La cité ouvrière de Mulhouse et l’empreinte du paternalisme
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La cité ouvrière de Mulhouse est probablement le lieu le plus emblématique d’une ville profondément transformée par la Révolution industrielle. Par son ancienneté, par l’originalité de son architecture et par son modèle économique, la cité témoigne et perpétue le passé ouvrier de Mulhouse.
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Date de publication du document :
08 déc. 2021
Date de diffusion :
25 juil. 2018
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Contexte historique
ParProfesseur agrégé d’histoire-géographie au collège Elsa Triolet à Thaon-les-Vosges
Profitant de l’interdiction de produire en France des indiennes – des étoffes imprimées –, la ville libre de Mulhouse, établie aux frontières du royaume, est dès le XVIIIe siècle au centre d’un réseau de contrebande qui lui permet de développer sa propre industrie textile. À partir des années 1830, combinant relais commerciaux, disponibilité de capitaux et avancées technologiques, son industrie cotonnière connaît une forte croissance faisant de Mulhouse le « Manchester français », statut qui échoit à Épinal après l’annexion de 1871 et le déplacement de la frontière franco-allemande.
À Mulhouse, la question du logement ouvrier fait très tôt l’objet de nombreux rapports qui s’inscrivent dans une réflexion plus large déjà menée au Royaume-Uni et en Belgique. En France, le travail du docteur Villermé, Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie (1840), participe à ce mouvement et permet d’appréhender la situation des ouvriers mulhousiens. Le sujet est d’autant plus sensible que la croissance démographique de la ville est fulgurante : entre 1848 et 1858, elle passe de 30 à 50 000 habitants, une évolution que connaissent nombre de villes européennes et qui résulte d’une triple dynamique : un fort accroissement naturel lié à la chute de la mortalité, un développement des opportunités professionnelles et un exode rural conséquent.
Le principal acteur de cette réflexion est la Société industrielle de Mulhouse (SIM), fondée en 1826 par des négociants et industriels, et dont les comités spécialisés fonctionnent comme des laboratoires d’idées. C’est elle qui lance un concours pour la construction d’une cité ouvrière, remporté en 1851 par l’ingénieur-constructeur et architecte Émile Muller. Pour en permettre le financement, elle initie la création de la Société mulhousienne des Cités ouvrières qui regroupe des actionnaires parmi lesquels les familles Dollfus, Koechlin ou Zuber. Incarnation du libéral philanthrope, Jean Dollfus, dirigeant de Dollfus-Mieg et Cie (DMC), joue un rôle majeur dans le pilotage du projet. L’objectif est de mettre en place un système de location-vente, c’est-à-dire permettre aux ouvriers d’acquérir leur logement, généralement au bout d’une quinzaine d’années. De leur côté, les investisseurs avancent les fonds et attendent un retour de 4 % par an. En d’autres termes, ils sont remboursés par les ouvriers qui paient loyer et intérêts. Cette politique du logement est typique du paternalisme, un système érigeant les rapports sociaux sur le modèle familial et qui vise, pour le patronat, à s’assurer de la stabilité des effectifs et à bloquer le développement du mouvement syndical. Par les avantages offerts, il entend contrôler les salariés et les isoler des influences extérieures, même si, en réalité, ces derniers ont su conserver des capacités de résistance et de négociation.
Le site choisi se situe au nord de la ville, sur des terrains agricoles le long du canal de décharge de l’Ill et à proximité immédiate des filatures, tissages et usines d’impression sur étoffes. Il est aménagé progressivement, sur plus de 40 ans, en trois grandes phases : 200 logements en 1853-1856, puis 660 en 1856-1870, enfin 383 entre 1876 et 1897, soit un total de 1 243 logements unifamiliaux dotés chacun d’un jardin. Plusieurs modèles cohabitent. Le plus répandu est le carré mulhousien proposant un vaste bâtiment divisé en quatre logements identiques. En règle générale, la famille dispose de 46 à 50 m² avec cuisine et salle de séjour au rez-de-chaussée et deux chambres à l’étage. Plus économiques avec trois façades sur quatre mitoyennes, les maisons contiguës en bande et adossées sont également fort répandues. Enfin, certains logements sont clairement destinés à une population plus aisée et les plus vastes d’entre eux atteignent 139 m². Dès l’époque du Reichsland, la physionomie de la cité change : on note des extensions, des surélévations et, parfois, la fragmentation de grands logements. Une enquête diligentée par la SIM en 1876 offre une photographie sociologique de la cité dont les 920 logements regroupent 6 551 habitants, soit 11 % de la population de Mulhouse. Les deux tiers sont des ouvriers, répartis à parts égales entre ouvriers qualifiés et non qualifiés, le tiers restant comprenant le personnel d’encadrement des usines – du contremaître à l’ingénieur – , des artisans et commerçants et même quelques représentants de la petite bourgeoisie.
