comparaison avec les motifs qui ont amené les Six à organiser leur ensemble, on comprend très bien pour quelle raison l'Angleterre, qui n'est pas continentale, qui en raison, à cause de son Commonwealth, et de sa propre insularité, est engagée au lointain des mers, qui est liée aux Etats-Unis par toutes sortes d'accord spéciaux, l'Angleterre n'ait pas pu se confondre avec une Communauté aux dimensions déterminées et aux règles rigoureuses. Et à mesure que cette Communauté s'organisait, on a vu l'Angleterre se refuser d'abord d'en faire partie, et même manifestait à son égard une attitude hostile, parce qu'elle croyait voir une menace économique et politique. Ensuite, le gouvernement britannique a tâché de négocier sa participation à la Communauté mais dans les conditions telles que celle-ci aurait été étouffé par cette adhésion. Après quoi, un autre gouvernement britannique a affirmé qu'il ne voulait plus entrer dans la Communauté et s'est appliqué à resserrer ses liens avec le Commonwealth et avec d'autres pays d'Europe groupés autour de lui en une zone de libre échange. A présent, voilà que l'Angleterre paraît avoir adopté un état d'esprit nouveau, et se déclare prête à souscrire au Traité de Rome, quitte à ce que lui soient accordés des délais exceptionnels et très prolongés. Et à ce que, pour ce qui la concerne, des changements essentiels soient apportés dans l'application. Il y a beaucoup de raisons pour penser, comme l'a déclaré, du reste, à cause de sa profonde expérience et de sa grande clairvoyance, le Premier Ministre britannique, beaucoup de raisons de penser que pour en arriver là, les obstacles à franchir sont formidables. Ainsi en est-il des règlements agricoles. On sait que ces règlements tendent à faire en sorte que la Communauté se nourrisse de ce qu'elle produit, et à compenser, par ce qu'on appelle des prélèvements financiers, l'avantage que l'un ou l'autre pourrait trouver à importer des denrées moins chères, venues d'ailleurs. Or, l'Angleterre s'alimente, pour une large part, une très large part, de vivres qu'elle achète à bon compte partout dans le monde, et notamment dans le Commonwealth. Qu'elle se soumette aux règles des Six, voilà sa balance des paiements écrasée de prélèvements, et la voilà contrainte à augmenter chez elle ce que coûtent les aliments jusqu'au niveau des prix adopté par les Six. Par conséquent contrainte à accroître les salaires de ses travailleurs et à vendre ses fabrications d'autant plus cher et d'autant plus difficilement. Il est clair que ça ne lui est pas possible. Mais d'autre part, faire entrer l'Angleterre dans la Communauté, sans qu'elle soit astreinte aux règlements agricoles des Six, c'est détruire ce règlement là, c'est le faire éclater. Et par conséquent, rompre, c'est rompre l'équilibre du Marché Commun tout entier. C'est enlever à la France une des principales raisons qu'elle a d'en faire partie. Une autre difficulté essentielle tient au fait que, chez les Six, il est de règle que les capitaux circulent librement pour favoriser l'expansion. mais qu'en Angleterre, s'ils peuvent entrer, il leur est interdit de sortir, pour ne pas aggraver le déficit de la balance des paiements. Déficit qui, malgré de méritoires efforts et certains progrès récents, demeure toujours menaçant. Comment résoudre le problème ? Comment l'Angleterre pourrait-elle supprimer les écluses, qui bloquent les sorties, les mouvements des capitaux vers l'extérieur ? Et inversement, comment les Six pourraient-ils faire entrer dans leur organisation un partenaire qui serait isolé dans un système aussi exorbitant ? Comment encore ne pas voir à quel point et pourquoi la situation propre à la Livre Sterling empêche le Marché Commun de s'incorporer l'Angleterre ? En effet, entre les Six, leur organisation supprime toutes barrières à leurs échanges. Ce qui implique, bien sûr, que les monnaies, leur monnaie ait une valeur relative constante. Et que si l'une d'entre elles était ébranlée, la Communauté la rétablirait aussitôt. Mais cela n'est possible que parce que, le Mark, la Lire, le Florin, le Franc belge, le Franc français, sont dans une situation parfaitement solides. Or, sans qu'on doive désespérer de voir la Livre se maintenir, le fait est qu'on ne sera pas assuré, avant longtemps, qu'elle y parviendra. On le saura d'autant moins, qu'elle a par rapport aux monnaies des Six le caractère particulier d'être, comme on dit, de réserve. Ce qui fait qu'un grand nombre d'Etat dans le monde, notamment dans le Commonwealth, détiennent d'énormes créances en Livre. Comment faire à ce sujet ? Je sais bien qu'on dit parfois qu'il est possible de distinguer, de séparer le sort de la Livre, monnaie nationale, du sort de la Livre, monnaie internationale. On dit parfois aussi, qu'une fois dans l'organisation, l'Angleterre, s'y trouvant, avec sa Livre Sterling, eh bien la Communauté ne serait pas obligée de répondre de ce qu'il arriverait de sa monnaie. Mais ce sont là des jeux de l'esprit. En somme, la parité et la solidarité