Empreinte et territoire frontalier
Empreinte et territoire frontalier
# Introduction
Avant la construction européenne et le principe de libre circulation entre les États, la frontière entre la France et le Luxembourg a constitué une barrière limitant les échanges de biens ainsi que les déplacements de personnes. Lors des deux dernières guerres mondiales, cet espace a même été un lieu de fortifications, d’emprisonnements et d’affrontements, dont les traces s’observent encore dans le paysage comme dans la mémoire collective. Mais, depuis une cinquantaine d’années, cette même frontière représente aussi et surtout un territoire partagé pacifiquement entre les populations des deux pays, un espace de flux démographiques et d’échanges socio-économiques et culturels intenses. Il en résulte des transformations profondes se traduisant dans la Grande Région par d’ambitieux projets d’aménagements urbains et de réorganisation des transports. Autant de bouleversements qui impactent l’environnement et accentuent la pression démographique sur les communes concernées. Le développement économique de ce territoire frontalier, qui s’est opéré autour de l’industrie minière et sidérurgique jusqu’aux années 1970, puis, après la crise, autour des services et de la finance, a favorisé des migrations importantes et l’installation de communautés immigrées souvent attachées à leur identité culturelle d’origine. Des dizaines de milliers de frontaliers suivent quotidiennement la même direction que l’Alzette, passant de la Lorraine française au Grand-Duché et à ses emplois bien rémunérés, même s’ils peuvent aussi y être confrontés à de nombreuses difficultés.
Ce territoire frontalier constitue enfin un espace de transactions commerciales multiples, où les habitants, jouent des différences entre les législations et tarifications des deux pays, pour s’approvisionner en denrées plus ou moins indispensables (essence, alcool, tabac…). Après tout, la frontière de part et d’autre de l’Alzette, n’est-ce pas aussi les soldes dans les grandes surfaces et les trafics de cigarettes ?
# 1. Guerres et conflits
# 1.1. Les traces physiques de la guerre
# 1.1.1. La ligne Maginot
A la fin des années 1920, les responsables gouvernementaux français et l’État-Major conçurent une stratégie défensive destinée à empêcher toute nouvelle invasion allemande. Elle supposait notamment la construction d’une imposante ligne fortifiée des Ardennes aux Vosges, la « ligne Maginot » du nom du ministre de la Guerre qui en lança la construction. On trouve ainsi dans la zone frontalière de l’Alzette de nombreuses casemates blindées ainsi que des forts reliés entre eux. Il s’agit plus précisément du secteur fortifié de Thionville, qui s’étend de l’ensemble de la Crusnes à l’ouest à l’ensemble de Boulay à l’est. Il compte des fortifications parmi les plus complètes et solides de la ligne, avec sept gros ouvrages (Rochonvillers, Molvange, Soetrich, Kobenbusch, Galgenberg, Métrich et Billig), quatre plus petits (Immerhof, Bois-Karre, Oberheid et Sentzich) et 17 casemates. De nos jours, des bénévoles réunis dans des associations de défense du patrimoine entretiennent ces blockhaus, organisent des visites commentées, permettant au grand public de comprendre le rôle militaire de ces forts et d’imaginer les conditions de vie des soldats.
# 1.1.2. Le camp de concentration de Thil
Après l’été 1943, les autorités nazies décidèrent d’utiliser la mine de Tiercelet, près de Thil, pour y construire dans des galeries souterraines des missiles V1 et des pièces d’avion. La main d’œuvre provenait de divers camps de concentration, dont celui du Struthof, et travaillait dans des conditions effroyables. En mai 1944, des prisonnières russes, ukrainiennes et biélorusses qui s’étaient évadées formèrent un groupe de résistance appelé « Rodina » (« patrie » en russe). Leur engagement fut célébré en URSS à partir des années Khrouchtchev et surtout Gorbatchev. Côté français, René Barchi, fils de résistant, a multiplié les initiatives (publications, conférences, émissions audiovisuelles) pour préserver la mémoire de ce groupe courageux. S’agissant du camp de Thil, il est reconnu comme nécropole nationale en 1984 et un mémorial en entretient le souvenir depuis 2015 avec l’appui de diverses associations.