Si cette cité est emblématique de l’histoire de Mulhouse, elle n’est pas la seule comme en témoigne celle de Dornach pour les ouvriers de DMC. Par ailleurs, lorsque le « Manchester » français glisse sur le flanc ouest des Vosges, les vallées de la Meurthe et de la Moselle se couvrent à leur tour de telles constructions. À Thaon-les-Vosges, ville-usine aux dix cités, les rues de la première d’entre elles s’appellent très symboliquement rue de Mulhouse ou de Wesserling, et les façades de nombre de logements s’ornent alors de faux colombages.
Éclairage média
ParProfesseur agrégé d’histoire-géographie au collège Elsa Triolet à Thaon-les-Vosges
Diffusé le 25 juillet 2018 dans le journal du 19/20 de France 3 Alsace, le reportage propose une découverte de la cité ouvrière de Mulhouse. Notons d’emblée que cette dénomination désigne aujourd’hui un quartier particulier de la ville, mais que, historiquement, dès la seconde moitié du XIXe siècle, d’autres cités dédiées à la classe ouvrière ont existé au sein et à la périphérie de Mulhouse. L’intérêt principal de ce reportage est de faire découvrir un quartier d’habitation populaire qui perpétue un projet né dans les années 1850, un ensemble urbanistique dépourvu de grandes places, de parcs ou de bâtiments somptueux. Trois lieux et trois témoins accompagnent le spectateur.
La rue d’abord, avec l’historienne Caroline Delaine, conservatrice du Centre d’interprétation de l’architecture et du patrimoine de Mulhouse. La caméra parcourt des ruelles bordées de jardins arborés, aux maisons multicolores et aux styles variés, formant un quadrillage à angles droits, avec à l’arrière-plan, un vestige du passé : une cheminée d’usine en briques rouges. Un plan séquence permet de parfaitement comprendre le principe du carré mulhousien avec ses quatre logements et ses jardins potagers dont l’usage, rappelle l’historienne, permettait à des ouvriers souvent issus des campagnes de pratiquer l’autosubsistance et d’éviter les errements des cafés. Elle insiste également sur le système de location-bail permettant aux ouvriers de devenir propriétaires avec son inévitable corollaire : une rapide modification de l’habitat (toits rehaussés, ajout de garages ou de vérandas, pièces en sous-sol…) et un quartier dont la physionomie est en perpétuelle transformation.
Le deuxième lieu privilégié par le reportage est une salle de documentation en compagnie de David Bourgeois, archiviste de la ville de Mulhouse. Avec plan, gravures et photographies, il restitue l’histoire de la cité ouvrière, rappelant le rôle de Jean Dollfus, le rapport du docteur Villermé et le projet d’Émile Muller. Il insiste surtout, au-delà du caractère philanthropique de ce dernier, sur la notion de rationalité qui préside à la construction de la cité : rationalisation des constructions, de l’espace urbain et des coûts. Parmi les documents présentés à la caméra, on note un plan de l’époque du Reichsland (les textes sont en allemand) sur lequel apparaissent les usines en grisé (Heilmann u. Cie, Köchlin frères, Frey u Cie, Dollfus Mieg u. Cie…) au nord, à l’ouest et au sud, le canal de décharge de l’Ill à l’est et, en vert, la cité avec son quadrillage orthogonal. On remarque qu’à l’est du canal se situe la cité initiale, celle de la période 1853-1856, alors qu’à l’ouest, enserrée dans les usines, on trouve la cité édifiée à la fin du Second Empire et sous le Reichsland. Quelques équipements collectifs y apparaissent en noir, en particulier des écoles et des bains publics. De manière étonnante, la notion de paternalisme est totalement absente du commentaire.
Le troisième et dernier lieu du reportage ramène le spectateur dans la cité, plus précisément dans l’intimité du jardin de Christiane Eisenbraun, dite Zaé, artiste peintre qui habite là depuis 30 ans. C’est l’occasion d’y découvrir l’actuelle sociologie de ses habitants, toujours des ouvriers et des artisans à la recherche de logements accessibles, une situation qui n’est pas commune à l’ensemble des anciennes cités dont certaines, en accédant au rang de patrimoine à sauvegarder, ont été investies par les classes moyennes et connaissent une forme de gentrification à l’image de nombre de centres-villes réhabilités. Surtout, ce témoignage insiste sur la vie de village qui y règne, sur l’existence d’une communauté de voisins un peu hors de Mulhouse alors même que la cité est aujourd’hui le lieu le plus emblématique de l’histoire industrielle de la ville. Étrange paradoxe lorsque l’on sait que le seul bâtiment industriel mulhousien aujourd’hui classé Monument historique est le réfectoire de l’usine DMC, à quelques rues seulement de la cité, un « décalage » qui, en réalité, se retrouve dans de nombreuses villes confrontées à la question récurrente du logement.
Transcription
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