Discours du 5 février 1962

05 février 1962
22m 39s
Réf. 00075

Notice

Résumé :

Le début de l'année 1962 voit l'augmentation du nombre d'attentats terroristes commis par l'OAS. En réaction, la classe politique tente de mettre sur pied une alliance entre modérés, socialistes, radicaux et républicains populaires, en faveur d'une politique de substitution à celle du Général, politique avant tout "atlantique" et "européenne". C'est alors que le général de Gaulle prend la parole pour rappeler aux Français la tâche que son gouvernement a réalisé depuis trois ans, et présenter les grandes lignes de ce qui reste à accomplir. Après un rappel historique sur l'évolution de la France depuis le XVIIe siècle, le Général décrit une France en pleine croissance grâce au Plan. Il poursuit en parlant de la nécessité d'unir les pays de l'Europe occidentale et reparle de la force de frappe française ainsi que des rapports Est-Ouest. La fin de son allocution est consacrée à l'Algérie. Après avoir condamné fermement les attentats de l'OAS, il envisage les solutions possibles pour arriver à l'indépendance de l'Algérie.

Type de média :
Date de diffusion :
05 février 1962
Type de parole :

Éclairage

En ce début d'année 1962, on pressent que les conversations secrètes engagées depuis plusieurs mois avec le FLN sont proches de l'aboutissement, ce qui entraîne une recrudescence des attentats de l'OAS en métropole et en Algérie. Mais de Gaulle n'ignore pas que ses adversaires politiques de gauche et de droite sont prêts à le chasser du pouvoir une fois la guerre terminée, comme le prouve le rapprochement esquissé entre ces partis pour définir une politique plus atlantique et plus européenne. Aussi le Général entend-il prendre les devants et son allocution fait transition entre deux moments. Le premier est la fin de la guerre d'Algérie pour lequel il rappelle l'objectif, fondé sur l'indépendance et la coopération, et lance une condamnation sans appel des "entreprises subversives et criminelles" de l'OAS. Mais le second qui occupe l'essentiel de l'allocution est le rappel des réalisations qui ont adapté la France à son temps dans l'ordre économique, social, militaire, international, européen et qu'il entend conserver et défendre face aux remises en cause, grâce aux moyens que lui fournissent les institutions.