# 1.1.3. Déminage
Espace meurtri par trois guerres (1870-71, 1914-18 et 1939-45), la Lorraine porte en son sol les nombreux stigmates de multiples combats meurtriers. Concrètement, plusieurs dizaines d’années après l’arrêt des conflits, les terres contiennent encore des millions de mines et d’obus. 450 tonnes d’explosifs sont ramassées chaque année en France sur d’anciens champs de bataille, dont l’essentiel en Lorraine. Si les fragments de métal dispersés lors de l’impact gênent l’exploitation agricole et les travaux de construction, les munitions non explosées restent toujours dangereuses pour ceux qui les manipulent. Chaque année, des promeneurs imprudents ou des collectionneurs inconscients se tuent ou se blessent gravement avec ces engins de mort. Le déminage des terres lorraines, dont celles situées à la frontière luxembourgeoise, est donc nécessaire et les professionnels de la Sécurité civile s’y emploient selon des protocoles rigoureux.
# 1.2. Guerre et mémoire
Durant la Seconde Guerre mondiale, le Luxembourg a été occupé par les armées allemandes et placé sous l’autorité d’un Gauleiter (Responsable politique régional dans l’Allemagne nazie) de mai 1940 à l’automne 1944. Le 31 août 1942, une grande grève éclata dans le pays pour protester contre le recrutement forcé de jeunes Luxembourgeois dans la Wehrmacht, elle fut durement réprimée. Après-guerre, cette action de résistance fut commémorée à la date anniversaire. C’était l’occasion aussi de rappeler des événements douloureux vécus durant le conflit : la destruction par les Allemands en 1940 du monument du souvenir Gëlle Fra (« la femme dorée ») en hommage à ceux qui avaient porté l’uniforme français en 1914-1918 (le monument fut reconstruit en 1984) et les tentatives des autorités d’occupation pour modifier l’état-civil afin de germaniser la population. A l’occasion des discours, les édiles rappelaient l’exil à Londres de la Grande Duchesse Charlotte. A partir des années 1970, les historiens ont nuancé ce discours mémoriel résistant en soulignant que le Grand-Duché avait connu, comme d’autres pays occupés, des formes de collaboration. Le 8 mai, qui marque la fin de la guerre en Europe, ne constitue pas un jour férié au Luxembourg, le gouvernement local a décidé en 2019 de faire de la Journée de l’Europe, le 9 mai (date du discours de Robert Schuman sur la CECA), un jour chômé. Le Grand-Duché est le seul pays européen à célébrer cette date.
# 2. Transformations territoriales
# 2.1. Un projet d'aménagement urbain transfrontalier : le projet Esch-Belval
Le site luxembourgeois d’Esch-Belval était initialement un espace industriel abritant depuis le début du XXe siècle le complexe sidérurgique de l’Arbed. Après avoir profité de la dynamique générée par la CECA, l’usine péréclita à partir des années 1970-1980 dans le contexte général de désindustrialisation dont souffrait à la même époque la Lorraine. En juillet 1997, le dernier des trois hauts-fourneaux fut arrêté et vendu en pièces détachées au groupe chinois Kisco (et remonté au Yunnan). Le gouvernement luxembourgeois et le groupe Arbed décidèrent un programme de reconversion visant à faire du site un nouveau quartier urbain dynamique combinant logements, établissements éducatifs, bureaux d’affaires, centre commercial, espace de loisirs et espaces verts. Après un concours d’urbanisme en 2001 puis la création du fonds Belval en 2002, le chantier débuta quelques années plus tard. On prévoyait un site où résideraient 5 000 personnes et où travailleraient 20 000 autres. Deux hauts-fourneaux furent conservés qui constituèrent le cadre du Centre national de la culture industrielle. Esch Belval abrite de nos jours un campus universitaire et un lycée technique, un ensemble résidentiel (Agora), un centre commercial (Belval Plazza), plusieurs tours d’affaires (tours RBC) et un cinéma multiplex de 1 500 places, le tout bien desservi par deux gares routières et les autoroutes A 4 et A13. Cet exemple réussi de reconversion d’une friche industrielle a suscité chez les responsables politiques français le désir de tenter une opération similaire côté lorrain. Hélas, en dépit de discours très volontaristes portés par les plus hauts personnages de l’État et les élus locaux, les moyens budgétaires n’ont pas suivi et le déséquilibre de développement s’est accru des deux côtés de la frontière.
