René Schickelé, un pacifiste alsacien à l’épreuve de la Grande Guerre

Le reportage s’inscrit dans une série de portraits d’Alsaciens réalisés par France 3 Alsace à l’occasion du centenaire de la Première Guerre mondiale. René Schickelé se distingue par ses idéaux et engagements avant-gardistes, fruits de sa double identité culturelle.

Né à Obernai dans l’Alsace annexée par le Reich allemand suite à la guerre franco-prussienne de 1870-1871, il suit une scolarité en allemand. Cette langue a en effet remplacé le français à l’école et dans l’administration depuis l’annexion ; elle devient la langue de plume du jeune homme. Fils d’une mère francophone originaire du territoire de Belfort, il bénéficie cependant aussi d’une éducation francophile et poursuit ses études à la fois en France et en Allemagne.

Devenu écrivain-journaliste, un nouveau genre littéraire du début du XXe siècle, il travaille entre ses deux pays de cœur avec pour ambition de contribuer à la construction d’une Europe de la paix, des libertés et du progrès. Son charisme le porte à la tête d’un groupe de jeunes écrivains radicaux strasbourgeois, les Stürmer, c’est-à-dire les « Assaillants », qui publient une revue du même nom. Celle-ci se fonde sur une perspective européenne et la vocation médiatrice de l’Alsace entre France et Allemagne.

En 1909, il vit à Paris et écrit pour le Straßburger Neue Zeitung, un journal libéral. Là, il est fasciné par Jean Jaurès et devient un partisan inconditionnel du socialisme pacifiste. De retour à Strasbourg en 1911, il est nommé rédacteur en chef du Straßburger Neue Zeitung. C’est le moment où l’Alsace se voit proposer une certaine autonomie dans le cadre de l’Empire allemand, avec une constitution et un parlement. Il s’y engage comme intellectuel et se bat pour la cause alsacienne au sein du Reich.

Lorsque la guerre éclate en 1914, il lui est impossible de prendre part pour l’un ou l’autre camp. Il choisit donc l’exil en Suisse, restée neutre. Le pays est alors le lieu de tous les contacts, de toutes les utopies. Il y poursuit son combat pour la paix. Rédacteur en chef de la revue expressionniste Die weißen Blätter, il est séduit par l'expressionisme, un courant artistique nouveau qui se développe alors particulièrement en Allemagne. La revue devient un média important pour les intellectuels qui refusent la guerre entre les nations et acceptent le débat, jusqu'à devenir même un organe de l’Internationale pacifiste.

En 1918, René Schickelé se rend à Berlin pour participer à la révolution socialiste du 9 novembre. Ne se ralliant pas au principe de la dictature du prolétariat, il rejoint à nouveau l’espace rhénan en 1920. Cette fois, il s’installe en Forêt-Noire à Badenweiler, comme citoyen français und deutscher Dichter [poète allemand]. L’Alsace est redevenue française après la guerre, il est donc aussi devenu français mais, étant germanophone, il ne retrouve pas sa place dans cette région en pleine francisation. Bien que de nationalité française, il est récompensé pour son œuvre et élu à l’Académie allemande de Berlin. Attaqué dès 1932 par la presse nazie comme « pacifiste », puis censuré en tant que figure de l’art dégénéré, il rejoint la Provence, au Sud de la France, où il poursuit son œuvre littéraire militante. Il y meurt au début de 1940, quelques mois après le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, avant l’occupation de la zone sud de la France par les Allemands.

René Schickele est donc, par sa vie comme par son œuvre, le symbole d’une identité alsacienne ouverte et progressiste, engagée contre les nationalismes, le militarisme et le fascisme, partisane d’une convergence franco-allemande.

Pour retracer à grands traits le destin tragique de René Schickelé durant la Grande Guerre, le reportage a été tourné sur la rive suisse du lac de Constance, où l'écrivain s’est retiré pour ne pas avoir à prendre parti pour la France ou pour l’Allemagne. Des documents d’archives alternent avec des images contemporaines pour illustrer la courte biographie.

Le portrait commence judicieusement par une photo non légendée, très vraisemblablement prise sur le pont routier enjambant le Rhin entre Kehl et Strasbourg. René Schickelé, également attaché aux deux cultures, s’y tient symboliquement sous le panneau indiquant le partage des eaux du fleuve. C’était une vision qu’il rejetait comme le confirme ces propos : Le pays des Vosges et le pays de la Forêt-Noire… deux pages d’un livre ouvert que le Rhin unissait, les maintenant ensemble avec la solidité de son mors. Le reportage se poursuit avec des paysages bucoliques au bord du lac de Constance. Aux gazouillis des oiseaux succède brutalement une musique sombre et inquiétante pour évoquer la guerre à laquelle l’écrivain-journaliste alsacien se refuse. Deux photos célèbres de Jean Jaurès, dont l’une le représentant lors d'un discours sur une estrade populaire, visent à expliquer la fascination de René Schickelé pour cet homme politique, tout en relevant leur verve journalistique partagée. 

Deux détails d'un tableau de Charles Spindler sont ensuite montrés : ils avaient été choisis en 1972-1973 pour assurer la promotion de la pièce de théâtre en dialecte D’r Hans im Schnockeloch (1903), de Ferdinand Bastian, pour sa représentation au Théâtre alsacien de Strasbourg. Puis le reportage se termine avec une photo de René Schickelé. Le choix des réalisateurs pour évoquer la pièce est discutable : si René Schickelé l'a écrite pour sa part en allemand en 1914 sous le titre Hans im Schnackenloch, l'illustration vise à souligner le parallèle entre le héros de la pièce et René Schickelé, tous deux tiraillés entre deux femmes, une épouse allemande et une maîtresse française. D’r Hans im Schnockeloch, « Jean au trou à moustiques » en dialecte alsacien, est un personnage mythique de la culture alsacienne apparu au XVIIIe siècle. Il symbolise l’Alsacien déraciné dans son propre pays, vivant entre deux cultures auxquelles il est également attaché. Nombre d’artistes et d’écrivains alsaciens se mobilisent à la fin du XIXe et au début du XXe siècles pour défendre leur langue et leur culture régionales et se retrouver autour d’une identité alsacienne. Le Théâtre alsacien de Strasbourg, créé en 1904, devient une des principales tribunes de ce mouvement. C’est pour cette raison que la pièce de René Schickelé, jugée trop favorable à l’Allemagne du fait de sa langue de rédaction, n’a été jouée qu’une seule fois en Alsace, en 1982 à Strasbourg. Outre-Rhin, elle connut un succès réel.

Le reportage se poursuit à Kreuzlingen, devant le sanatorium Belle-Vue où l’écrivain a suivi une thérapie. Le but est ici d’insister sur le traumatisme vécu par ce dernier, à l’instar de nombreux intellectuels de son temps, dépassés par le cours tragique de l’histoire et les conflits mondiaux. Sont rapidement évoqués pour finir les lieux où vécut René Schickelé après la Première Guerre mondiale. Le choix de la localité de Badenweiler en Forêt-Noire plutôt que l’Alsace n’est pas justifié, probablement pour éviter d’expliquer la mise à l’écart de l’écrivain par ses contemporains alsaciens et son retour en grâce tardif. L’évocation de l’amitié avec  l’écrivain Thomas Mann qui, comme René Schickelé, a fui l’Allemagne nazie, confirme que tout en restant alsacien de cœur, l’auteur a pris ses distances avec les artistes de sa région natale, se liant désormais davantage avec d’autres auteurs germanophones.