Le premier lycée musulman privé d’Alsace ouvre à Strasbourg
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Depuis les années 2000 se développent des établissements confessionnels musulmans en France. Nouveaux acteurs de l’offre éducative, il convient de comprendre les raisons de leur émergence. Le cas strasbourgeois permet en outre de mettre l’accent sur une spécificité de la métropole alsacienne : le rôle de la communauté turque et du gouvernement d’Ankara.
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Date de publication du document :
11 mai 2021
Date de diffusion :
31 août 2015
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Contexte historique
ParProfesseur agrégé d’histoire-géographie au collège Elsa Triolet à Thaon-les-Vosges
La création d’un établissement scolaire privé musulman comme à Strasbourg en 2015 est un fait récent dans le paysage éducatif français, exception faite de la Réunion. En 2010, on comptait une dizaine d’établissements confessionnels ; dix ans plus tard, ils sont près de 70. Leur création naît de la conjonction de plusieurs facteurs de nature fort différente. Le premier est lié à la place de l’islam dans la société française. L’« affaire du voile » à Creil (1989) puis la loi « relative à l’application du principe de laïcité dans les écoles, collèges et lycées publics » (2004) – interdisant les signes religieux ostentatoires et rappelant l’obligation d’assister à l’ensemble des cours dispensés – ont été perçu par nombre de musulmans, à tort ou à raison, comme une marque de défiance, voire un rejet. Par ailleurs, la polémique en 2014 sur le prétendu enseignement d’une « théorie des genres » qui nierait la spécificité homme/femme a elle aussi suscité une défiance vis-à-vis de l’École publique. Parallèlement à ces points de tension, il existe une demande culturelle importante qui vise à promouvoir des cours de langue et de civilisation arabes ou turques, mais également une volonté d’offrir aux enfants issus de « quartiers difficiles » d’autres alternatives que des établissements estampillés REP+ (Réseau d'Education Prioritaire) ; en d’autres termes, il y a nécessité de constituer des « filières d’excellence », un argument typique de l’enseignement privé en général qui, toutes tendances confondues, regroupe environ 20 % des élèves du secondaire.
En 2014, quatre établissements – le lycée Averroès (Lille), le collège Ibn-Khaldoun (Marseille), le collège Éducation & Savoir (Vitry-sur-Seine) et l'École La Plume (Grenoble) – se sont regroupés au sein de la Fédération nationale de l'enseignement musulman créée sous l’égide de l'Union des organisations islamiques de France – rebaptisée Musulmans de France –, une association aux orientations proches de l’islam conservateur des Frères musulmans. Ce nouvel interlocuteur pour les pouvoirs publics, aux côtés du Secrétariat général à l'enseignement catholique et du Fonds social juif unifié, a pour objectif d’encourager la contractualisation des établissements : en s’engageant à dispenser un enseignement conforme aux règles et programmes de l'enseignement public, ils bénéficient de la prise charge de la rémunération des professeurs par l’État. Pour beaucoup, il s’agit de rompre une dépendance financière vis-à-vis d’organisations contrôlées par des États étrangers, à l’instar de l’ONG Qatar Charity qui a largement financé le lycée Averroès de Lille.
Concernant le projet strasbourgeois, objet du reportage, il s’inscrit dans le cadre particulier de la communauté turque, en grande majorité de confession musulmane, fortement implantée dans l’Est de la France. À Strasbourg, qui dispose d’un consulat général de Turquie, les Turcs ou les Français d’origine turque seraient 35 000, soit 10% de la population de l’agglomération.
Le projet de lycée est porté par la DITIB (Diyanet Isleri Türk Islam Birligi ou Union des affaires culturelles turco-islamiques) qui est l’émanation en France du ministère turc des Affaires religieuses, le Diyanet. C’est la voix officielle et historique du culte musulman sunnite turc, historiquement modéré mais désormais ouvertement conservateur. La DITIB représente 280 associations et 151 imams détachés, c’est-à-dire envoyés et rémunérés par le gouvernement d’Ankara qui a également financé le centre Yunus Emre, un institut de formation des imams ouvert en 2012.
En parallèle à cet institut, l’ambition du gouvernement de Recep Tayyip Erdogan est d’ouvrir à Strasbourg un établissement sur le modèle des imams hatips, les lycées d'enseignement religieux qui connaissent un succès grandissant en Turquie. Pour ce faire, la DITIB Strasbourg a racheté plusieurs bâtiments attenants dans la maille Athéna, l’un des douze ensembles urbains créés à partir des années 1970 dans la ZUP (Zone à Urbaniser en Priorité) de Hautepierre où se sont concentrées des populations d’origine étrangère. L’association y dispose aujourd’hui de 30 000 m2. L’objectif est d’y ériger un vaste projet comprenant à la fois une structure d’enseignement, de la maternelle jusqu’à l’enseignement supérieur – le lycée a ouvert ses portes en 2015 et une première classe de 6ème l’a été en 2020 – ainsi qu’un centre culturel, une bibliothèque, une salle multifonctionnelle, un restaurant, un espace commercial et, enfin, une salle de prière.