# 2.2. Émergence des préoccupations environnementales
La frontière franco-luxembourgeoise, espace très industrialisé et fortement peuplé, constitue un territoire précoce pour la mobilisation écologique. Moins d’un mois après la catastrophe de Tchernobyl (26 avril 1986), l’annonce de la mise en service à la fin de l’année de la centrale nucléaire française de Cattenom provoqua une levée de boucliers chez les militants écologistes luxembourgeois. A leurs yeux, cette centrale, construite à 8 km seulement de la frontière, représentait un danger inacceptable. Mettant en avant le risque d’une pollution de la Moselle ou de retombées radioactives sur les trois pays avoisinants (Luxembourg, Belgique, Allemagne), ils ne se satisfaisaient pas des mesures obtenues par le Grand-Duché (respect de normes environnementales, plan de sécurité). En 2011, près de vingt-cinq ans plus tard, et dans un contexte politique marqué par la montée en puissance des thématiques environnementales, la même centrale fut la cible d’une nouvelle manifestation réunissant des militants écologistes venus de toute la Grande Région.
La défense de l’environnement dans la région frontalière autour de l’Alzette passe aussi par des combats plus restreints et des initiatives plus limitées, mais dont les enjeux ne sont pas négligeables pour autant. En 2019, des militants écologistes lancèrent près du site de Belval le « Benu village ». Même si ce dernier ne constitue pas un « éco-village » à proprement parler puisqu’il ne respecte pas tous les critères de la catégorie, les soucis de ses concepteurs (zéro déchet par le recyclage de matériaux de récupération, limitation de l’empreinte écologique, appel au bénévolat et regard artistique) en faisait une opération originale. La même année, un projet de carrière à Audun-le-Tiche suscita l’opposition de la population locale, déjà excédée par les pollutions générées par le trafic routier des frontaliers.
# 2.3. Organisation des transports transfrontaliers
La forte croissance économique du Luxembourg, qui a vu l’augmentation rapide de la population de ce pays (+ 68 % en cinquante ans) et l’intensification des flux quotidiens de frontaliers français (mais aussi belges et allemands) vers le Grand-Duché, a rendu nécessaires de grands travaux d’infrastructures de transport. Il s’agit de favoriser les échanges à différentes échelles mais également de décongestionner des voies de circulation devenues saturées. Malgré sa petite taille, le Luxembourg dispose désormais à Findel d’un aéroport de rang international et de deux compagnies nationales d’aviation, Luxair et Cargolux (cinquième compagnie aérienne mondiale de transport de marchandises). Grâce à son nouveau terminal inauguré en 2008, il attire dix ans plus tard près de quatre millions de voyageurs venus de toute la Grande Région.
Les frontaliers français se rendant quotidiennement au Luxembourg utilisent majoritairement leur véhicule particulier comme mode de transport. Il en résulte des embouteillages chroniques et massifs sur les principales voies de circulation entre les deux pays. Un problème aggravé par le fait que l’A31 constitue aussi le lieu de passage obligé pour les touristes néerlandais, belges et allemands en route vers le sud de l’Europe ainsi que pour les poids lourds transportant des marchandises. Sous la pression des riverains excédés par les nuisances sonores et visuelles d’un tel trafic, les pouvoirs publics interdisent parfois aux camions le passage par le centre-ville des communes frontalières (comme à Audun-le-Tiche) et réfléchissent à des itinéraires moins impactants pour la population locale. Dans l’attente des travaux régulièrement annoncés d’élargissement ou de doublement de l’A31, ils encouragent aussi le covoiturage, les déplacements co-modaux (parcs relais) et le recours aux transports en commun. Un effort particulier a été entrepris pour inciter les frontaliers à emprunter le train. La modernisation de la voie fluviale Saône-Moselle permettrait également de délester la route d’une partie du transport de fret.