Serge Berstein

Transcription

Charles de Gaulle
Oui, nous vivons des jours assez tendus et la route est assez difficile. Y sont, évidemment pour beaucoup, les troubles suscités par des agitateurs qu'il faut réduire et châtier. Mais ne serait plus absurde que d'en être obnubilé alors que nous sommes en période de grande réalisation. Levons la tête pour les voir. Ainsi, les incidents, si odieux qu'ils puissent être, prennent leur importance relative, et les médiocrités ne sont que ce qu'elles sont. Aujourd'hui, de nouveau, je veux dire au pays où nous en sommes et vers quoi nous marchons. La France, au long de sa vie, a traversé des époques où l'évolution générale requérait d'elle. Le renouvellement, sous peine de déclin et de mort. Ce fut le cas par exemple quant au début du dix-septième siècle, notre monarchie parvint à mettre un terme définitif à la féodalité, parce que les conditions intérieures et extérieures exigeaient l'Etat centralisé et l'unité nationale. Ce fut le cas quand la Révolution instaura au-dedans la liberté et l'égalité, au dehors l'ntervention, parce que la démocratie, la concurrence, le prosélytisme répondaient au caractère politique, économique et social de la période qui commençait. C'est certainement le cas aujourd'hui, parce que l'ère où nous nous trouvons et que marque l'accélération du progrès scientifique et technique ; Le besoin de promotion sociale, l'apparition d'une foule d'Etats nouveaux, la rivalité idéologique des empires, nous imposent, au-dedans de nous-mêmes et dans nos rapports avec les autres, une immense rénovation. La question est de l'accomplir sans que la France cesse d'être la France. Je le dis une fois de plus, cette transformation implique d'inévitables remous en secourant quelque peu le navire. Ceux-ci peuvent donner le mal de mer à certains coeurs mal accrochés. Mais dès lors que la barre est fermement tenue, que l'équipage assure la manoeuvre, que les passagers restent confiants, et alors place, il n'y a pas de risque de naufrage. En fait et en dépit de tout, nous voguons à pleine voile vers les buts que nous nous sommes fixés, en ce qui concerne tant notre développement intérieur que notre action à l'extérieur et le règlement de l'affaire d'Algérie. Qui peut contester de bonne foi que notre pays, à moins de [INAUDIBLE] très vite, ne peut dans le monde d'à présent se dispenser d'être une grande puissance industrielle, agricole, commerciale ; Au progrès social constant, dont la population s'accroisse, qui instruit sa nombreuse jeunesse en vue d'une activité nationale sans cesse plus vaste et plus complexe ; Et qui dispose, au surplus, d'une monnaie stable et de finances équilibrées. Certes, tandis que la France repétrit sa structure, on voit tel ou tel intérêt particulier dressé devant l'intérêt général, des objections et des manifestations plus ou moins vives et plus ou moins valables. Mais quand on est en comparaison, tout ce qui a été accompli depuis quatre ans, avec le fait qu'en réalité notre vie politique et sociale n'a jamais été aussi calme que pendant cette période, on est fixé sur la solidité raisonnée du pays dans ses profondeurs. Personne au monde, excepté quelques partisans aveugles, ne méconnaît en effet le puissant développement de la France. Chacun de nous en est saisi quand il parcourt notre pays, sus en regardant les images. Jamais en France on n'a produit, construit, instruit autant. Jamais le niveau de vie moyen des Français n'a été au degré où il est aujourd'hui. Jamais nulle part il n'y a eu moins de chômeurs que chez nous. Jamais notre monnaie, notre crédit n'ont été aussi forts à ce point que maintenant, loin d'en traiter, nous prêtons même aux plus riches. Assurément, c'est ensemble qu'on porte encore beaucoup de lacunes et de défauts. Nous ne sommes pas au bout de nos peines et nous savons quel monde nous entoure et comment les événements extérieurs peuvent influer sur nos affaires. Mais, dans le temps même où apparaît notre réussite, pourquoi irions-nous nous décourager ? Imitant ce pêcheur qu'évoque Shakespeare et qui en ayant trouvé une perle et effrayé de la voir si belle la rejetait à la mer. Qui peut contester de bonne foi que la France directement menacée et dès lors que d'autres nations disposent des moyens de la détruire en un instant doit être armée elle aussi? Et de telle sorte qu'aucun Etat ne puisse penser à la tuer sans risquer lui-même la mort. Que la France, pour sauvegarder la liberté dans l'univers, doit être actuellement l'allié de l'Amérique, l'allié effective de l'Amérique, tout comme l'Amérique doit être la sienne. Que la France, grâce au fait que pour la première fois de l'histoire se sont effacés les grands griefs, entre elle-même et ses voisins européens, doit aider à bâtir l'Europe occidentale en une union organisée d'Etats. Afin que s'étende peu à peu, de part et d'autre du Rhin, des Alpes et peut-être de la Manche, l'ensemble politique, économique, culturel et militaire le plus puissant, le plus prospère et le plus rayonnant du monde. Toutefois, parce que maintenant nous marquons une volonté, édifions une force, déployons une politique qui sont les nôtres ; Ce cours nouveau ne laisse pas de contrarier le réseau des conventions antérieures qui a signé à notre pays le rôle d'une nation dite intégrée, c'est-à-dire effacée. Bien sûr, il en résulte quelques étonnements et quelques aigreurs, mais comme l'action propre à la France nouvelle est inéluctable et salutaire à tous, c'est un fait qu'on s'en accommode, en attendant qu'on s'en félicite. C'est ainsi que réapparaît notre défense nationale. Avant la fin de cette année, la majeure partie de notre armée sera stationnée en Europe et en pleine réorganisation. Avant la fin de l'année prochaine, nous disposerons d'un premier élément opérationnel de force atomique française. Par la suite, nous développerons ses moyens de dissuasion, à