Ce choix des Strasbourgeois affiliés à la DITIB de miser sur leur propre offre d’enseignement n’est pas partagé par toutes les communautés musulmanes de la métropole, en particulier celles réunies au sein de la Coordination des associations de musulmans de Strasbourg, née dans les années 1990 autour du projet franco-marocain de la Grande mosquée de Strasbourg, qui encourage toujours l’enseignement public.
Par ailleurs, la question du financement est une autre spécificité du projet turc. Dans une région concordataire comme l’Alsace-Moselle, Strasbourg a choisi d'établir une égalité de droits entre les cultes et, depuis 1999, tous les croyants peuvent revendiquer le financement de 10% d'un lieu de culte, sous réserve d'être déjà implantés dans la ville et de présenter un projet architectural agréé avec un plan de financement. Or, par ses liens avec le gouvernement turc et grâce à un important réseau européen, la DITIB n’entend pas solliciter de subventions des collectivités et conserver ainsi sa liberté d’action.
Ce faisant, il devient difficile de savoir jusqu’où le lycée Yunus Emre, au-delà de sa spécificité confessionnelle, n’est pas aussi un outil au service du soft power d’Ankara qui cherche à la fois à rayonner de nouveau au-delà de ses frontières, revendiquant une forme d’expansionnisme néo-ottoman, mais aussi à rayer l’héritage de Mustafa Kemal en replaçant l’islam au cœur de son projet politique.
Éclairage média
ParProfesseur agrégé d’histoire-géographie au collège Elsa Triolet à Thaon-les-Vosges
Le reportage de France 3 Alsace a été diffusé le 31 août 2015, veille de rentrée scolaire. Il présente l’ouverture du premier lycée musulman d’Alsace qui s’apprête à accueillir 25 élèves de seconde générale à Hautepierre (quartier de Strasbourg). Il portera le nom de Yunus Emre, un poète turc ayant œuvré au tournant des XIIIe et XIVe siècles.
Les premières images ont été tournées parmi les 2 000 m² du futur établissement dont les travaux sont en voie d’achèvement, juste avant le passage de la commission de sécurité dont le rapport permettra son ouverture au public.
La journaliste présente le projet : former à terme 300 jeunes aux filières du bac général, selon le programme de l’Éducation nationale, avec en option facultative des cours, entre autres, de religion islamique. Coût pour les parents : de 700 à 2 000 euros par an selon les revenus de la famille. Quant au salaire des enseignants, il est pris en charge par l’association DITIB, information qui permet de comprendre que le lycée Yunus Emre est hors contrat, autrement dit qu’il n’a pas signé un contrat d’association avec le ministère de l’Éducation nationale.
Le zoom sur le logo de la DITIB, c’est-à-dire de l’Union des affaires culturelles turco-islamiques de Strasbourg, permet d’insister sur la structure porteuse du projet, en l’occurrence une association proche du gouvernement turc qui contrôle 250 des 400 lieux de culte de la communauté turque en France.
Un premier entretien est réalisé avec Murat Ercan, coordinateur de projets et futur proviseur du nouvel établissement, par ailleurs membre du Conseil régional du culte musulman d’Alsace et ancien président de la COJEP – Conseil pour la justice, l'égalité et la paix –, une association considérée par nombre de spécialistes comme le relais en France et en Europe des réseaux proches de l’AKP, le parti islamique et conservateur du président turc Recep Tayyip Erdogan. Murat Ercan insiste sur le fait que le lycée doit favoriser l’insertion de l’islam dans la société française tout en contribuant à organiser l’islam de France.
Animation à l’appui, le reportage enchaîne sur la faible représentativité des établissements scolaires privés musulmans en France : seules 60 structures – pour 282 juives et 8 500 catholiques – alors que les musulmans représentent 8% de la population française [ces chiffres sont mis à jour dans la partie « contexte » supra].
Un second entretien est donné par Saban Kiper, secrétaire général de l’association Lycée Yunus Emre. Conseiller municipal délégué aux questions de sécurité durant le mandat 2008-2014 du maire PS Roland Ries, cet ancien vice-président de la COJEP entend faire du lycée le noyau fondateur d’un véritable campus capable de rivaliser avec l’Institut du monde arabe à Paris afin de donner à la France un « deuxième lieu de haut niveau intellectuel et spirituel ». Il évoque ainsi l’ouverture en 2016 d’une faculté libre de théologie et, à terme, d’une maison des arts de l’islam et d’une mosquée.
Comme le conclut la journaliste, l’objectif de la DITIB – et d’Ankara – est de créer le plus grand campus de sciences islamiques d’Europe, c’est-à-dire de théologie et de droit musulmans. Autour de la rue Thomas Mann, l’association a d’ailleurs déjà acquis cinq bâtiments dont les images clôturent le reportage.
Transcription
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