Le 26 mai 1964, la Moselle canalisée avait été ouverte officiellement à la navigation en présence du général de Gaulle, de la Grande Duchesse du Luxembourg et du président allemand Lübke qui embarquèrent pour un voyage fluvial inaugural vers Trèves : avec la Moselle canalisée, c'était, sur 270 km de Thionville à Coblence, l'accès à la mer par voie d'eau qui s'ouvrait pour toute l'économie de la Lorraine et du Grand-Duché
# 2.4. Pression démographique frontalière
L’augmentation rapide du nombre de Français travaillant au Luxembourg (de 62 000 en 1997 à 97 000 en 2020) n’est pas sans conséquence pour les communes proches de la frontière. Beaucoup de frontaliers cherchent en effet à s’installer à proximité immédiate du Grand-Duché et le long de l’A31 pour limiter au maximum le temps de trajet sur cet axe embouteillé. Boulange a vu ainsi sa population doubler en moins de vingt ans, passant de 1 700 habitants en 1999 à 2 500 en 2018. Mais cette évolution rapide pose de gros problèmes pour la commune entre inflation de l’immobilier et coût de l’élargissement des services publics (écoles, gymnase). Ces villes dortoirs profitent-elles vraiment de l’Eldorado luxembourgeois ?
# 3. Frontières, migrations et échanges
# 3.1. Communautés immigrées (Italiens, Polonais, Slovènes, Portugais)
Les communes du Pays Haut et du nord de la Moselle, terres industrielles longtemps dominées par les activités sidérurgiques et minières, ont attiré tout au long du XXe siècle d’importantes populations étrangères. Celles-ci, venues en différentes vagues (Belle Époque, Entre-deux-guerres, Trente glorieuses…) renvoyant à différentes communautés ethniques (Italiens, Polonais, Portugais, Maghrébins…), ont formé une part parfois majoritaire de la main d’œuvre dans certaines usines et mines. Les immigrés ont fait souche dans cet espace frontalier, y apportant leurs spécificités culturelles (langue, religions, coutumes…) qui colorent la vie locale et font des bords de l’Alzette un territoire mosaïque.
Principale communauté étrangère, les Italiens arrivèrent dès la fin du XIXe siècle en provenance d’Italie du Nord, recrutés par les organisations patronales et les agents consulaires à la recherche de main d’œuvre pour les mines et forges de Lorraine. A ces premiers migrants s’ajoutèrent dans l’entre-deux-guerres les réfugiés antifascistes. De nouveaux travailleurs italiens s’installèrent après 1945 et jusqu’au début des années 1960 (en provenance cette fois du sud de l’Italie), avant que le « miracle économique » transalpin n’assèche ce flux migratoire. Embauchés dans les mines et la sidérurgie, les Italiens étaient également nombreux dans les petits commerces et la construction. Perçus comme trop révolutionnaires (ils étaient associés aux terroristes anarchistes) ou trop cléricaux (leur ferveur catholique choquait dans un pays laïc où le prolétariat français s’était précocement déchristianisé), rejetés comme concurrents sur le marché du travail, ils souffrirent longtemps d’un racisme parfois virulent. Leur intégration s’améliora fortement après la Seconde Guerre mondiale comme l’indique l’élection de nombreux maires aux noms italiens dans les communes du Pays Haut à partir des années 1960. De nos jours encore, la présence italienne est très forte à Villerupt, Audun-le-Tiche et Longwy où parties de scopa et fêtes de la Bafana perpétuent une ambiance de « petites Italies »…
Dès la deuxième moitié des années 1950 et le début des années 1960, le ralentissement de l’immigration italienne et l’accentuation de la croissance des Trente Glorieuses, favorisèrent l’arrivée des Maghrébins en Lorraine. Les premières installations dataient de la fin des années 1930 dans les usines sidérurgiques lorraines mais le flux se massifia à partir des années 1950 et perdura après la crise grâce au regroupement familial (fin des années 1970) qui diversifia le profil de cette communauté jusque-là majoritairement composée de travailleurs masculins célibataires. Évoluant dans la grande industrie et le BTP, les Maghrébins formaient une part non négligeable de la population dans des communes comme Villerupt, Auboué, Longwy et Briey. Les Algériens représentaient 18 % de la population étrangère de Lorraine en 2000 et les Turcs (arrivés à partir des années 1980 surtout) près de 10 %.
La communauté polonaise, très présente à Audun-le-Tiche et à Tucquenieux, arriva en masse dans les années 1920 lorsque des agents envoyés par le Comité des houillères recrutèrent directement dans des villages de Pologne. Si beaucoup repartirent après la crise de 1929, d’autres restèrent sur place et continuèrent d’exprimer leur polonité autour d’un fort rapport identitaire à la langue et au catholicisme.