monétaires sont des règles essentielles, des conditions essentielles du Marché Commun, et ne peuvent pas être étendues à nos voisins d'outre-Manche. A moins qu'un jour, la Livre se présente dans une situation toute nouvelle, et telle que sa valeur d'avenir apparaisse comme assurée, qu'elle soit dégagée du caractère de monnaie de réserve, et qu'ait disparu l'hypothèque des balances débitrices de la Grande-Bretagne, à l'intérieur de la zone Sterling. Mais quand en serait-il ainsi ? Ce qui est vrai dès à présent au point de vue économique, le serait éventuellement au point de vue politique. L'idée, l'espoir, qui a, sans aucun doute, porté les européens à s'unir, c'était l'idée, l'espoir de constituer un ensemble, qui serait européen à tous les égards. C'est-à-dire : qui non seulement pèserait son propre poids, en fait d'échanges et de production, mais qui serait capable de traiter politiquement pour lui-même et par lui-même vis-à-vis de qui que ce soit. Etant donné les rapports particuliers, de l'Angleterre, des britanniques, avec l'Amérique, et avec les dépendances, en même temps que les avantages qui en résultent pour eux, étant donné l'existence du Commonwealth et les relations privilégiés qu'ils ont avec lui, étant donné que les britanniques assument encore, croient devoir assumer encore des obligations spéciales dans divers es régions du monde, ce qui les distingue fondamentalement des Occidentaux, on voit bien comment la politique des Six, à condition qu'ils en aient une, pourrait s'associer, dans certains cas, dans beaucoup de cas, à celle des britanniques. Mais on ne voit pas du tout comment l'une et l'autre politique pourraient se confondre. Enfin, il est vrai que les Anglais, c'est tout naturel, envisagent que leur participation à la Communauté aurait pour résultat de conduire celle-ci à devenir, progressivement, tout autre que ce qu'elle est. Et de fait, leurs mandataires, étant installés dans les organes dirigeants, au conseil des ministres, au conseil des suppléants, les commissions , l'assemblée, représentant dans ces aréopages la masse des intérêts et des servitudes économiques et politiques propres à leurs pays. Etant rejoints dans ces enceintes aussitôt par les délégations d'un certain nombre d'autres pays européens qui sont avec eux dans la zone de libre échange, et y trouvant, quant au nombre et quant à l'audience, une importance correspondante, dès lors qu'il en serait ainsi, il va de soi que l'inspiration, les dimensions, les décisions, de ce qui est aujourd'hui la Communauté des Six, cèderaient la place à une inspiration , des dimensions, des décisions qui seraient complètement différentes. D'ailleurs, les britanniques ne dissimulent pas que s'ils se trouvaient dans la place, ils entreprendraient d'obtenir des modifications et notamment en matière agricole. Mais les conditions dans lesquelles la France se trouve actuellement dans le Marché Commun, quant à son industrie, son agriculture, son commerce, sa monnaie, et finalement sa politique, serait sans aucun rapport avec celle qu'elle trouverait dans l'organisation nouvelle dont je parle. En vérité, il semble bien que la situation des britanniques, par rapport aux Six, dans le cas où on envisagerait de la changer, où on serait d'accord pour envisager de la changer, ce changement comporterait l'une ou l'autre de trois issues. Ou bien admettre que l'entrée des britanniques, avec toutes les exceptions dont elle ne saurait manquer d'être accompagnée, avec l'irruption de données nouvelles, par leur nature et par leur quantité, qu'elle comporterait forcément, avec la participation de nouveaux Etats qui en seraient certainement le corollaire, imposerait en fait la construction d'un édifice tout nouveau en faisant table rase de celui qui vient d'être construit. A quoi alors aboutirait-on, sinon, peut-être à la création d'une zone de libre échange de l'Europe Occidentale, en attendant la zone atlantique, laquelle ôterait à notre continent sa propre personnalité. Ou bien instaurer entre la Communauté d'une part, les britanniques et les Etats de la zone de libre échange d'autre part, un régime d'association qui est d'ailleurs prévu par le Traité de Rome, et qui multiplierait et faciliterait les rapports économiques des contractants. Ou bien enfin attendre, pour changer ce qui est. Que l'évolution intérieure et extérieure dont semble-t-il l'Angleterre montre les signes, ait été menée à son terme. Autrement dit que ce grand peuple, si magnifiquement doué, en fait de capacité et de courage ait accompli lui-même, pour son compte, de son côté, la profonde transformation économique et politique qui permettrait de le joindre aux Six continentaux. Je crois bien que c'est là ce que souhaitent beaucoup d'esprit soucieux de voir paraître une Europe ayant ses dimensions naturelles, et qui portent à l'Angleterre une profonde admiration et une sincère amitié. Si un jour elle en venait là, dans quel cas, la France accueillerait cette historique conversion. Mesdames, Messieurs, j'ai terminé.