moins qu'il n'en existe plus dans les mains d'aucune autre puissance. Nous croyons que les possibilités matérielles et morales du monde libre pour en tirer grand profit de ce redressement des armes de la France. D'autre part, en prenant une partie de ne point négocier sur Berlin et sur l'Allemagne. Tant que l'union soviétique ne cessera pas ses menaces et ses sommations et qu'elle ne créera pas une situation de vraie détente internationale, nous pensons avoir évité à nos alliés et à nous-mêmes soit le recul catastrophique ; Soit la rupture dramatique, soit l'enlisement tragique comique, à quoi eut évidemment abouti la conférence? Et enfin, nous nous appliquerons à faire sortir l'Europe unie du domaine de l'idéologie et de la technocratie, et à la faire entrer dans celui de la réalité, c'est-à-dire de la politique. Par exemple, nous n'avons pas consenti, comme nous y invitait pourtant une mystique des dates assez artificieuse. Nous n'avons pas consenti à développer un marché commun qui n'engloberait pas l'agriculture et où la France, pays agricole en même temps qu'industriel, verrait son équilibre économique, social, financier bouleversé de fond en comble. Au contraire, nous avons, pour notre part, fait en sorte que la grave mission du traité de Rome à cet égard fut réparée pour l'essentiel, que les dispositions et les sauvegardes nécessaires fussent décidées par les six Etats contractants. En même temps, nous avons proposé, nous proposons à nos partenaires une organisation d'ensemble de la coopération des Etats, sans laquelle il ne peut pas y avoir de repli, excepté dans des rêves, des parades ou des fictions. Qui peut contester de bonne foi que l'oeuvre indispensable et généreuse consistant à changer en rapport de coopération les rapports de domination qui nous liaient à nos colonies doit être achevée là où elle ne l'est pas, c'est-à-dire en Algérie. Et cela, bien que l'insurrection et le terrorisme déclenchaient, voici plus de sept ans, faute qu'on ait su et pu faire à temps le nécessaire. La présence d'une communauté de souche européenne d'un million de personnes au milieu de neuf millions d'Arabes et de Kabyles. L'attachement porté par beaucoup de Français à ce territoire lié à nous depuis cent trente ans y rend la décolonisation extraordinairement difficile et méritoire. Alors, à mesure qu'était tracée et suivie la voie qui mène à la paix, certains Français indignes se sont lancés dans des entreprises subversives et criminelles ; Exploitant et exaspérant l'irritation et l'inquiétude d'une partie de la population d'origine européenne, la nostalgie de quelques éléments de l'armée, la rancune et l'ambition de plusieurs chefs militaires ou politiciens disponibles. Ces conspirateurs ont essayé, essaient et sans doute essaieront encore de créer des bouleversements à la faveur desquels ils imaginent se saisir du pouvoir. Ils l'ont tenté. L'événement lors de l'affaire des barricades, ils l'ont tenté. L'événement en Avril, ils le tentent en ce moment, grâce à un système de chantage, de vol, d'assassinat, transporté jusqu'en métropole. Mais ils le font aussi vainement. Certes ils peuvent, ils ont pu commettre des meurtres ou des destructions, accroître la tension dans les grandes villes algériennes, provoquer quelques alarmes en France dans des milieux restreints. Mais la nation, elle méprise et condamne ces gens, leurs complots et leurs attentats. Leur destin ne relève que des forces de l'Ordre, de la police et de la justice. Le gouvernement est là pour en répondre. Et moi, j'ai pris quand il le fallait et au besoin je prendrai encore les mesures exceptionnelles nécessaires, qui n'empêchent d'ailleurs que nous approchons de l'objectif qui est le nôtre. Pour nous, il s'agit dans le moindre délai de réaliser la paix et d'aider l'Algérie à prendre en main son destin en ménageant l'institution d'un exécutif provisoire et en nous tenant prêts à reconnaître sans nulle restriction ce qui ne manquera pas de sortir de l'autodétermination. C'est-à-dire un Etat souverain et indépendant. Il s'agit aussi d'établir entre la France et l'Algérie nouvelle une coopération organisée. Ce qui implique que nous admettions des charges qui nous seront nombreuses et onéreuses. Mais à la condition que soient respectés nos intérêts essentiels, notamment au Sahara, et que soit garantie à la minorité de souche européenne sa participation aux activités algériennes et la sécurité de ses personnes, de son mode de vie, de ses biens. Etant en outre entendu que ceux qui choisiraient de s'établir dans la métropole y trouveraient l'aide nécessaire à leur changement d'existence. Pour la France, dans l'affaire algérienne, il y a au moins deux issues possibles. En fait de décolonisation, celle que nous tenons, non pour la seule mais pour la meilleure, dont nous avons avec quelques [INAUDIBLE] fait mûrir les éléments, j'espère positivement que nous allons l'atteindre très bientôt. D'ailleurs, le moment approche où la France publiera en détails ce qu'elle propose et ce qu'elle offre. Ainsi son propre peuple, les populations algériennes et tous les pays du monde pourront voir ce qu'a de généreux, de réaliste et de constructif son intention d'être utile à l'Algérie algérienne et d'entretenir demain avec elle des rapports féconds et amicaux. Françaises, Français, voilà les domaines dans lesquels la France déploie son effort principal et voilà ce qu'elle est en train d'accomplir. Il n'y a là rien qui ne soit à la fois nécessaire et digne d'elle. Je suis tout à fait certain que la nation en est elle-même est persuadée ; Qu'elle entend que la tâche soit poursuivie et développée avec tous les moyens voulus et que le moment venu, elle le fera clairement savoir. Dans ce temps où tout se décide, ce que nous avons à faire est grand. Il y faut la confiance d'un grand peuple rassemblé. Vive la République ! Vive la France !