Communauté étrangère peu connue du bassin ferrifère lorrain, les Slovènes arrivèrent dès la fin du XIXe siècle. Venant de l’Empire austro-hongrois, ils s’installèrent dans le bassin de Briey et en Moselle Nord alors sous domination allemande. L’immigration continua dans l’entre-deux-guerres en provenance de ce qui était devenu le royaume de Yougoslavie. Elle connut une troisième vague après 1948 en réaction à l’établissement du régime autoritaire de Tito. Il en résulte de nos jours une petite communauté qui réside à Audun-le-Tiche, Tucquenieux, Giraumont et surtout à Aumetz, où des associations dynamiques continuent de faire vivre la langue et les coutumes slovènes.
Arrivés à partir des années 1960, les Portugais forment désormais la première communauté étrangère du Luxembourg, constituant 16 % de la population de ce pays très cosmopolite. Surreprésentés dans certains secteurs d’activité comme la construction et la restauration, les Portugais sont particulièrement nombreux à Esch-sur-Alzette, Differdange et Larochette. Cette communauté jeune, alimentée par une immigration toujours active, reste très attachée à un « art de vivre » lusitanien où se croisent langue, catholicisme, gastronomie, sport, mode traditionnelle, vacances et mariage au pays…
# 3.2. L'envers du décor : Problèmes économiques des frontaliers
Si travailler au Luxembourg est souvent synonyme pour beaucoup de frontaliers d’un niveau de rémunération plus intéressant, certains Français employés dans le Grand-Duché peuvent déchanter. La législation sociale n’étant pas la même que dans l’Hexagone, les conditions de travail et les droits afférents peuvent parfois poser problème. Par ailleurs, le Luxembourg ayant été frappé, comme d’autres pays européens, par la désindustrialisation à partir des années 1980-1990, les plans sociaux se sont multipliés dans les mines et la sidérurgie. La crise de 2008 a également impacté l’économie locale. Les frontaliers, qui représentaient en 2010 près de 61 % de la main-d’œuvre dans l’industrie au Grand-Duché, ont fait les frais de fermetures d’entreprises même si ces pertes d’emplois ont été compensées par des embauches dans les services. Les syndicats, et notamment la Confédération des travailleurs frontaliers, réclament des plans de reconversion binationaux et une meilleure protection des salariés étrangers, notamment des intérimaires.
En 2010, les frontaliers s’émurent du projet du Grand-Duché de supprimer le versement d’allocations familiales aux travailleurs frontaliers. Soucieux de conserver ces allocations et de pouvoir les cumuler avec d’autres prestations sociales versées dans l’Hexagone, les Français embauchés au Luxembourg mobilisèrent des relais politiques au plus haut niveau de l’État, ils obtinrent également le soutien de l’OGBL, le principal syndicat luxembourgeois. Après qu’une plainte eut été déposée devant la Commission européenne, le gouvernement luxembourgeois revint sur sa décision en 2012.
# 3.3. Commerces et trafics transfrontaliers
Les magasins du Grand-Duché attirent déjà en temps normal une clientèle étrangère de proximité (française, belge, allemande) en raison d’une TVA plus faible qu’ailleurs. Lors des soldes, qui interviennent (fin décembre) plus tôt que dans l’Hexagone (début janvier), les Français sont nombreux à se déplacer vers les centres commerciaux et boutiques de luxe du Luxembourg, alléchés par des prix plus bas, une offre originale et des employées francophones. Pour résister à cette concurrence redoutable, les commerçants lorrains obtiennent des pouvoirs publics une dérogation de manière à pouvoir débuter les promotions une semaine avant le reste du pays.
De nombreux fumeurs français profitent de leur passage dans les stations-service luxembourgeoises (offrant un carburant moins onéreux à cause d’une fiscalité moins lourde) pour charger leur coffre de cartouches de cigarettes et pots à tabac, vendus également moins chers pour la même raison. Lorsqu’ils ne limitent pas leurs achats à un usage personnel et à des quantités précises, ils contreviennent à la loi française. Les contrôles douaniers tentent bien de faire respecter la législation mais ces vérifications restent aléatoires dans le cadre d’une frontière ouverte. Le trafic est donc florissant…
# 3.4. Concurrences et reconversions forcées
Dans le nord de la Moselle et dans le Pays Haut, les particuliers et collectivités locales s’approvisionnent en essence ou en diesel au Luxembourg où, en raison d’un niveau de TVA plus bas, le carburant est nettement moins cher (jusqu’à trente centimes de moins pour un litre de diesel). Cette différence de prix provoque la fermeture des stations-essence côté français, comme à Villerupt où les douze établissements de ce type ont tous disparu ou se sont reconvertis sur la seule réparation mécanique.
D’autres professionnels lorrains souffrent de la concurrence du Grand-Duché : les buralistes qui voient leur clientèle locale les abandonner au profit du Luxembourg où le prix d’un paquet est en moyenne inférieur de deux euros à celui vendu dans l’Hexagone. En dépit de la protestation des buralistes lorrains qui bloquent régulièrement la frontière pour alerter les pouvoirs publics et l’opinion sur leur situation dramatique, la situation ne semble pas devoir s’améliorer….
L'alcool, vendu également moins cher dans le Grand-Duché en raison de taxes moins élevées, a longtemps attiré les consommateurs français, la législation impose désormais des quantités « limitées » et pour un usage personnel : 10 l de spiritueux, 90 l de vins et 110 l de bières...
# Conclusion
La frontière franco-luxembourgeoise autour de l’Alzette constitue un espace particulier dont l’identité a fortement évolué depuis l’après-guerre. Ce territoire longtemps meurtri par la guerre est devenu un lieu ouvert d’échanges économiques et de libre circulation au cœur du Marché commun et de l’espace Schengen. Ce territoire, autrefois dominé par l’activité sidérurgique et minière, s’est reconverti depuis la désindustrialisation dans une économie tertiarisée, et notamment la finance pour le Luxembourg. Cet espace se caractérise par ses fortes interdépendances et ce que les économistes et géographes appellent les « effets-frontières ». Le flux grandissant des frontaliers lorrains alimente la croissance du Grand-Duché en lui fournissant une main d’œuvre abondante et souvent qualifiée, le dynamisme économique du Luxembourg offre à un Pays Haut sinistré par le chômage un bassin d’emploi de proximité bienvenu. Mais ce flux de travailleurs et la mobilité qu’il induit, posent de lourds défis transfrontaliers en matière d’aménagement concerté du territoire, de gestion de transports saturés et d’impact environnemental. Les différences de législation comme de réglementation fiscale génèrent de part et d’autre de la frontière des effets d’aubaine qui, s’ils profitent à certains, pénalisent d’autres. Pour les buralistes et gérants de stations essence français qui doivent fermer sous la concurrence luxembourgeoise, pour les douaniers qui s’épuisent à limiter des trafics en expansion rapide, pour les maires français des communes frontalières dortoirs qui subissent l’inflation immobilière et les nuisances d’un trafic routier infernal, les évolutions récentes dans l’aire de l’Alzette ne sont pas forcément positives. En réalité, parce que les défis de cet espace frontalier sont des défis partagés, ils appellent des solutions collectives dans le cadre d’une véritable coopération de Grande Région.
# Sélection bibliographique
- François Roth, Encyclopédie illustrée de la Lorraine, Histoire de la Lorraine, Epoque contemporaine, tome 2, De la Grande Guerre à nos jours, Nancy, Editions Serpenoise-Presses universitaires de Nancy, 1993.
- Rachid Belkacem, Isabelle Pigeron-Piroth, Le travail frontalier au sein de la Grande Région Saar-Lor-Lux : pratiques, enjeux et perspectives, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2002.
- Gilbert Trausch (dir.), Histoire du Luxembourg, le destin européen d’un « petit pays », Toulouse, Privat, 2002.
- François Roth, Histoire de la Lorraine et des Lorrains, Metz, Editions Serpenoise, 2006.
- Gilbert Trausch, Le Luxembourg, émergence d’un Etat et d’une nation, Esch-sur-Alzette, Editions Schortgen, 2007.
- Jean-Luc Deshayes, Gaëlle Crenn, Sonja Kmec, La construction des territoires en Europe. Luxembourg et Grande Région, avis de recherches, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2010.
- Pierre Brasme, Histoire de la Lorraine des origines à nos jours, Editions Ouest-France, 2012.
- Michel Pauly, Histoire du Luxembourg, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 2013.
- Laurence Potvin-Solis, Vincent Meyer, Mobilité et valeurs européennes dans la Grande Région, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2013.
- Estelle Evrard, La Grande Région Saar-Lor-Lux : vers une suprarégionalisation transfrontalière ?, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017